Quel lien existe-t-il entre l’institution de l’école et l’action politique ? L’école est-elle ce levier par lequel la société peut gommer les inégalités de classes qui se cristallisent dans la société ? Serait-elle l’arme la plus efficace pour tendre vers une société plus juste ?
Et du côté des maîtres : finalement, qu’est-ce qu’enseigne un maître qui émancipe ? Quelles différences avec celui qui explique ? Que pourrait signifier alors enseigner autre chose qu’un savoir ?
Un jour, un livre a tout changé…
Le maître ignorant, écrit par Jacques Rancière en 1987, est un de ces ouvrages singuliers qui vous marquent à tout jamais. Se présentant loin du format classique du livre de philosophie, ce livre m’a fait découvrir l’histoire incroyable de Joseph Jacotot, qui inventa et formalisa au XIXème siècle une conception de l’éducation assez révolutionnaire en posant la question de l’égalité des intelligences et de l’émancipation intellectuelle, question que Rancière transforme dans cet ouvrage en une question politique. L’éducation ne pouvant être séparée de la politique au sens où l’entend Paolo Freire, il m’a semblé pertinent de formaliser les réflexions que ce livre avait éveillées en moi…
La double lecture qu’on peut en faire et les deux pôles qui s’y entrecroisent se focalisent d’abord sur la figure emblématique de Joseph Jacotot, révolutionnaire exilé et lecteur de littérature française à l’université de Louvain, et sur son parcours hors du commun pour un homme de son temps.
En effet, c’est à partir d’un événement fortuit et somme toute accidentel que Jacotot va connaître une expérience intellectuelle extrême qui renversera totalement sa conception de l’éducation. Se trouvant devant des étudiants flamands ne comprenant pas un mot de français et ne connaissant pas lui-même le flamand, il va leur proposer de travailler seuls autour de l’œuvre de Fénelon, Télémaque. A son étonnement, ces élèves réussiront par eux-mêmes, et sans sa médiation, à rédiger des travaux d’une grande qualité. S’en suivra une transformation radicale de sa vision du geste éducatif.
La deuxième lecture révèle une forme de plaidoyer politique où l’éducation, colonne vertébrale de la société pourrait jouer son rôle de lutte contre les inégalités, si et seulement si elle entrevoit l’égalité non plus comme un but à atteindre mais comme un point de départ, « une supposition à maintenir en toute circonstance ».
Si l’intention de Rancière par rapport à Jacotot est plus politique que pédagogique, j’y ai vu la possibilité de penser une vision nouvelle qui cherche à extraire à partir de l’expérience pédagogique de Jacotot un des paradoxes de l’institution éducative et, plus spécifiquement de l’État : qu’est-ce qu’on impose ou doit imposer au nom de la liberté ?
Pour Rancière, s’appuyant sur l’expérience de Jacotot, c’est par le savoir que l’homme aurait enfin accès à la liberté et à l’émancipation, sans distinction de classe, de sexe, de religion ou de race. Or, il m’est apparu justement que dans la démarche même des Nouvelles Pratiques Philosophiques, trois dimensions s’entrecroisent constamment : la philosophie, la politique et l’éducation. Le maître ignorant, en bousculant le vieux schéma de pensée qui postule de facto l’inégalité des intelligences, démystifie les pseudo- méthodes émancipatrices, qui se révèlent être les vrais obstacles à la véritable émancipation de l’individu.
L’ordre explicateur : premier mensonge ou parabole d’un monde divisé entre esprits savants et esprits ignorants
Pamphlet sévère contre l’institution de l’école et sa didactique, Le Maître ignorant a largement modifié ma vision du geste pédagogique.
Cette vision, surprenante pour le moins, s’appuie sur le postulat que l’explication n’est pas cet outil privilégié avec lequel les maîtres enseignent à leurs élèves, mais qu’elle se révèle être, en fait, un outil pervers d’imposition et de domination.
