L’Agilité et la philosophie

Vous pensiez que cet article parlerait du Yoga, ou de comment rendre son esprit aussi flexible que son corps ? Eh bien non ! Après un premier article sur le Lean Management, j’aimerais apporter un éclairage personnel sur les approches dites « Agiles » utilisées dans le management actuel, pour voir ce qu’elles ont à nous dire lorsqu’on les confronte à la philosophie.

I – Que signifie l’Agile dans le management ?

Contrairement aux idées reçues, l’Agile n’est pas une méthode, mais un rassemblement de plusieurs approches (frameworks en anglais) qui partagent des valeurs communes. Elles tirent leurs origines d’un constat qui émerge au moment du déploiement massif du digital et de l’ère informatique, constat que l’on peut formuler ainsi : le monde s’accélère et devient de plus en plus complexe. De ce constat, on tire une conséquence immédiate, à savoir que la gestion classique de projets (qui suit un modèle qu’on appelle « en cascade ») n’est plus adaptée aux projets informatiques et au développement des logiciels. De plus, les méthodes de management traditionnelles, plus « verticales » et centrées sur l’amélioration des processus, ne correspondent plus à la société actuelle qui valorise principalement le bien-être tant personnel que professionnel.

Au début des années 2000, plusieurs informaticiens, soucieux de créer de nouvelles approches de travail plus cohérentes pour produire de la valeur monétaire en respectant des valeurs humaines, se sont rassemblés et ont créé le « Manifeste Agile » (http://agilemanifesto.org/). Ce manifeste consiste en 4 valeurs fondamentales :

–          Les individus et leurs interactions plus que les processus et les outils

–          Des logiciels opérationnels plus qu’une documentation exhaustive

–          La collaboration avec les clients plus que la négociation contractuelle

–          L’adaptation au changement plus que le suivi d’un plan

En plaçant les individus et leurs interactions au premier plan, l’Agile prend le parti de mettre l’homme et le dynamisme de la vie au cœur du travail. En un sens, l’Agilité est une solution en continuité avec le développement du Lean, mais en mettant l’accent sur l’humain avant les processus dans la recherche de l’amélioration continue.

Quand on parle d’Agilité, on fait finalement référence à ces approches qui, pour la plupart, existaient avant le manifeste. Les deux principales sont :

1) Le Scrum

Lorsqu’une organisation parle d’Agile, elle se réfère généralement à l’approche Scrum. Derrière ce joli mot, se cache le terme anglais signifiant « mêlée » de rugby. Émergeant au milieu des années 90, le Scrum repose sur la constitution d’équipes de taille réduite, composées de plusieurs développeurs, d’un Scrum Master (responsable de la bonne organisation et communication au sein de l’équipe), et d’un Product Owner (responsable de la bonne communication avec les clients ou utilisateurs finaux). Chaque équipe fonctionne de manière quasi-autonome, en travaillant en « sprints », c’est-à-dire en cycles courts ne dépassant pas quelques semaines. Ces cycles sont dits « incrémentaux » (ce que l’on produit à chaque cycle doit s’ajouter à ce qui a déjà été fait), « itératifs » (dès qu’un cycle se termine, un nouveau débute etc.) et doivent se conclure par la présentation d’une partie viable du produit.

2) L’Extreme Programming (XP)

Imaginé en 1999, l’XP est une gestion de projets de développement informatique qui cherche à réduire les problématiques liées aux changements au cours d’un projet. Ici aussi, les équipes sont réduites et travaillent en sprint de quelques semaines. Mais contrairement au Scrum, les développeurs travaillent en binôme pour stimuler le travail d’équipe et la connaissance collective, et ils sont en étroites relations avec un représentant des clients, qui doit être autant que possible présent et disponible au cours du projet afin de « programmer » un logiciel en entière adéquation avec les besoins réels du client.

II – Comment rendre Agile la philosophie ?

