Comment envisager l’enseignement de la philosophie en dehors des salles de classe et l’exporter dans d’autres lieux ? La philosophe Laurence Bouchet a accepté de répondre à nos questions sur le sujet en nous présentant son parcours et sa vision de la philosophie pratique.
D’abord enseignante de philosophie en classe de terminale, elle a fait le choix de se mettre à son compte pour amener des publics très divers à pratiquer la philosophie par le biais d’ateliers. Elle y fait le pari d’une philosophie accessible à tout un chacun, sans renoncer pour autant à l’exigence de cette discipline. Elle entend poursuivre cette diffusion de la philosophie pratique avec la « Philomobile » et un voyage allant de Pontarlier à Casablanca, avec l’objectif de relier les philosophes praticiens de France, d’Espagne et du Maroc.
La Pause Philo : Pouvez-vous nous exposer votre parcours et ce qui vous a amenée à quitter le métier d’enseignante pour devenir une philosophe praticienne ?
Laurence Bouchet : Après des études de philosophie en classe préparatoire puis à la Sorbonne, et après avoir dispensé moi-même un enseignement classique en classe de terminale pendant 25 ans, même si j’étais très bien notée par les inspecteurs et par l’administration, j’ai fini par prendre conscience que cet enseignement ne contribuait pas suffisamment à donner un pouvoir sur soi et une autonomie de pensée aux jeunes esprits. Il ne les aidait pas non plus à s’emparer de la culture philosophique quand, dans le pire des cas, il ne produisait pas l’inverse : des esprits serviles et effrayés par la culture.
Les deux dernières années de mon enseignement au lycée, j’ai partagé mon temps en consacrant un mi-temps pour le lycée et un mi-temps pour mon auto-entreprise, afin de travailler dans d’autres cadres : prisons, entreprises, hôpitaux, associations diverses, écoles primaires et collèges ainsi qu’avec des particuliers qui se forment à la pratique philosophique. J’ai pensé que ces activités au dehors donneraient plus de sens à ce qui pouvait se passer au lycée, que je pourrais ainsi montrer aux élèves que l’exigence de la pensée philosophique et ce qu’elle peut apporter n’est pas réservée à l’année de terminale et à l’exercice ponctuel de la dissertation ou du commentaire au baccalauréat, et qu’elle peut être bénéfique pour toute l’existence. Tout au long de notre vie, nous sommes en effet confrontés à des questions existentielles, politiques, morales, esthétiques ou métaphysiques et l’habitude de la réflexion philosophique peut nous aider à mieux les appréhender et à faire ainsi notre chemin.
« Pour penser nous avons besoin de temps, de recul, de distance, toutes choses incompatibles avec le lourd programme de terminale »
Toutefois cela n’a pas produit l’effet escompté. D’un côté j’expérimentais en prison, mais aussi avec des élèves infirmières et des enfants d’écoles primaires la liberté du questionnement, le plaisir de confronter des interprétations de textes, et de l’autre je retrouvais des élèves qui voulaient essentiellement des recettes pour réussir au mieux leur dissertation, mais qui ne voulaient pas penser, qui ne pouvaient pas penser dans ce cadre-là. On ne saurait le leur reprocher, la philosophie en France n’est malheureusement enseignée qu’en classe de terminale et comme épreuve pour le baccalauréat.
Or, pour penser, comme on le constate par exemple dans les dialogues de Platon, il faut le loisir de s’aventurer, d’essayer des hypothèses, de les questionner, de prendre conscience que l’on se trompe, et de recommencer pour parfois n’aboutir à aucune réponse. Nous avons besoin de temps, de recul, de distance, toutes choses incompatibles avec le lourd programme de terminale et l’état d’esprit qui règne trop souvent dans l’éducation nationale : un certain rapport au savoir où l’erreur et l’ignorance sont considérées au mieux comme des pertes de temps, au pire comme des fautes honteuses. Dans ce système, il faut donc se précipiter vers la bonne réponse sans avoir pris le temps de réfléchir.
« La pratique philosophique invite au questionnement et développe le goût du problème »
Cependant, il ne faudrait pas se méprendre, la pratique philosophique ne craint pas la reconnaissance de l’ignorance, l’erreur et le tâtonnement mais elle n’en est pas moins une discipline exigeante. Si elle se refuse au dogmatisme d’un enseignement qui prétend apporter LA réponse en fonction de l’intérêt du professeur pour tel ou tel philosophe, Kant, Nietzsche, Spinoza, etc., elle ne sombre pas pour autant dans le relativisme où tout se vaut et pour lequel la première opinion venue serait satisfaisante. Non, la pratique philosophique invite au questionnement, elle développe le goût du problème, elle a confiance en la raison que chacun possède, c’est-à-dire qu’elle reconnait que chacun peut, grâce au développement de cette faculté, prendre du recul avec ses opinions.