Cette expérience intellectuelle saisissante sera d’ailleurs aussi pour Jacotot une surprise totale. Les résultats inespérés qu’il obtint avec ses étudiants néerlandais dont il ignorait totalement la langue furent pour lui, comme il l’écrivit : « une expérience empirique du désespoir : il faut vouloir pour pouvoir ! ». En effet, « Tous les hommes sont capables de comprendre ce que d’autres ont fait et compris ».
Rancière va donc partir de cette expérience intellectuelle puissante pour en faire une transposition politique. Pour les partisans de la « Vieille » comme l’appelle Jacotot, la méthode traditionnelle qui repose sur l’explication, divise le monde en deux, en partageant d’une part ceux qui savent et d’autre part, ceux qui ne savent pas – ceux qui expliquent, et ceux qui écoutent et apprennent.
Mais Rancière va plus loin en ajoutant que cette division dépasse la simple rupture entre ceux qui savent et les autres car elle entérine l’idée selon laquelle pour pouvoir enseigner et transmettre, il faut une certaine maîtrise chez le maître qui possède « l’art de la distance », art sans lequel, il ne saurait y avoir possibilité de vérifier si l’élève a compris correctement.
L’ordre explicateur implique donc un rapport de pouvoir qui s’appuie sur la parole du maître. Selon lui, l’institution éducative a comme fonction de reproduire cette distinction hiérarchique parce qu’elle vit de cela même et que c’est sa « condition de possibilité ». Celui qui apprend et se pose en seul vérificateur est en fait « un destructeur de l’intelligence, quelqu’un qui n’émancipe pas mais qui installe l’autre dans un monde de statuts consolidés et naturels ».
L’expérience radicale vécue par Jacotot révèle l’immense mythe pédagogique : nul besoin pour remédier à l’incapacité de comprendre car c’est cette incapacité elle-même, qui est erronée et qui constitue « la fiction structurante de la conception explicative du monde ». On en arrive à la conclusion sidérante que c’est l’explicateur qui a besoin de « l’incapable » pour exister et non l’inverse.
Ainsi, quand j’explique quelque chose à quelqu’un, je lui démontre d’abord qu’il ne peut le comprendre par lui-même. Pire qu’un mythe qui scinderait le monde entre ceux qui savent et les ignorants, Jacotot va plus loin et déclare que ce système scinde le monde en deux intelligences : l’inférieure, où l’ignorant enregistre au gré d’un hasard empirique, et la supérieure, celle du sachant qui connaît par la raison et la méthode.
Le principe de l’abrutissement, du hasard et de la volonté
Rancière, à la lumière des expériences menées par Jacotot constate qu’il est possible d’apprendre sans quelqu’un qui explique, que si quelqu’un veut apprendre il peut être capable de disposer des relations avec l’autre d’une façon originale et propre.
Le mot même « d’apprendre » stopperait selon lui le mouvement ample et fluide de la raison et détruirait la confiance. La grande affaire, apprend-t-on encore plus loin des méthodistes et des progressifs serait donc le « faire comprendre » et pour Jacotot, si certains y voient là un progrès, c’est plutôt le progrès dans l’abrutissement. Car le « petit expliqué » investira dès lors toute son intelligence dans ce travail mortifère de deuil : comprendre qu’il ne comprend pas si on ne lui explique pas…. En revanche, Jacotot ne jette pas à l’eau l’idée même d’un maître. Pour lui, apprendre sans un maître explicateur ne veut pas dire qu’on puisse se passer de tout maître.
C’est dans ce paradoxe que s’allume toute l’audace du livre, une audace qui ne pouvait pas me laisser indifférente. Les étudiants avaient appris sans Jacotot, mais pas sans maître : ils ne savaient pas avant, maintenant ils savent, donc Jacotot leur a enseigné quelque chose… Mais ce n’était pas la science du maître, car ce dernier avait retiré son intelligence du jeu : laisser celle des élèves aux prises avec celle du livre.