Dans mon article précédent, j’ai suggéré que le Lean Management était associé à la fluidité des processus, dont l’amélioration continue permet qu’ils s’écoulent simplement et naturellement. En revanche, construire un management et une philosophie sur l’agilité, c’est plutôt replacer l’homme et sa puissance d’agir au cœur des processus. Ainsi, la fluidité des processus devient secondaire car elle n’est possible que si les équipes sont capables de s’adapter aux changements.

L’idée d’Agilité me fait penser, du point de vue philosophique, au concept de plasticité utilisé principalement par Catherine Malabou, philosophe française contemporaine. A travers ce concept, elle caractérise les existences individuelles qui sont constamment modifiées par les événements extérieurs. La plasticité d’un corps c’est sa capacité à se déformer et se modifier au cours de la vie pour devenir toujours autre, et ainsi évoluer sans cesse.

En la lisant, je me dis que le secret d’une vie sereine n’est pas forcément une vie sans troubles, mais plutôt une vie qui nous a donnée les clés pour affronter facilement les changements. Chercher à comprendre les modifications, les accepter et s’en réjouir, plutôt que de résister et de lutter.

Pour transformer notre état d’esprit sur le changement, les approches Agiles peuvent donc être un bon point de départ. Leurs outils et principes fondateurs peuvent tout à fait être transposés dans des contextes plus larges. Examinons ensemble deux des évènements Scrum, et leur intérêt philosophique :

1)       Sprint planning et auto-organisation

Tout sprint débute par une réunion de sprint planning, dont le but est d’accorder la vision et le travail de l’ensemble de l’équipe pour la durée du sprint. Etant donnée la durée fixe et constante des sprints, ce seront aux membres de l’équipe d’évaluer eux-mêmes ce qu’ils pensent être capables de produire pour un prochain sprint. Ce point est fondamental, car il place l’expertise technique (et la confiance qui va avec) entre les mains de l’équipe. L’approche Scrum prône un management horizontal, où ceux qui lead ne sont pas ceux qui donnent des ordres, et où l’objectif est de produire une auto-organisation responsable et efficace, favorisant les prises d’initiative et la coopération dans l’équipe.

  Sommes-nous responsables de nos actions dans une réflexion collective ? Il est important « d’autonomiser » la pensée, en donnant à chacun les moyens d’être responsable de ses propres règles. Pour Kant, la volonté humaine est à part dans l’univers justement parce qu’elle est capable d’être « autonome », c’est-à-dire de se donner à elle-même ses propres lois. Il y a d’ailleurs une différence énorme entre obéir à une règle qu’on ne comprend pas et qu’on prendra immanquablement pour une forme d’asservissement, et suivre une règle dont on comprend l’utilité pour le bien commun. C’est uniquement à partir d’une culture de la compréhension et de la curiosité qu’on peut créer des espaces autonomes, car dans un contexte où le contrôle et les instances hiérarchiques externes sont très puissants, les membres des équipes perdent peu à peu leurs forces d’initiative : la tête dans le guidon, ils n’ont plus la possibilité ou l’envie de prendre un temps de pause et de penser réellement leurs pratiques et comment les améliorer.

2)      La rétrospective

A la fin de chaque sprint, l’équipe se réunit pour un moment d’introspection. L’objectif est de créer un espace bienveillant où les personnes peuvent exprimer leurs ressentis, les points positifs et les points à améliorer dans les futurs sprints. C’est pour moi l’un des événements les plus importants pour l’épanouissement d’une équipe Agile, car il permet de créer un lieu d’interaction, où il n’est pas simplement question de vider son sac, mais aussi et surtout de chercher les moyens pour faire mieux la prochaine fois. C’est le moment où les expériences sont mises en commun afin de chercher comment s’améliorer continuellement.
En raison du temps court des sprints, les rétrospectives sont régulières et permettent ainsi une évolution rapide des équipes, qui peuvent tout à fait proposer une manière différente de travailler pour un sprint, déterminer collectivement si cela leur convient mieux et ainsi améliorer les résultats.

