Comment intéresser la philosophie aux organisations et les organisations à la philosophie ? Comment penser philosophiquement cet objet à la fois si commun et si étonnant qu’est l’entreprise ? Adélaïde de Lastic, docteure en philosophie et consultante en éthique d’entreprise, répond à ces questions dans une approche qui mêle théorie et pratique en adoptant une posture de philosophe-consultante pour qui l’entreprise est à la fois un objet d’étude et un terrain d’intervention. Julien De Sanctis a eu le plaisir d’échanger avec elle sur cet art de concilier deux mondes qui ne se parlent pas ou peu.
Adélaïde de Lastic est consultante et chercheuse en éthique des organisations. Depuis 2010, elle accompagne les entreprises dans la mise en place de leur stratégie RSE et qualité. Elle y anime également des conférences et des ateliers philo sur des problématiques d’éthique du travail. Elle enseigne l’éthique des organisations dans différentes écoles et à l’université. Elle a publié deux ouvrages : Que valent les valeurs ? L’Harmattan, 2014 ; Qu’est-ce que l’entreprise ?, Vrin, 2015. Un troisième ouvrage grand public sur l’éthique du travail est à paraître en janvier 2020 chez Dunod.
La Pause Philo : Commençons, si tu es d’accord, par une distinction conceptuelle : es-tu plutôt philosophe d’entreprise ou philosophe en entreprise ?
Adélaïde de Lastic : Je ne fais pas vraiment la distinction. L’un comme l’autre signifie que l’objet de recherche du philosophe est l’entreprise, de la même façon que l’on peut être philosophe des sciences, des techniques etc. La formule permet donc de situer rapidement ce sur quoi la personne travaille. On peut toutefois introduire une distinction : un « philosophe d’entreprise » ne travaille pas forcément pour l’entreprise, tandis que le « philosophe en entreprise » laisse entendre le contraire. Je corresponds à ces deux profils : philosophe d’entreprise en tant que mon objet d’étude est l’entreprise en général et l’éthique du travail en particulier, et philosophe en entreprise lorsque j’y interviens comme consultante.
LPP : Tu as fait une thèse CIFRE en philosophie qui portait sur l’ontologie et l’éthique de l’entreprise. Peux-tu nous décrire cette ontologie et, de façon plus générale, les grandes ligne de ta thèse ?
AdL : Penser l’ontologie de l’entreprise consiste à se poser la question « qu’est-ce qu’une entreprise ? », qui cherche à identifier ce qu’on appelle généralement son essence ou sa substance. En tant que réalité substantielle, l’entreprise a donc des propriétés essentielles, qui la caractérisent en propre, et des propriétés accidentelles qui ne l’affecte pas si elles cessent d’exister. Dans mon travail de thèse, j’identifie quatre actions essentielles qui constituent l’entreprise en tant que telle : travailler, innover, analyser et décider. Ces actions posent en même temps la question de leur réalisation, de la façon de les mener. Je les relie donc à l’éthique, aux valeurs. Le cœur et la singularité de mon travail se situent dans ce lien entre ontologie et valeurs de l’entreprise. On associe très vite, et parfois à juste titre, le thème des valeurs d’entreprise au bullshit ou au blanchiment éthique (ethic washing) car certaines sociétés ont clairement tendance à afficher des valeurs mal définies et sans rapport avec leur activité ou leurs pratiques. Malgré ces dérives, il y a une question d’ordre ontologique qui mérite d’être posée : quelle est cette entité « entreprise » qui, par le biais de quatre actions essentielles qui la fondent, génère en même temps et automatiquement des valeurs ? Outre les quatre actions mentionnées, j’affirme également que l’entreprise est par essence un agent collectif et moral. « Collectif » au sens où le groupe est autonome par rapport à ses parties et ne se réduit pas à leur simple somme. « Moral » en ce que les actions de ce groupe ne sont jamais neutres et peuvent être jugées éthiquement. Reconnaître ce nécessaire impact éthique du collectif qu’est l’entreprise est primordial car cela permet de fonder ontologiquement sa responsabilité morale et d’exiger des entreprises qu’elles répondent de leurs actes et de leurs impacts sur la société.