Ainsi, ce qu’on enseigne quand on émancipe, c’est l’utilisation de notre propre intelligence. La fonction du maître sera celle de poser à l’élève un défi qu’il relèverait tout seul. En dissociant les deux fonctions du savant et celle du maître, ici les deux facultés à l’œuvre dans l’acte d’apprendre, Jacotot avait, sans le décider, libéré l’intelligence et la volonté. Car « quand deux volontés et deux intelligences coïncident, apparaît l’abrutissement et l’impossibilité pour l’émancipation d’éclore ».
La « Vieille » ou le cercle de l’impuissance contre l’enseignement universel
La possibilité d’émancipation dans l’acte d’enseigner est donc liée à la potentialité d’un triple questionnement, qui est un appel libertaire dirigé vers l’intelligence et un impératif radical adressé à la volonté. Le maître ne cesse de demander : « et toi ?… qu’est-ce que tu vois ? Qu’est-ce que tu en penses ? qu’est-ce que tu ferais ? ». Les réponses cessent d’être un secret que garderait le maître pour se transformer en une conquête de chaque élève sur les savoirs, sur le monde et sur lui-même. Le seul impératif que le maître doit soutenir avec détermination devant l’élève c’est « tu peux ».
Mais la « Vieille » (méthode), elle, encore aujourd’hui si présente chez beaucoup de pédagogistes, crie au scandale car elle croit au mythe des inférieurs/supérieurs et pour nourrir ce mythe, il lui faut l’inégalité, sans laquelle, elle s’effondre d’elle-même.
Le maître (ou le facilitateur) interroge et commande la manifestation d’une intelligence qui s’ignorait et il vérifie juste que le travail de questionnement a été accompli avec attention et, surtout, il le fait avec discrétion. Cette condition de réunir l’enseignement et l’émancipation aboutit à une conséquence : l’impossibilité d’institutionnaliser une « méthode Jacotot » au risque de se fourvoyer.
Il s’agit ici d’une forme d’aliénation réciproque où la fiction politique, entrevue comme aliénation originelle de la raison à la passion de l’inégalité conduit à un paralogisme plus qu’à une manie de sophisme : celui des philosophes qui feignent l’existence d’un peuple d’hommes. Or, il n’y a que des hommes, au contraire, et « le citoyen, habitant de cette fiction politique est cet homme déchu au pays de l’inégalité ».
C’est donc au nom de cette incapacité opératoire de prendre pour soi-même des décisions, que serait justifiée la nécessité des médiateurs, des technocrates, des économistes et des politiques professionnels.
Le paradoxe du maître émancipateur, c’est qu’il émancipe sans se constituer, ni comme un leader ni comme un guide ; il le fait seulement en pariant que chacun peut le faire. L’explication ne serait pas seulement une arme abrutissante employée par les pédagogues, naïvement mais un moyen de structuration de l’ordre social même. Les distances que l’école et l’État prétendent réduire sont en fait celles qui leur permettent de rester présents et si puissants en leur donnant sens.
La puissante audace de prétendre « qu’on peut enseigner ce qu’on ignore » est bien plus qu’une une absurdité didactique, c’est une idée philosophique et politique fondamentale, qui proclame la potentialité de la pensée et la possibilité que tous les hommes peuvent inventer le monde dans lequel ils désirent vivre et sur lequel ils peuvent agir. Cette idée en elle-même révolutionnaire est au cœur du projet de la fédération d’éducation populaire des Francas…
La passion de l’égalité : l’émancipation comme unique horizon à viser
« L’égalité est une affirmation qui a pour seul fondement la décision et la volonté conséquente ». Dans cette optique, placer l’égalité à l’origine définit le point de départ pour toutes les actions humaines et pour une pensée vraiment libertaire et émancipatrice.