Un tel espace de parole permet de donner une positivité à l’erreur, qui n’est plus vue comme une faute, mais comme quelque chose à travailler et à analyser pour tirer des bénéfices futurs. Sortir de la culture managériale terrifiée par l’erreur est un point majeur, car dans toute forme d’apprentissage, c’est par la difficulté et l’échec qu’on est capable de s’améliorer. Ce sont les briques qui nous permettent d’élever le bel édifice que nous sommes, et il est plus important d’assumer ses erreurs passées que de s’enfermer dans le fantasme d’un travailleur infaillible ou d’un expert qui n’a plus rien à découvrir.
En philosophie, c’est un élément peu travaillé : l’histoire de la philosophie est plus tournée vers la recherche de la vérité absolue et indubitable que vers les connaissances acquises par tâtonnements.
Dans Humain, trop humain, Nietzsche critique la notion de Génie présente en philosophie ou dans les arts, en rappelant que ces disciplines sont des travaux de l’esprit qui supposent, comme n’importe quel autre labeur, de l’effort, des erreurs, et des reprises.
Plus tard, au XXème siècle, William James et Charles Peirce proposeront aux Etats-Unis une alternative à la connaissance scientifique traditionnelle à travers le “pragmatisme”, doctrine qui consiste à découvrir la vérité sur le monde en expérimentant les différents usages et implications pratiques de ce qui nous entoure. Le pragmatisme, ainsi que certaines doctrines antérieures comme l’empirisme ou le matérialisme, sont des racines importantes de la culture anglo-saxonne : ceci explique que, contrairement aux français, ils ont une approche qui laisse une plus grande place à l’expérience, aux tentatives innovantes et aux échecs possibles.

III – La philosophie au cœur de la culture Scrum

Les principes de l’Agile, et ceux du Scrum tout particulièrement, peuvent facilement être considérés comme des « philosophies » plus que des « méthodes », en tant qu’ils visent à modifier l’état d’esprit général et les valeurs qui fondent notre rapport au travail et au management. Ce n’est pas simplement une différente manière de faire, mais c’est aussi et surtout une nouvelle perspective sur le monde, une nouvelle manière de penser les rapports humains. Voyons à quelles idées philosophiques ils font notamment écho :

1)      L’empirisme

Le Scrum a pour principe une approche empirique, sur laquelle reposent trois piliers fondateurs : la Transparence (faire circuler facilement l’information), l’Inspection (présenter une partie du travail et accepter les remarques à son sujet) et l’Adaptation (changer rapidement ses manières de faire).

  A l’origine, l’empirisme est une doctrine épistémologique (la branche de la philosophie qui étudie les sciences) qui considère que ce qui fonde la connaissance est l’expérience sensible (tirée de nos perceptions) et l’observation.
Pour David Hume (l’un des plus célèbres empiristes du 18ème siècle), la démarche scientifique est inductive, c’est-à-dire qu’elle part des faits, des expériences observées, pour en conclure des règles générales. Les idées ne sont pour lui que les représentations de sensations physiques, et c’est pourquoi l’observation du monde réel, et la mise en place de situations expérimentales pour vérifier ou infirmer des hypothèses, seront les deux mécanismes qu’il utilisera pour comprendre les phénomènes.
Placer le Scrum dans cette lignée philosophique, c’est donc considérer que la théorie doit partir de la pratique, et que le management doit se construire non pas en amont, mais en aval des situations concrètes.

2)      L’expertise collective

Le management horizontal permet de donner la parole à chaque agent qui devient un véritable acteur dans l’amélioration continue, et un expert dont le point de vue sera nécessaire à la réalisation du projet. Chacun est capable de donner son avis pour éclairer une situation ou résoudre un problème, mais il est aussi parfois nécessaire d’apporter des intervenants extérieurs, par exemple des experts techniques qui manque dans l’équipe, ou encore des représentants clients dont l’avis est essentiel pour produire un objet ou un logiciel conforme à leurs attentes, et leurs attentes au moment présent ! – car celles-ci seront, dans presque 100% des cas, différentes de leurs attentes initiales. Être Agile, c’est aussi accepter qu’un projet peut changer en cours de route parce que les demandes d’origine ne conviennent plus à la situation présente.

