Quelle place pour les philosophes dans la cité ?

À quoi sert la philosophie ? À qui s’adresse-t-elle ? Comment peut-elle venir nous accompagner dans notre vie quotidienne, nos études, notre travail… ?

La philosophie pratique intrigue et ne cesse de se développer en France et à l’international. Et ce d’autant plus depuis la crise du Covid-19 en 2020, où les confinements successifs nous ont forcés à nous confronter aux bullshit jobs et au manque de sens général que l’on peut avoir tendance à ressentir dans nos activités diverses. Il semble apparaitre plus clairement que la philosophie peut venir en aide dans des périodes de questionnement, en alternative ou en complément à des analyses psychologiques ou sociologiques. Aussi, la philo pratique connait une phase d’expansion « hors-les-murs » de l’Université, ou pourrait-on dire « dans la cité ». Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ?

À l’occasion d’un événement de l’association Eklore, qui aura lieu le 28 mai 2024 à Paris (pour y assister, c’est par ici !), le média La Pause Philo et l’association Faire Philo vous partagent les approches de leurs membres de la « philosophie dans la cité », qui nous ont partagé leur propre vision de leur métier.

En tant que philosophes praticiens, que plaçons-nous derrière l’expression « philosopher dans la cité » et, surtout, comment mettons-nous en œuvre concrètement cette approche de la philosophie ?

Une philosophie « en dehors »

La première caractéristique évidente de la philosophie dans la cité est de ne pas être enfermée entre les murs des universités et des bibliothèques. Si la discipline s’est consolidée au cours des derniers siècles dans des cercles fermés, lui conférant une aura élitiste, les mouvements visant à l’introduire auprès du grand public visent précisément à briser cette image, qui ne reflèterait pas la véritable nature de la philosophie. Il ne s’agit pas d’un savoir « froid », mais au contraire d’une pensée en action, qui s’exerce.

D’abord, cette pratique serait une forme de retour aux sources de la philosophie antique. Pour Marianne Mercier, « philosopher dans la cité renvoie à Socrate qui arpentait les rues d’Athènes pour venir interpeller les passants et les pousser à se questionner », ce que Sophie Sendra appuie : « à l’origine, parcourir la cité en répondant aux questions posées permettait de faire vivre une philosophie, et aujourd’hui ces pérégrinations peuvent prendre des formes diverses, les déambulations sont désormais variées et protéiformes. ». Si le fond de la démarche reste le même, les approches qu’elle emprunte s’adaptent à leur époque et vont chercher les citoyens là où ils se trouvent, à tout âge : à l’école, au travail, sur les réseaux sociaux…

Pour Camille Soler, « les philosophes dans la cité sortent la philosophie des étagères des bibliothèques pour lui (re)donner sa place dans la vie quotidienne ». On peut constater en premier lieu que l’on sort ici du côté solitaire souvent attribué au philosophe, le nez plongé dans ses livres en grattant sa barbe blanche. Il s’agit au contraire de replacer la philosophie dans le quotidien, en allant, selon Jérémie Supiot « à la rencontre de non-philosophes pour mettre à profit ses connaissances et compétences ». C’est donc un déplacement géographique, un changement de lieu. William Bernaud pointe également la question de « l’espace public : à qui s’adresse le/la philosophe, à travers quels espaces et quels médiums ? ». C’est pour Elsa Massah une philosophie « itinérante », qui « va à la rencontre des personnes, accueille les idées, les questionne, propose des temps de prise de recul ».

Se dessine alors une vision de la philosophie dans la cité comme étant nécessairement mouvante dans l’espace, prenant elle-même l’initiative d’aller à la rencontre de divers publics. Ce que Clément Bosqué résume en disant qu’il s’agit de « faire de la philosophie là où on ne l’attend pas, d’amener la pensée dans les lieux et les temps où elle n’est, en apparence, pas requise ».

Une philosophie médiatrice, traductrice

Philosopher dans la cité, c’est une opération de traduction. Le philosophe apparaît également pour Martin Bolle comme « un médiateur entre les différents acteurs ou citoyens », à la jonction de différents univers. La personne qui va intervenir en tant que philosophe dans la cité, se situe elle-même entre des mondes très différents : la sphère des idées et/ou académique, le monde professionnel, sa propre place citoyenne…

Ayant souvent un parcours universitaire, sa fonction est aussi de faire le pont entre les savoirs scientifiques et le grand public, entre les connaissances des anciens et le monde contemporain. Florent Couturier-Briois considère que le philosophe « fait le lien entre la mémoire des fondements d’une tradition et l’actualisation des questionnements de ses concitoyens ». Car le propre de la philosophie, c’est bien son universalité, et il est du rôle du philosophe dans la cité que de mettre en valeur l’actualité des propos des grands penseurs, remontant jusqu’à l’Antiquité.