Quoi de plus naturel que de prouver l’évidence : il existe des intelligents et des obtus, des capables et des incapables, des esprits ouverts et des cerveaux obscurcis. Quelques-uns réussissent mieux que d’autres, il y a ceux qui progressent, d’autres qui redoublent, qu’ils soient ou non des élèves d’une même origine sociale, culturelle, etc. Quelques-uns savent et d’autres non. Quelques-uns peuvent, d’autres non. Serait-ce reconnaître aussi les binômes en apparence si évidents que sont l’égalité du maître et de l’esclave, ou du dominateur et du dominé, dans la mesure où « il est évident que les seconds doivent comprendre les ordres des premiers pour leur obéir » ?
Finalement, celui qui veut procéder à partir de l’inégalité doit présupposer l’égalité. Il s’agit de dévoiler et révéler les potentialités de tout homme ou femme quand il se considère égal aux autres et quand il considère tous les hommes égaux à lui. La volonté sera le retour sur soi de l’être qui raisonne, qui se reconnaît capable de penser et d’agir.
Il y aurait ainsi la possibilité de quitter un rapport de verticalité pour aller vers une horizontalité des relations et du pouvoir. C’est une vision du monde qui affirme que chaque individu possède en lui la dignité de la parole. En somme, ce qui maintient l’homme dans un état d’infériorité, de pauvreté et d’ignorance, ce n’est pas son manque d’instruction mais sa propre croyance dans ce mythe de l’inégalité des intelligences qui le prive du pouvoir de sa propre intelligence.
Et le plus stupéfiant c’est que ce principe qui infériorise les inférieurs infériorise également les supérieurs. Ce qui est vraiment émancipateur n’est donc pas le chemin vers la réalisation d’une égalité mais d’abord la reconnaissance du principe d’égalité. « L’égalité ne se donne pas, elle se prend », nous dit Rancière. Et Jacotot nous montre que le plus “ignorant” sait aussi beaucoup de choses et c’est dans cela que doit se fonder tout enseignement.
Une leçon de vie et une vie sans leçons : la vitrine d’un monde fondamentalement pyramidal
Aujourd’hui, on observe de nombreux changements dans le statut et la fonction des enseignants. Partout, on affirme qu’ils ont leur part de responsabilité dans l’éternelle reproduction des inégalités : ils auraient échoué dans leur mission. Mais comment ces maîtres pourraient-ils émanciper s’ils ne le sont pas eux-mêmes d’abord ?
Finalement, la lecture du Maître ignorant a évacué de mon esprit l’éternelle idée de « victime » puisque cette dernière est, de facto, capable de penser et de décider de façon autonome qu’elle n’est pas ce « petit être qui a besoin d’être expliqué » pour sortir de la caverne de Platon et de ses ténèbres. Il est possible de dire qu’un ignorant peut être un émancipateur et un sage, un abrutisseur.
L’égalité ne dépend pas d’un modèle social qui serait construit sur une injustice primordiale mais elle dépend de la décision d’accepter que tous les hommes (tous les enfants) doivent chercher eux-mêmes leur chemin sans la médiation d’un autre. L’institution de l’école est l’illustration vivante et l’incarnation de cette fiction pédagogique, érigée en fiction de la société selon laquelle il faudrait des méthodes et des maîtres explicateurs.
Le maître ignorant s’achève pourtant sur le triomphe amer de la Vieille. Les contes panécastiques, tels que décrits par Jacotot, ne peuvent en l’état nous éviter de chuter. Les nombreux débats qui animent aujourd’hui le monde de l’éducation et les multiples expériences de pédagogie alternatives en sont bien la preuve. Jacotot et, après sa mort ses fils, l’avaient bien spécifié : « Il faut choisir de faire une société inégale avec des hommes égaux ou une société égale avec des hommes inégaux (…) Qui a quelque goût ne devrait pas hésiter (…) Il suffirait d‘apprendre à être des hommes égaux dans une société inégale. C’est ce que veut dire s’émanciper. »
Pour aller plus loin :
– L’ouvrage Le maître ignorant de Jacques Rancière
– A lire sur La Pause Philo : « Les Nouvelles Pratiques Philosophiques, l’éducation populaire et l’émancipation des citoyens »