« Les robots sont, pour moi, des « outils de penser » ! » – Emmanuelle Grangier

Photo : Résidence Poppy N+Z avec Marius Sawadogo et Poppy Z, photographie Léos Ator

Les robots pourraient-ils avoir une ontologie singulière ? Comment le langage corporel peut-il être en lien avec le langage verbal ? Quelle place peuvent avoir les robots dans des spectacles de danse humains/robots ?

Photo Anahita Bertaiola

Emmanuelle Grangier est artiste-chercheur, chorégraphe et plasticienne. Elle travaille à croiser différentes écritures : chorégraphique, performative, interactive, etc. Sa compagnie Pratiques Artistiques et Scientifiques (P.A.S.) a une double vocation : produire et diffuser des projets de recherche et de création interdisciplinaires et transmettre auprès de différents publics cette relation particulière qui existe entre l’art et la science. Une partie de ces travaux de recherche et artistiques portent sur la robotique. Elle mène une réflexion à la fois scientifique et philosophique sur les robots.

 

Anne-Laure Thessard, chroniqueuse sur La Pause Philo, a rencontré Emmanuelle Grangier, avec qui elle collabore sur un spectacle danse/robot/philosophie. Cet entretien est l’occasion de découvrir les liens esthétiques et philosophiques qui alimentent l’imaginaire et la création artistique dans les interactions humains/robots.


Anne-Laure Thessard : Emmanuelle Grangier, vous êtes artiste plasticienne et travaillez notamment avec des danseurs et des robots open source. En quoi les robots ont-ils pu susciter chez vous l’envie de créer un spectacle de danse ? Vous y abordez également des thématiques philosophiques, quelle place y trouve donc la philosophie ?

Emmanuelle Grangier : Ce qui est amusant c’est que je suis venue à la danse, à m’intéresser, à questionner le corps en mouvement dans un espace, par les robots. Ce sont eux qui ont suscité en moi ce désir. Quand j’ai rencontré le chercheur en robotique développementale (qui s’inspire du développement à la fois moteur et cognitif du très jeune enfant) Arnaud Revel et qu’il m’a proposé de travailler avec le robot Nao, il m’a paru évident que si je voulais questionner cette relation, disons plutôt ce lien, entre l’humain et le robot, je ne pouvais le faire qu’en passant par le corps, par la différence des corps, corps robotique et corps humain, par leur confrontation, leurs différences morphologiques et de fait comportementales.

Quand je rencontre un nouveau robot avec mes danseurs, nous commençons toujours par un jeu : les danseurs font un mouvement ou un geste et on essaye de le transposer dans le corps du robot, non pas de le reproduire, de l’imiter, ce qui pour moi n’a pas d’intérêt ! Mais de trouver des correspondances du processus gestuel dans le « corps robotique ». Inévitablement cela donne un geste tout à fait différent. A l’inverse si l’on part d’un geste robotique et qu’on le transpose dans le corps humain, on obtient un geste là encore d’une toute autre qualité.

Résidence Poppy N+Z avec Bi-Jia Yang et Poppy N

La confrontation ou tout simplement la mise en présence d’une intelligence corporelle radicalement autre, la recherche d’un langage commun qui ne peut être que singulier et nouveau, nous poussent à questionner l’humain, à tenter de redéfinir le fait d’être humain. Il me semble que c’est par là que se glisse la philosophie dans mes pièces et mes performances. Les robots sont, pour moi, des « outils de penser » !

« J’aime particulièrement travailler avec des robots qui ont cette intelligence du corps, chez lesquels tout n’est pas écrit, programmé, dont le mouvement, le comportement s’inscrivent dans un rapport à un environnement »

La question de l’altérité, de la possible émergence d’une altérité radicale traverse l’ensemble de mon travail artistique. Je m’explique. J’aime particulièrement travailler avec des robots qui ont cette intelligence du corps, chez lesquels tout n’est pas écrit, programmé, dont le mouvement, le comportement s’inscrivent dans un rapport à un environnement, etc. Ce qui m’intéresse chez ce type de robot est le moment où on (celui qui regarde et celui qui interagit) perçoit le robot comme suffisamment autonome pour le considérer comme un autre, avec lequel on va pouvoir communiquer d’égal à égal, mais un autre de nature radicalement différente.