LPP : Dans votre livre Philosopher pour se retrouver, vous invitez vos lecteurs à s’approprier la pensée philosophique et à la vivre au quotidien. Que signifie pratiquer la philosophie ?
L. B. : Pratiquer la philosophie implique de s’entrainer à développer des compétences comme les participants s’y exercent dans un atelier : argumenter, objecter, questionner, problématiser, analyser, synthétiser, exemplifier, conceptualiser. Et cela suppose beaucoup d’entrainement, un peu comme pour la pratique d’un sport qui implique régularité et constance.
Argumenter implique d’être clair, ce qui n’est déjà pas chose aisée, nos discours sont souvent confus et abscons. La pratique philosophique implique d’y mettre un peu d’ordre, en repérant par exemple les mots clés sur lesquels s’appuie notre argument. Objecter n’est pas non plus chose aisée. Nous affirmons que nous ne sommes pas d’accord, mais il arrive souvent que nous ne puissions pas formuler l’idée avec laquelle nous disons être en désaccord. C’est que fréquemment nous nous laissons embarquer par nos émotions, pris dans une colère nous faisons alors feu de tout bois, les propos de l’autre n’ont plus d’importance, nous les transformons si besoin afin de mieux manifester notre ressenti et de nous y enfermer.
« Pour assumer un choix, il faut savoir qu’il n’est pas absolu »
Or, la pratique philosophique invite à se confronter le plus qu’on le peut à l’altérité. Entendre ce que dit l’autre, ne pas s’enfermer ni dans son ressenti ni dans son point de vue. Savoir donc aussi problématiser, c’est-à-dire comprendre la question qui est à l’origine de ce telle ou telle thèse que nous affirmons, comprendre qu’à cette question on pourrait répondre différemment et que cela pourrait avoir également du sens. Ce qui ne conduit pas pour autant au relativisme, car l’attitude philosophique implique d’assumer un choix, et pour le sujet qui s’engage tout ne se vaut pas. Mais pour assumer un choix, il faut savoir qu’il n’est pas absolu, accepter donc une part d’incertitude, savoir qu’il y a d’autres voies possibles que celles que nous empruntons et qui ont du sens.
LPP : En quoi la philosophie peut-elle fournir un lien avec soi-même, en tant qu’individu ?
L.B. : La pratique philosophique engage la subjectivité de l’être. En cela elle s’inscrit plus particulièrement dans la lignée de Socrate, qui interpelait ses concitoyens et leur demandait de rendre compte d’eux-mêmes, ainsi que des philosophes existentialistes pour lesquels la philosophie n’est pas un exercice théorique de compréhension du monde détaché de ce que nous sommes et de ce que nous vivons. Celui qui participe à un atelier ou qui fait une consultation philosophique ne se contente pas de penser, il est invité à penser ce qu’il pense et à se regarder penser, à se connaître un peu mieux lui-même. Y a-t-il un problème dans ce qu’il pense ? Est-il entêté ? Est-il au contraire influençable ? Est-il clair ? Remarque-t-il qu’il ne répond pas à la question ?
Ce travail n’est pas facile et il entraine souvent des résistances, car nous n’aimons généralement pas nous regarder nous-mêmes. Souvent, pour nous faire accepter et par désir de reconnaissance, nous avons forgé une image idéale de nous-mêmes et nous supportons mal de constater notre imperfection. Mais la pratique philosophique invite à se réconcilier avec soi-même et à se choisir, aurait dit Kierkegaard, c’est-à-dire à s’engager pleinement dans l’existence tout en ayant conscience de la situation concrète dans laquelle nous nous trouvons, de l’être limité que nous sommes et des choix par lesquels notre individu se forme.
LPP : Vous animez des ateliers de philosophie dans de multiples lieux : écoles, maisons d’arrêt, entreprises… Vous vous apprêtez d’ailleurs à vous lancer dans une grande aventure en compagnie d’autres praticiens de la philosophie : un voyage à bord de la « Philomobile », de Pontarlier à Casablanca ! Pouvez-vous nous présenter cette initiative et ce qui vous a donné l’idée de la mettre en place ?
L. B. : J’ai à coeur en effet de montrer que la philosophie s’adresse à tous même si elle est difficile et exigeante. Tout un chacun peut en tirer des bénéfices. C’est pourquoi j’ai acquis et aménagé un petit camion, la Philomobile, dans lequel il est possible de faire des ateliers et avec lequel je me déplace dans toute la France, et bientôt jusqu’au Maroc si nous parvenons à faire aboutir ce projet.