 

Comment cette pratique de la philosophie s’opère ?

  • S’étonner comme un enfant pour amener le questionnement

La première étape, est celle de « faire l’expérience du sensible en préservant sa capacité d’étonnement » pour Mathieu Picard, ce qui finalement consiste à regarder le monde avec des yeux d’enfants. Camille Soler nous explique que « l’enfant sait spontanément tout questionner et s’étonner de tout. C’est une compétence humaine que nous perdons souvent en passant à l’âge adulte au gré de toutes les fatalités ou les désillusions qu’on peut y traverser ». C’est donc un exercice qui consiste à se détacher de nos certitudes, de ce qui nous semble évident, pour venir tout observer sous un œil neuf. Ce qui n’est pas sans faire penser à la célèbre maxime d’Aristote, pour qui « l’étonnement c’est le commencement de la philosophie ».

 

  • Cultiver l’art du dialogue pour s’autoriser à penser

Pratiquer la philosophie, c’est aussi adopter une posture de dialogue et d’écoute, sans laquelle le questionnement ne pourrait apparaître. Pour Valentin Delagrange, le philosophe dans la cité a pour rôle de « mettre en œuvre les conditions de ce dialogue, c’est à dire, le respect, l’accueil de l’autre dans sa singularité, un référentiel compatible pour s’échanger des idées ». Cet exercice est d’autant plus périlleux qu’il implique de se distancier de ses propres présupposés et d’être en mesure de s’auto-observer. Elsa Massah nous explique que « c’est donc une écoute active entière sur les mots utilisés, sur les silences, le non-verbal afin d’être en justesse avec la pensée de l’autre. C’est un moment intense d’attention pour utiliser les méthodes et les approches philosophiques afin d’amener les autres à faire le tour de leur pensée : voir comment ils pensent, les limites et les conséquences de leurs présupposés, la possibilité de changer d’idées en dissociant leur idée de leur identité. »

 

  • Une philosophie en action

Et quel est le but de cette démarche ? C’est par l’étonnement sur le monde et un dialogue dépourvu de jugement, que l’autre peut être amené à formuler et développer sa propre pensée. Pour William Bernaud, « la posture part nécessairement de questionnements plutôt que de réponses déjà faites. Il s’agit, avant de vouloir partager des idées, de créer des espaces pour se poser des questions qui peuvent concerner d’autres humains, et de le faire avec le plus de rigueur possible dans le raisonnement. »

C’est pourquoi nous parlons ici bien de « pratique » de la philosophie : il s’agit d’un processus en perpétuel mouvement, qui s’apprend, et qui est accessible à toutes et tous. Une pensée devenue statique est par définition stérile, la capacité d’étonnement ne doit jamais nous quitter !

Constater l’universalité de nos questionnements apporte du réconfort, confronter notre pensée à celle des autres permet aussi de préciser la nôtre, tout en s’apercevant que, même si nous ne sommes pas d’accord, nous sommes en mesure de nous entendre et de nous comprendre.

Car il s’agit d’une conception de la philosophie comme étant nécessairement impliquée, engagée sur les enjeux de son temps. William Bernaud nous dit « je vois cette expression comme un pléonasme, car le/la philosophie est, quoi qu’il/elle le veuille, inscrit dans une société, il n’y a pas de philosophie qui ne soit pas située ». Pour Anne-Adeline Fourtet, philosopher dans la cité est « une pratique de la philosophie au service de problématiques locales, urbaines, sociales, autour du « vivre-ensemble-en-harmonie » ». Jérémie Supiot rajoute que le/la philosophe « n’est pas mu par le seul désir d’approfondir des questions d’ordre philosophique, mais aussi et avant tout de répondre à des enjeux politiques ou éthiques concrets, in situ, c’est à dire dans la cité ».

Cela revêt d’autant plus d’enjeux que la philosophie dans la cité peut être amenée à s’adresser à des personnes qui n’ont pas l’habitude de cette pratique. Clément Bosqué nous dit : « je constate que les publics auxquels je m’adresse apprécient de se sentir « autorisés » à penser leur pratique, à être des praticiens intelligents ». Marianne Mercier ajoute que « défendre une philosophie « pratique » est une démarche de démocratisation des savoirs et d’éducation populaire ».

Nous touchons ici aux fondements de la vie en démocratie : permettre à chacun d’être en mesure d’exercer son propre entendement, de s’ouvrir à autrui et de se questionner ensemble plutôt que l’un contre l’autre, pour adresser des problématiques concrètes qui touchent au vivre-ensemble.