Il me semble important de revenir un peu sur cette idée d’altérité. L’altérité est un concept philosophique récent, aujourd’hui lié à la conscience de la relation aux autres, considérés dans leur différence. C’est aussi la reconnaissance de l’autre dans sa différence. Une exploration rapide de la littérature à travers les siècles, ou tout simplement l’observation de ce qui nous entoure, montre la difficulté qu’ont les humains à partager leurs différences, à s’accepter, à dialoguer en dehors des jugements, des discriminations, etc.

« Envisager, entrevoir la possibilité d’une nouvelle forme d’altérité robotique bouleverse fondamentalement le concept d’altérité, tel qu’il a été défini jusqu’ici. »

Nous pensons l’altérité souvent à partir de notre propre imaginaire, de nos propres valeurs, de notre propre vision du monde que nous utilisons « naturellement ». Or, dans le terme « autrui », il y a « autre » qui s’oppose à « moi ». L’autre n’est pas moi. Il est un autre que moi. Il est certain que des abîmes nous séparent. Mais il est communément admis que, pour qu’il y ait une communication entre l’autre et moi, il doit y avoir quelque chose de commun qui garantisse cette communication. Il faut donc qu’il y ait un « même », voire que ce même prévale sur « l’autre ». Au delà de toute différence, il y a en face de moi un être humain, en chair et en os, de la même nature que moi et partageant la même condition. Envisager, entrevoir la possibilité d’une nouvelle forme d’altérité robotique bouleverse fondamentalement le concept d’altérité, tel qu’il a été défini jusqu’ici. Cela implique donc de repenser sa définition.

Résidence Sniper, Guerrilla, Shark, Razor et les autres, photographie Charles Sauvat

Le robot n’est pas de chair et de sang, c’est déjà, évidemment, un premier niveau d’altérité, radicalement différente ! Mais ce qui m’intéresse surtout au-delà de son apparence physique (souvent inspirée du vivant), ce sont ses comportements, la possible reconnaissance d’une forme de grâce, de singularité à se mouvoir, à être présent au monde, finalement tout ce qui relève du langage du corps, sa capacité à faire émerger, inventer pourrait-on dire, de nouveaux langages. Au delà du corps robotique lui-même, c’est surtout cela que l’on pourrait reconnaître comme autre, une nouvelle forme d’altérité tout à fait singulière et inédite.

C’est de cela dont il est question dans mes performances. Une altérité qui se libère de son attachement au « même » où la différence est appréhendée pour son secret, son étrangeté, sans nécessité de faire référence au « même », à notre univers.

« J’aime cette phrase de Derrida dans Le Concept du 11 Septembre, « Autrui est secret parce qu’il est autre ». »

Mais pour cela il est indispensable que le robot se détache, s’émancipe de tout modèle humain pour assumer pleinement sa nature et sa condition robotique. Il nous permettra alors peut-être, si nous accédons à une reconnaissance de son altérité robotique, de penser pleinement l’altérité dans son mystère, la reconnaître sans dévoiler son secret. Les relations humaines s’en trouveraient alors profondément bouleversées et pourquoi pas apaisées !

ALT : Votre pratique de la création de spectacle humains/robots est centrée autour du langage, le langage verbal et le langage corporel. Selon vous, les deux sont indissociables. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

EG : Oui, il me semble que l’on ne peut ni penser, ni questionner, ni travailler l’un sans l’autre.

Je travaille beaucoup avec la voix : les danseurs chantent, parlent mais surtout ils produisent des bruits, des sons avec leur corps, avec leur voix qui pour moi fait partie intégrante du corps.