  En philosophie, on utilise souvent les focalisations multiples, autrement appelé perspectivisme rationnel, que l’on pourrait définir comme le fait d’utiliser plusieurs points de vue sur un seul et même objet (physique ou conceptuel) afin d’enrichir sa compréhension des situations de travail par des représentations plus complètes. C’est au fondement de la dialectique de la dissertation. Nous ne percevons souvent qu’une infime partie du problème, et nos biais cognitifs ont tendance à nous faire voir uniquement ce qui nous arrange, les problèmes simples auxquels on peut trouver des solutions rapides. C’est souvent en prenant du recul, ou en acceptant de passer par le regard d’une ou de plusieurs personnes, que l’on peut régler des situations de crise, et creuser jusqu’aux problèmes plus profonds et systémiques.
Mais attention ! Le fait de donner de l’importance à l’avis de tous ne signifie pas que chaque avis se vaut : la relativité du discours ne doit pas tomber dans le piège du relativisme infécond. Il ne suffit pas de donner son avis, mais de réfléchir ensemble pour voir quelle est la meilleure solution possible en fonction de la situation donnée.

3)      Le Scrum Master, ou le philosophe de l’équipe

En tant que responsable de la communication dans l’équipe et de la bonne application de « l’esprit et de la philosophie du Scrum », le Scrum Master est un peu le philosophe de l’équipe, qui n’est pas là pour diriger, mais pour servir les intérêts de l’équipe de la manière la plus bienveillante et rationnelle possible. Il est celui qui fait le lien direct entre l’équipe et les valeurs et principes du Scrum : il est à la fois un enseignant (transmettre les principes du Scrum pour que l’équipe s’autonomise) et un chercheur (continuer à améliorer sa propre connaissance et pratique du Scrum, mais aussi initier les remises en question dans l’équipe).
D’ailleurs, son expertise et sa connaissance sur le Scrum ne doivent pas être dogmatique : elles doivent s’inscrire dans l’expérience quotidienne et êtres comprises facilement par l’ensemble des membres. Cela suppose autant une intelligence situationnelle qu’une intelligence émotionnelle car comprendre les situations affectives de l’équipe est essentiel pour construire un espace de travail optimal.

  Cette position à part du Scrum Master peut faire penser à celle du philosophe dans la République de Platon. En effet, pour lui, le philosophe doit avoir un rôle de conseiller dans la Cité. Il est le mieux placé pour gouverner parce que, justement, il ne souhaite pas gouverner, et est animé plus par la raison que par les opinions. En un sens, il « manage » non pas pour servir ses intérêts, mais ceux de l’ensemble de la Cité.
Cette forme plus horizontale du pouvoir correspond assez bien à ce qu’on nomme le servant leader (« le guide au service des autres ») dans le Scrum. En ce sens, son intérêt n’est pas simplement celui de faciliter le travail des autres, mais il doit être réellement proactif et réfléchir à comment lever les différents verrous et freins qui gênent le travail de l’équipe.

 

Dans l’Agile, la faculté à s’adapter (et même à apprécier le changement) consiste dans des principes qui prennent leurs racines au sein de la philosophie elle-même, notamment à partir de l’empirisme et de la philosophie politique. La complémentarité d’une approche Agile et des outils philosophiques me paraît la manière la plus optimale de penser le management actuel. Néanmoins, ces approches sont souvent implémentées de manière locale, dans certains services d’une organisation en guise de “test”, et il nous reste à voir comment le local peut (ou non) transformer la philosophie générale des organisations. Mais ça, ce sera pour mon prochain article !

 

Un article par Nicolas Bouteloup   Toutes ses publications

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