LPP : Tu t’inscris donc en totale contradiction avec des thèses comme celle de Milton Friedman pour qui la seule responsabilité de l’entreprise est de maximiser le profit de ses actionnaires…
AdL : Exactement. Je parle d’ailleurs de Friedman, mais également d’autres théories affirmant que la responsabilité d’un groupe se réduit toujours, in fine, à celle de ses membres. Mon propos consiste, précisément, à démontrer que l’entreprise est par essence le contraire de cela. Mais dire qu’une entreprise ne se réduit pas à la somme de ses parties ne revient pas à affirmer qu’il n’existe aucun lien entre celles-ci et le tout. La question de la responsabilité en entreprise est complexe au sens propre car il existe différentes échelles de responsabilité qui interagissent plus ou moins en permanence. Cette interdépendance entre le tout et ses parties fait que la responsabilité n’est pas uniquement celle d’un des termes de cette relation : le tout est responsable de ses actions, mais les parties, donc les individus, le sont tout autant à leur niveau et doivent, elles aussi, répondre de leurs actions. Je travaille encore aujourd’hui sur cette question qui rappelle le cas Eichmann étudié par Hannah Arendt[1] : comment éviter que des individus ne se sentent déresponsabilisés au point de nier le rapport entre leur action et celle du groupe auquel ils appartiennent ?
LPP : Une question qui revient souvent dès lors qu’on parle de philosophe en entreprise est celle de son apport concret ? Que réponds-tu à cette question ?
AdL : Aux mentalités les plus « rationnelles », je réponds que la formation intellectuelle qu’offre la philosophie est quelque chose qui concrètement fait de toi un bon consultant. Du point de vue de la méthodologie, de la façon de systématiser, d’analyser, d’établir un diagnostic, de livrer un conseil etc., la philosophie offre une très bonne formation. C’est aussi une très bonne formation d’écoute et de discussion, ce qui est d’une importance considérable pour quelqu’un qui intervient en entreprise. Le second élément de réponse porte sur le contenu de cette discipline. Il est aussi celui qu’on pourrait donner aux lycéens et à ceux qui pensent que la philosophie n’est pas intéressante ou inutile. C’est à peu près tout l’inverse puisque la philo parle précisément de l’existence des gens, dont celle des lycéens. Elle parle de l’amour, de la vie, de la mort, du bien, du mal, du travail etc. Et au travail, en entreprise, c’est la même chose : la philosophie va s’intéresser aux bonnes et moins bonnes pratiques, aux valeurs portées par l’entreprise tant sur le papier que dans les faits concrets, à l’identité et à la façon dont elle se construit, au sens, à la stratégie et à son rapport avec le contexte et l’écosystème dans lequel elle est établie, aux processus d’innovation, à la façon de communiquer etc.
LPP : Quel est, ou quel doit être, le rapport du philosophe en entreprise à la libre pensée et surtout à la liberté d’expression ? Il est clair que la philosophie ne saurait s’en passer, mais on sait aussi que l’entreprise est un univers très codifié où les limites du dicible sont parfois floues…
AdL : En entreprise comme ailleurs, il y a toujours des limites au dire. On ne saurait dire tout ce que l’on pense n’importe comment, n’importe où et à n’importe qui. La richesse du langage permet notamment d’étayer nos jugements, d’user de « formes » en fonctions des circonstances. Il y a aussi des choses qui sont inutiles à dire à l’instar des propos malveillants ou inutiles et potentiellement contreproductifs en ce qu’ils resteront sans impact tout en faisant courir le risque du porte-à-faux à leur énonciateur. En somme, tout discours permettant à l’entreprise de s’améliorer est souhaitable, même lorsqu’il est dérangeant. Bien sûr, ce ne peut pas être une règle absolue. Il peut être important de dire quelque chose qui restera sans impact concret pourvu que cela participe de la réflexivité de l’organisation, de sa conscience d’elle-même. La règle absolue, s’il devait y en avoir une, serait plutôt de mettre les formes, quel que soit le contenu du dire. Cela relève d’une éthique du langage qui est aussi une éthique du lien envers autrui et une forme de professionnalisme. Si les entreprises font appel à un philosophe, c’est souvent parce qu’elles ont l’intuition que quelque chose leur échappe. C’est là une preuve d’humilité à laquelle il serait peu judicieux de répondre par des claques verbales. Dans cette éthique du langage, il y a donc un rapport à la bienveillance, à la volonté d’aider la structure à avancer vers le mieux.
LPP : Et du point de vue de la recherche sur l’entreprise elle-même, peut-il y avoir des limites ?