Dans la performance Poppy N+Z (développée en collaboration avec le chercheur en robotique Pierre-Yves Oudeyer et l’équipe Flowers de l’Inria à Bordeaux) la question du langage est centrale. J’ai commencé par construire un répertoire de correspondances entre phonèmes et gestes, entre mots et mouvements. Rapidement, cette dissociation m’est apparue très artificielle et nous avons ensuite travaillé l’oralité, les sons, les mouvements et les gestes simultanément, en associant d’ailleurs différents langages et notamment le langage des indiens Pirahà, mais aussi différentes formes verbales comme les langages sifflés et ceux qui sont articulés, tout cela dans l’idée d’un plurilinguisme.

« Finalement, non seulement on ne peut pas détacher le reste du corps de la voix, mais le corps lui aussi participe au sens des mots : il crée du sens ! »

En mélangeant plusieurs langues parfois très différentes, j’avais le désir de travailler les sons, la musique de la langue et d’essayer de dire simplement que si l’on associe ou si on laisse venir un geste, un mouvement sur un son, qui peut être un mot ou une phrase, on donne à ce son un sens. Ce sens peut d’ailleurs peut être différent de celui du mot ou de la phrase. Finalement, non seulement on ne peut pas détacher le reste du corps de la voix, mais le corps lui aussi participe au sens des mots : il crée du sens !

« Le philosophe est aussi présent sur scène, sa parole s’incarne dans un corps en mouvement, aux prises avec son environnement. »

J’avais aussi envie de faire intervenir et se croiser, s’entremêler, se répondre différents registres de langages : le langage de l’artiste, le langage du danseur, du musicien et celui du philosophe. Le philosophe est aussi présent sur scène, sa parole s’incarne dans un corps en mouvement, aux prises avec son environnement. C’est une idée de la philosophie que j’aime bien. Et le philosophe lui aussi improvise : il performe. Ce qui n’a pas été pas facile. Quand nous avons parlé avec le philosophe Ludovic Duhem, il en avait le désir mais c’était bien sûr aux antipodes de la posture généralement assise et frontale du philosophe, le nez souvent dans ses notes. Il fallait déconstruire un peu les choses… Quand j’en ai récemment parlé avec vous Anne-Laure Thessard, vous m’avez d’ailleurs tout de suite dit : « je préférerai qu’on ne me voie pas trop, que je sois un peu hors-champ » mais je ne désespère pas… Dans ma première pièce, j’ai réussi à mettre sur scène un chercheur en robotique, alors tout est possible !

Résidence Sniper, Guerrilla, Shark, Razor et les autres, photographie Léos Ator

Le robot est, par essence, un être de langage. Parce que son ADN, son code – le langage informatique – est un langage-action, un langage qui n’a qu’un seul but, agir et qui est immédiatement traduit par une action. Mais ce qui m’intéresse tout particulièrement ce sont ces robots nouvelle génération : cette intelligence artificielle que l’on a longtemps appelée de « bas niveau », celle qui part du corps, d’une intelligence corporelle pour petit à petit, au fur et à mesure de ses dialogues, de ses interactions avec son environnement, faire émerger des capacités cognitives, notamment langagières. Toutes les formes de proto-langages que l’on observe chez les robots semblent être des langages qui associent toujours le corps et la voix. Le lien corps/langage chez les robots a beaucoup à nous apprendre concernant les humains !

ALT : Les robots sont intéressants pour eux-mêmes, du point de vue technique de leur usage et pour ce qu’ils ont à nous apprendre sur le fonctionnement physique et cognitif des êtres vivants (humains et animaux), mais ne seraient-ils pas aussi un formidable prétexte de réflexion et de méditation philosophique sur ce qu’est être humain ?

EG : Pour moi effectivement, les robots sont de merveilleux outils pour penser l’humain. Ils mettent aussi en lumière l’inconnu chez humain.