Qui est ce/cette « philosophe dans la cité » ?

Pour l’ensemble de nos membres interrogés, il n’existe pas de profil-type du/de la philosophe dans la cité. Pour Mathieu Picard, « le philosophe n’a pas de parcours, de place dédiée, ce n’est pas une posture non plus, il s’agit de se questionner et de questionner le monde ».  Aussi, le fait d’avoir suivi une formation académique n’apparait notamment pas comme étant forcément indispensable pour certains, tandis que pour d’autres elle demeure un passage nécessaire. Ainsi Sophie Sendra nous dit qu’ « il est préférable d’avoir une formation en philosophie même si le parcours peut prendre différentes voies. Il-elle ne peut avoir une posture de « sachant-e » car les réponses données ne sont que provisoires. Seules les questions sont permanentes ».

Clément Bosqué complète en disant que la légitimité d’un.e philosophe n’est pas seulement académique, qu’il y a également « la fréquentation d’un environnement professionnel quel qu’il soit » qui entre en compte. Car comme l’explique Jérémie Supiot, il faut « aussi être curieux des autres approches et métiers, pour s’adapter à son public », sous peine d’apparaître hors sol et déconnecté des enjeux des personnes accompagnées.

Quelques exemples de pratiques…

  • En déambulation dans la cité

Cette approche est peut-être celle qui correspond le plus littéralement à l’expression « philosopher dans la cité », consistant à aller à la rencontre directe des personnes dans sa ville, son quartier… C’est le cas d’Anne-Adeline Fourtet, qui propose notamment des « causeries en déambulation (thématiques : la corruption, le genre, la parentalité, la grand-parentalité, la famille, l’amour, et bientôt l’autorité) » devant la mairie de sa ville. Autour d’un thème, il s’agit d’interpeler sur la place publique les personnes qui passent et d’engager le dialogue avec elles.

C’est également une pratique adoptée par Elsa Massah, qui nous donne un exemple concret, consistant à « philosopher avec des jeunes, avec des éducateurs spécialisés lors d’un « travail de rue » » : « les jeunes filles observent les codes de leur milieu et affirment que la femme se définit par le Sacrifice. En creusant cette idée, en sondant les représentations et les conséquences de cette affirmation, les jeunes vont peu à peu prendre du recul et reconsidérer cette « croyance » qui conduisaient leurs choix et leurs actes dans leur vie ».

 

  • En consultation individuelle

La philosophie peut également se pratiquer auprès d’individus, en alternative aux consultations psychologiques par exemple, en offrant des outils supplémentaires pour adresser en profondeur des questionnements existentiels. C’est le cas de Sophie Sendra : « ma double casquette de philosophe et de psychanalyste me permet d’accueillir des patients qui recherchent à la fois une forme d’introspection et de questionnements sur les phénomènes que nous propose le monde ».

 

  • Dans l’enseignement supérieur

L’enseignement supérieur est également un lieu d’expérimentation d’une philosophie pratique, dans des filières qui ne sont pas dédiées aux sciences humaines : écoles de commerce, d’ingénieur, du secteur médico-social, etc. Dans des questionnements éthiques et dans un souci de mettre en œuvre une pédagogie active, le dialogue philosophique est une belle opportunité pour amener à exercer son esprit critique.

 

  • Dans les organisations

La philosophie peut revêtir de multiples formes une fois appliquée dans le monde du travail. On peut penser en premier lieu aux métiers du conseil, mais cela se manifeste sans doute sous son angle le plus « pratique » à l’occasion d’ateliers de philosophie avec les équipes. C’est le cas parmi nos répondants pour Valentin Delagrange, Marianne Mercier ou Martin Bolle. Conférences et séminaires sont également l’occasion de donner à voir comment se fait la philosophie, comment se pratique un tel raisonnement appliqué à des problématiques concrètes. Pour Valentin Delagrange, « dans un cadre professionnel normalisant, il m’apparaît essentiel d’être en capacité de faire régulièrement des pas de côté et d’inviter tout un chacun à expérimenter cela. C’est aussi l’occasion d’enrichir et de gagner en profondeur dans les relations professionnelles ».

 

 

Pour aller plus loin :

 

Propos recueillis et synthétisés par Marianne Mercier

Avec la participation de Mathieu Picard, Florent Couturier-Briois, Camille Soler, Valentin Delagrange, Clément Bosqué, Martin Bolle, Jérémie Supiot, William Bernaud, Elsa Massah, Anne-Adeline Fourtet, Sophie Sendra

 

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