AdL : Non, pas du point de vue de la recherche. Si le philosophe voit des choses importantes et dérangeantes qui concerne l’entreprise, il est entendu qu’il faut les dire ! Toujours en mettant les formes, mais il faut les dire. Si le philosophe est consulté sur une problématique d’organisation du travail, par exemple, son obligation porte à la fois sur la complétude du diagnostic et sur la façon de le communiquer.
Tout cela me fait penser au sujet connexe de la vérité en entreprise sur lequel j’ai réfléchi récemment suite à une demande pour un séminaire de recherche. Je finis par penser que la bonne question n’est pas tant celle de la vérité que de la juste information, c’est-à-dire l’information donnée à la bonne personne, au bon moment, au bon endroit et de la bonne manière. Cette notion permet de faire le lien entre les points essentiels de l’éthique du langage (le respect d’autrui, la constructivité du dire) et la lutte contre l’infobésité.
LPP : En 2014, tu as publié Que valent les valeurs, chez l’Harmattan. D’après toi, comment éviter le risque de bullshit qui peut accompagner la question des valeurs en entreprise ?
AdL : J’ai une réponse vraiment très simple : en reliant systématiquement les valeurs aux actions. Le discours sur les valeurs est primordial car il contribue directement à la possibilité d’une conscientisation sur les différents enjeux éthiques qui traversent l’organisation, mais il faut toujours chercher à relier ce discours à des actions. Si telle valeur est adoptée par une société, son « devoir » est d’instaurer les pratiques qui en découlent. Une entreprise doit pouvoir donner des exemples précis et raccrocher ses discours à des actions.
LPP : Mais sachant qu’au consensus formel sur les valeurs peut souvent correspondre un dissensus quant à leur contenu, comment s’assurer que les actions liées relèvent bien des valeurs en question ?
AdL : Il y a une idée que j’aime bien : une famille est régie par des règles qui encadrent le vivre ensemble au sein du foyer, mais ces règles ne sont pas écrites. Malgré cela, elles ont une performativité spontanée, elles infusent et se diffusent sans être nécessairement explicitée et, d’une certaine façon, s’imposent aux membres du foyer sans avoir à être discutées. Il y a en quelques sortes une intelligence spontanée de l’éthique familiale. Je pense qu’une logique assez similaire se déploie en entreprise. Il y a des choses qui se font, d’autres qui ne se font pas et tout le monde est d’accord là-dessus. Là où il peut y avoir débat, en revanche, c’est sur la façon de nommer les valeurs. Les individus ne les nommeront pas forcément de la même façon, mais on observera une convergence vers des pratiques similaires.
LPP : Ton expérience d’accompagnement des entreprises te conforte-t-elle dans l’idée que les valeurs y sont réellement fondamentales où subissent-elles de façon récurrente toutes sortes d’entorses et de compromissions ?
AdL : Ta question m’évoque une idée que je n’ai pas encore creusée, mais que je peux essayer de développer « en direct ». Je pense qu’il y a un grand moment de vérité en entreprise, ou peut-être de “juste information”, pour reprendre la notion que j’évoquais précédemment, à savoir celui de l’entretien d’embauche. Je n’ai pas le souvenir d’un seul entretien passé où l’on ne m’ait pas dit, d’une façon ou d’une autre, « ici, on fait comme ci » ou « ici, on fait comme ça ». Je pense que ce qui se dit dans ces entretiens est très important car beaucoup de choses y relèvent de l’éthique d’entreprise, et donc des valeurs, sans forcément être nommées comme telles. Ce moment est d’autant plus important qu’il en dit souvent long sur la compatibilité entre le candidat et la culture de la firme en question.
Ensuite, il y a la question des valeurs affichées telles que l’innovation, la créativité, l‘esprit d’équipe, l’excellence etc. C’est souvent là qu’il y a un très fort risque de « bullshit » et dont, généralement, on ne parle pas pendant l’entretien d’embauche. C’est potentiellement dommageable car l’écart entre le discours et les pratiques réelles peut avoir un impact très négatif sur la motivation des individus. Toutefois, l’inadéquation entre la parole et les actes peut aussi être révélateur d’une étape dans le changement d’une entreprise. Une structure peut chercher à s’améliorer en misant sur la performativité du langage, c’est-à-dire en construisant un discours qui l’obligera, qui marquera un idéal à atteindre. Le discours sur les valeurs rend précisément ces valeurs opposables. Dans ce cas précis, le rôle du philosophe peut être d’aider la firme à prendre conscience du ou des écarts persistants entre les mots et les pratiques pour les réduire petit à petit. On retrouve ici un rôle classique de consultant qui accompagne l’entreprise à la fois sur le quoi et le comment.