Par leur différence radicale, ontologique, ils nous renvoient à notre « être humain », par les langages que nous allons devoir inventer pour coexister, pour communiquer, ils interrogent les origines de notre propre langage. Le chercheur Pierre-Yves Oudeyer (Inria Bordeaux), avec lequel nous travaillons est également, c’est amusant, primatologue. D’une certaine manière le robot nous fait faire, très naturellement paradoxalement, le grand écart : il interroge à la fois nos origines et notre devenir humain.

Mais aussi, surtout peut-être (et cela évidemment est très lié), à travers la question simple et fondamentale « Qu’allons-nous faire avec ces robots ?» et ses corollaires « Comment allons-nous cohabiter, coexister, collaborer ? Que vont-ils apporter à l’humain ? ». Toutes ces questions incontournables, posent de façon pressante, la question du devenir travail. D’ailleurs, à l’origine, le robota signifie bien : « travail, labeur ». Il a été inventé en 1920 par l’écrivain tchèque Karel Çapek. Il l’avait créé pour l’une de ses pièces de théâtre R. U. R. (Rossum’s Universal Robots).

« Les robots bouleversent la notion de travail et nous poussent à la redéfinir profondément. »

Les robots ont investi depuis longtemps maintenant les espaces de travail et pourtant c’est un chantier de pensée qui reste encore relativement vierge du point de vue artistique. On sait aujourd’hui que la robotique modifie le paysage professionnel, son organisation et surtout ses temporalités. Sur certaines tâches, les robots travaillent 10 fois parfois 1000 fois (pour les robots traders) plus vite qu’un être humain, même si évidemment ils n’ont pas les mêmes compétences. Les robots bouleversent la notion de travail et nous poussent à la redéfinir profondément.

Résidence Sniper, Guerrilla, Shark, Razor et les autres, photographie Léos Ator

Les robots ne peuvent pas être simplement les outils de l’accroissement de la productivité. Ce serait aujourd’hui tout à fait absurde et obsolète. Il y a urgence à repenser cette notion de travail dans une perspective d’ «être humain». Il y a, me semble-t-il, urgence à s’écarter des représentations contemporaines du travail, qui sont encore foncièrement très liées à la notion d’emploi. Toutes ces évolutions et questions nous ramènent à ce que signifie « faire œuvre ».

« Je pense qu’il y a urgence à envisager différemment l’opposition « temps libre / temps de travail »  qui devient peu à peu inopérante. »

Il ne s’agit pas ici de « faire oeuvre » au sens d’oeuvre artistique mais de « faire oeuvre » dans tout travail, au quotidien, d’oeuvrer pour un collectif, par exemple. Encore une fois, je pense qu’il y a urgence à envisager différemment l’opposition « temps libre / temps de travail »  qui devient peu à peu inopérante. Il y a aujourd’hui urgence à mettre en œuvre ce chantier de réflexion devenu fondamental dans des situations économiques volcaniques où les robots (et ils ne sont pas les seuls) jouent très souvent le rôle de boucs émissaires.

Je dirais même que du point de vue artistique les robots, les intelligences artificielles en particulier, invitent l’artiste à retisser les liens avec ce qu’est « faire œuvre ».

De nombreux exemples en sont l’illustration. Pour n’en citer qu’un Deep Dream, (nom très poétique !) peut créer des représentations qui sont du point de vue humain des fantasmagories, des invitations au rêve, à la méditation, à la réflexion, etc. Sont-ce des œuvres artistiques ? Comment les artistes peuvent-ils s’inspirer de ces dispositifs pour « faire œuvre » ? Ce sont des questions qui ne méritent peut-être pas de réponse là, tout de suite, mais qui sont de formidables occasions d’expérimenter !

 

Une interview réalisée par Anne-Laure Thessard Toutes ses publications

2 commentaires pour “« Les robots sont, pour moi, des « outils de penser » ! » – Emmanuelle Grangier

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