« Ethique des affaires et éthique miliaire se rejoignent sur un point : la majeure partie des individus ne croit pas à la possibilité d’une éthique dans ces cas là. » – Geoffroy Murat

Quels sont les principes éthiques qui peuvent guider les individus sur un champ de bataille ? Quels liens peut-on développer entre l’éthique militaire et l’éthique des affaires ? En quoi une réflexion éthique est-elle nécessaire pour guider les actions d’une organisation ?

Nous avons interrogé Geoffroy Murat, éthicien et fondateur du cabinet de conseil Nicomak, afin de répondre à ces questionnements sur l’éthique militaire et les applications plus larges que l’on peut en tirer pour analyser les problématiques des organisations.


La sollicitude, un principe conducteur sur un champ de bataille

La Pause Philo : Dans l’imaginaire collectif et les discours institutionnels, l’éthique militaire est associée à une éthique des vertus, c’est-à-dire à une éthique qui repose sur des traits de personnalités des individus, des valeurs morales, tels que le courage ou la prudence. Dans votre thèse, vous avez développé une approche alternative en mobilisant l’éthique du care, de la sollicitude, qui quant à elle renvoie au soin des autres : en quoi cette clef de lecture permet-elle de mieux appréhender les enjeux éthiques au sein du milieu militaire ?

Geoffroy Murat : La vision du monde militaire mobilisé par une éthique de la vertu ne résiste pas au “désenchantement du monde”, pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet, marqué depuis la fin de la guerre froide. Fin des idéologies et distorsion du pacte national ont rendu compliquée la mobilisation autour de vertus guerrières. Cette vision nécessite la glorification de traits de caractères et de héros associés. Dans le monde d’aujourd’hui, où règne la transparence des réseaux sociaux, il est beaucoup plus difficile de croire en la vertu supérieure de certains héros modèles. Les militaires suivent ce mouvement sociétal. Aux Etats-Unis perdure, officiellement du moins, une éthique de la vertu car les héros, John McCain étant l’un des meilleurs exemples, sont très présents dans la culture américaine. C’est moins le cas en France où l’institution a plutôt mis l’accent sur le droit : seules les règles d’engagement ont droit pour prise de décision. Nous assistons même à une judiciarisation de tous les aspects des conflits. Pour autant, le respect du droit international et des droits de l’homme n’est pas une source de motivation quand on interroge les officiers engagés sur des conflits comme l’Irak et l’Afghanistan. Quand on demande à ces personnes pourquoi elles sont prêtes à risquer leurs vies, une seule réponse apparaît : sauver la vie de mon collègue de régiment, de mon copain d’unité. Finalement c’est l’esprit de corps qui motive principalement les soldats. Quand on pousse l’analyse, on se rend même compte que certaines des plus grandes dérives éthiques commises par des hommes sur le terrain sont dues à un excès d’esprit de corps. L’exemple le plus connu est celui du massacre de My Lai au Vietnam, où le forfait d’un homme a été suivi par celui de toute son unité au nom d’une solidarité exacerbée entre eux. Mieux vaut commettre l’irréparable qu’être exclu du groupe.

L’éthique du care dans les armées se concentre autour d’une sollicitude envers ses camarades de régiment. Pour les conflits asymétriques, cet éclairage est passionnant. Ne serait-il pas intéressant de s’appuyer sur ce care déjà présent pour essayer de faire en sorte qu’il se dirige aussi vers les autres parties prenantes clés des conflits, notamment les populations mais aussi l’ennemi ? S’il est évident que le soutien des populations locales est essentiel dans les conflits asymétriques, il convient aussi de remarquer que ce type de conflit ne se résout qu’avec un accord politique avec l’ennemi. Il est impossible de complètement l’écraser, il est donc nécessaire de le comprendre et de le convaincre de s’orienter vers une autre voie. Le care, la sollicitude envers autrui, devrait donc être développée et travaillée pour permettre aux soldats sur le terrain de mieux mener leur mission. Aujourd’hui, la formation américaine glorifie la vertu et la française le droit. Peut-être faudrait-il s’interroger sur le développement de qualités émotionnelles, qui nécessiterait par exemple une meilleure préparation à la confrontation avec la mort – un préparation quasiment inexistante dans les formations initiales aujourd’hui.