LPP : Penses-tu qu’il puisse exister quelque-chose comme une autorégulation des entreprises, ou s’agit-il d’une illusion de sorte que, au final, toute « moralisation » significative du monde économique ne puisse venir que de la loi ?
AdL : Comme je le disais, je pense qu’il y a différentes échelles de responsabilité et qu’elles doivent toutes être cultivées. Il y a une responsabilité individuelle, une responsabilité des organisations et une responsabilité des États. La loi relève de cette dernière responsabilité, mais elle ne peut pas être la seule régulation pour la simple et bonne raison qu’elle ne peut pas tout encadrer, tout prévoir et qu’elle évolue selon une temporalité propre. À rebours de l’idée selon laquelle les entreprises ne seraient capables d’aucune autorégulation, je pense qu’il est nécessaire de les responsabiliser pour qu’elles se réinventent elles-mêmes, que l’éthique inspire l’innovation et que de nouveaux « business models » naissent à partir de cette responsabilité. Tout attendre de la loi reviendrait à entériner l’idée friedmanienne selon laquelle l’entreprise n’a pas de responsabilité en dehors de la maximisation du profit pour ses actionnaires ! J’irai même jusqu’à dire que les États ont une inertie bien supérieure à celle de nombreuses organisations et que, par conséquent, il ne faut pas trop attendre d’eux. La bonne équation, selon moi, est de reconnaître l’interdépendance entre les trois niveaux (individuelle, groupale et étatique) de responsabilité et d’agir pour leur harmonisation.La déresponsabilisation, quelle que soit l’entité visée, n’est jamais une bonne solution.
LPP : Que penses-tu des innovations juridiques telles que les entreprises à mission ? Ne s’agit-il pas de la reconnaissance légale de l’origine ontologique de la responsabilité des entreprises ?
AdL : Si, tout à fait, et c’est une très bonne chose ! Le vocabulaire même qui est employé est très philosophique d’ailleurs : la « Raison d’être » que les entreprises sont invitées à expliciter recouvre leur objet social tel qu’il sera intégré positivement dans l’écosystème sociétal. C’est une reconnaissance positive de la responsabilité des entreprises qui, certes, a un poids, mais qui rend aussi l’aventure entrepreneuriale beaucoup plus intéressante dans la mesure où l’on questionne sa finalité à savoir sa participation à la dynamique sociétale. C’est une façon de rendre l’« être-au-monde » des entreprises plus conscient. Cela répond aussi à la « crise de sens » vécue dans les organisations de travail. Les personnes ont de moins en moins envie de travailler pour des motifs absurdes, nuisibles, inutiles.
Pour en savoir plus :
– le site d’Adélaïde de Lastic
[1] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, coll. Folio Histoire, 1991 (1966).
Bravo! Super! Quand je me suis inscrit à LPP c’est exactement ce type d’article que j’espérais… mais en fait je n’y croyais pas !!!… Questions bien posées, réponses qui ne ferment pas le champ … Super! Mon seul petit agacement c’est le tutoiement d’office et les « raccourcis-tendances » type « bullshit » … mais ça c’est un peu mon problème ! En fait – et je reviens sur ma satisfaction de fond – je n’avais JAMAIS entendu une parole philosophique claire sur l’entreprise! Merci!…
Bonjour Paul PV,
Merci pour votre lecture et pour votre mot. Après réflexion, nous avons décidé de garder le tutoiement car nous nous connaissons et cela contribue à « détendre » un peu le ton. C’est, toutefois, un choix parfaitement discutable. Par ailleurs, je vous rejoins largement sur l’esprit de ce que vous nommez les « raccourcis-tendances ». Là aussi, nous avons fait le choix de garder le mot « bullshit » car il incarne moins une tendance que la dénonciation de ce qu’il représente. En somme, jusque dans sa prononciation, le mot évoque la lassitude envers l’insupportable jargon franglais d’entreprise et la vacuité des pseudo-concepts qu’on y retrouve sans cesse.
Je reste donc un fervent pourfendeur de ce jargon. Ce choix éditorial n’en reste pas moins, lui aussi, discutable.
Encore merci.
je passe que la démarche d’Adélaïde de Lastic correspond à une vraie attente des entreprises et cela fait du bien en tant que chef d’entreprise de lire des mots et une pensée structurée sur ce que nous vivons