Je rencontre souvent des personnes qui ont de forts a priori à l’égard de la philosophie. Elles pensent qu’il va s’agir d’un cours auquel elles ne comprendront rien ou qui les laissera complètement indifférentes, ou encore que le philosophe leur dira comment elles doivent penser. Or, l’exercice proposé par la pratique philosophique est très différent puisqu’il s’agit d’inviter les participants à une démarche beaucoup plus active qui conduit à s’engager, à être présents et à l’écoute tandis que lors d’une conférence on peut facilement penser à autre chose et rester confortablement avec soi-même.
Certains sont alors agréablement surpris, ce n’est pas ce qu’ils attendaient. Ils sont prêts à fournir ce travail (qui peut être aussi appréhendé comme un jeu) de chercher des hypothèses ou des interprétations d’un texte et de les questionner. Ils éprouvent alors le plaisir de la réflexion, le plaisir quasi esthétique des belles idées qui émergent. Ils aiment se laisser surprendre par l’inattendu.
Mais d’autres, qui considèrent le savoir comme un ensemble de réponses immuables qu’on trouverait toutes faites chez les grands auteurs et qui constitueraient autant de barrières contre l’ignorance, sont déstabilisés, car l’atelier de philosophie les invite au contraire à regarder les problèmes que peuvent contenir ces réponses. Les participants prennent alors conscience qu’ils ne savent pas ce qu’ils croyaient savoir et que parfois à l’inverse ils savent ce qu’ils croyaient ne pas savoir.
« Plutôt que de prendre le temps de la réflexion, nous préférons fuir ces questions pour nous réfugier dans des réponses toutes faites »
L’esprit humain supporte mal l’incertitude. Peut-être est-ce parce que dans les premiers temps de notre aventure humaine nous avons eu besoin de certitudes pour agir et nous adapter à notre environnement. Mais la survie et l’adaptation ne sont plus notre premier souci maintenant que nous sommes arrivés à un stade avancé de développement. La disponibilité offerte est angoissante, car elle peut nous conduire à nous interroger sur le sens de notre vie et, à cette question nous n’avons pas de réponse préétablie. Alors souvent, plutôt que de prendre le temps de la réflexion nous préférons fuir cette angoisse, fuir ces questions pour nous réfugier dans des réponses toutes faites et dans toutes sortes d’activités plus ou moins divertissantes, plus ou moins abrutissantes.
L’esprit humain a une forte propension à la paresse, il se rigidifie et tombe dans le dogmatisme, qui est un refuge contre l’angoisse de l’incertitude. Le dogmatique éprouve une sorte d’angoisse au second degré, car il est angoissé par son angoisse de ne pas savoir et il cherche à camoufler ce sentiment. Cela se traduit par un excès de certitude. Il lui faut convaincre tous ceux qu’il rencontre pour se rassurer et s’il n’y parvient pas son angoisse insupportable se manifeste par de la colère, du mépris voire dans le pire des cas par de la violence physique.
« Par des exercices toujours renouvelés, la pratique philosophique invite à s’assouplir »
La pratique philosophique nous invite à nous défaire du dogmatisme qui ne s’empare pas seulement de la religion dont il est beaucoup question en ce moment, mais qui prend de multiples formes, car il constitue une tendance forte de l’esprit humain. Par des exercices toujours renouvelés, elle invite à s’assouplir, tout en s’engageant en tant qu’individu capable de développer une pensée autonome.
Elle entraîne pour celui qui s’y exerce régulièrement une santé de l’esprit : apprendre à regarder les problèmes sous tous leurs angles sans s’enfermer dans une perspective, tout comme le sport permet une santé et une liberté du corps, elle procure un plaisir de sentir ses facultés se développer et sa personnalité se former.
La pratique philosophique est un mouvement qui se développe depuis quelques années en France et dans le monde. Le projet du voyage jusqu’au Maroc a pour objectifs d’établir des dialogues entre les personnes et les cultures. Tout au long du chemin nous animerons des ateliers avec des enfants, des adolescents, des adultes. Nous questionnerons, conterons et interpréterons des textes philosophiques de diverses traditions. Ce voyage permettra aussi de faire connaître la pratique philosophique et tous ceux qui la promeuvent en Espagne, en France et au Maroc. Avec les personnes qui travaillent sur ce projet, nous souhaitons établir un réseau transnational de praticiens philosophes qui échangeront sur leur pratique et qui contribueront à développer la philosophie et l’exercice de la pensée critique indispensable au développement de chacun et de tous.
Pour en savoir plus :
– le site de Laurence Bouchet : https://www.laurencebouchet-pratiquephilosophique.com
– sa chaîne Youtube : https://www.youtube.com/channel/UCsYEgIopFnQ0Nxje1G3ng3g
– soutenir la Philomobile : https://www.leetchi.com/c/projets-de-philomobile
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