 

Quand l’éthique militaire rencontre l’éthique des affaires

LPP : Vous liez ensuite l’éthique militaire et la théorie des parties prenantes de Freeman, qui considère que les organisations ne sont pas seulement mues par une quête de profit, mais qu’elles sont également animées par la nécessité de satisfaire l’ensemble des besoins des parties prenantes qui gravitent autour d’elle (actionnaires, mais aussi employés, fournisseurs, clients…). Dans quelle mesure l’éthique militaire et l’éthique des affaires peuvent-elles se rejoindre ?

G.M. : Ethique des affaires et éthique miliaire se rejoignent sur un point : la majeure partie des individus ne croit pas à la possibilité d’une éthique dans ces cas là. D’un côté l’argent, qui, dans une tradition catholique, est antinomique avec la pureté d’esprit. De l’autre, un métier où on est autorisé à tuer, acte immoral en soi pour beaucoup. On ne peut parler d’éthique dans ces deux sujets que si on ne part pas sur des logiques de principe mais si on se pose la question ainsi : est-il possible d’être plus ou moins éthique sur un champ de bataille ou dans une négociation commerciale ? 

La théorie des parties prenantes est intéressante car elle permet d’embrasser la complexité des acteurs à analyser. Dans le monde des affaires mondialisé d’aujourd’hui, sa pertinence est évidente. Pour le monde militaire, elle s’avère particulièrement utile dans les conflits asymétriques. Du temps de Napoléon, deux armées s’affrontaient sur un champ de bataille précis et le meilleur l’emportait (exception faite de la campagne de Russie et de la guerre en Espagne, qui ressemblent à une guérilla). En Irak, en Afghanistan, voire en Syrie, les Etats sont présents mais plusieurs acteurs clés sont assez faibles militairement, mais très bien implantés et pratiquement insaisissables. Dès lors, l’objectif est de convaincre les parties prenantes de s’asseoir à la table des négociations pour trouver une solution politique au conflit. Il n’y a pas d’autres solutions. Dans ce cadre, la théorie des parties prenantes donne des outils de compréhension d’autrui extrêmement pertinents.

 

L’éthique au service des organisations

LPP : Suite à ces travaux de recherche académique, vous avez pris la décision de créer un cabinet de conseil, Nicomak, qui accompagne notamment les organisations sur leurs valeurs et leur stratégie RSE (Responsabilité Sociale et Environnementale). Quels peuvent être les apports pour les organisations d’une lecture éthique des problématiques qu’elles rencontrent ?

G. M. : L’éthique est la mise en pratique des valeurs pour reprendre la définition de Samuel Mercier. Ce sont les décisions que prennent tous les jours les membres d’une organisation qui définissent son éthique. Une organisation a donc intérêt à travailler sur son éthique pour deux raisons :

– D’abord, pour s’assurer de la cohérence des actions des ses membres par rapport à l’image quelle veut donner à ses parties prenantes. L’organisation sera jugée sur ses actes et doit donc s’attacher à la perception de ceux-ci par ses parties prenantes, pour que sa stratégie d’entreprise ait un sens.

– Ensuite, pour donner un cadre à chacun de ses membres qui permet d’identifier à la fois les lignes rouges à ne pas franchir et par contre-coup ses marges d’autonomie. Quand une identité d’organisation est précise, on peut ainsi facilement savoir quels comportements viendraient contredire cette identité. Ces comportements ne doivent pas être tolérés. Une fois ce cadre défini, en retour, l’autonomie peut s’exprimer et chacun peut prendre des initiatives pour améliorer l’organisation.

Enfin, la création d’espaces de discussion sur les problème éthiques les plus ardus rencontrés par l’organisation est nécessaire. Un dilemme éthique demande une réponse complexe. Il n’y a pas de solution facile. C’est par la mise en place d’espaces de discussions sur le sujet que pourra apparaitre la meilleure solution à appliquer à l’instant T.

 

Pour aller plus loin :

Le site de l’agence Nicomak
Un article résumant les travaux de Geoffroy Murat
Un ouvrage présentant un autre point de vue sur le droit des conflits armés

 

Une interview réalisée par Marianne Mercier Toutes ses publications

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