Rupture(s), essai de la philosophe Claire Marin paru en 2020 (Éditions Livre de Poche), s’intéresse aux multiples expériences de discontinuités qui rythment nos existences. Si l’on pense en premier lieu à la rupture amoureuse, elle peut aussi prendre la forme du deuil, de la fin d’une amitié, d’un changement de pays, de langue, de métier, de la maladie ou même de la naissance. Ébranlés par ces changements imprévisibles, nous devons apprendre à nous réinventer. Car la rupture n’est pas nécessairement déchirante et fracassante, elle peut aussi être joyeuse et attendue. Une même médaille peut avoir deux facettes, avec d’un côté l’effondrement, la brisure de nos existences, et de l’autre l’épuration, le nouveau départ.
Rupture(s) est un ouvrage court, à la lecture aisée et accessible. Sachant toucher directement le lecteur et son propre vécu, Claire Marin parvient à l’équilibre délicat entre une exploration érudite et rendre accessible un concept philosophique. C’est le genre de livre que l’on parcourt en s’interrompant pour noter des citations et souligner des passages, et que l’on a envie d’offrir à nos proches pour leur apporter du soutien. L’auteure démontre ici pleinement la capacité de la pensée philosophique à formuler nos douleurs et nos peines, à nous offrir un miroir et une compréhension de nos situations, bien loin du développement personnel de comptoir auquel nous sommes habitués sur ce type de thématiques.
Les points clefs à retenir du livre :
- Nos existences ne sont faites que de ruptures, de discontinuités et de hasard
- La rupture ne peut être nette, elle est nécessairement un déchirement et nous amène à redéfinir notre identité même
- Traverser la rupture, c’est mobiliser notre plasticité et nous adapter, en faisant le pari que la joie est au bout du chemin
Le livre en une question : « Que pouvons-nous faire de nos ruptures ? Et que font-elles de nous ? »
La fatalité du déchirement
Ouvrant sur la citation de Nietzsche « Nous sommes tenaces et on ne nous brisera pas en une nuit », Claire Marin nous offre déjà du baume au cœur en nous rappelant notre résilience, notre puissance de résistance.
Mais qu’est-ce que la rupture ? Le terme se distingue bien de celui de « séparation » qui, étymologiquement, implique que chacun redevienne la part entière qu’il était auparavant. La rupture est, quant à elle, une déchirure entre nos identités entremêlées. La rupture est un arrachement, elle est à la fois physique et psychologique. Nous n’en sortons pas tout à fait dans le même état qu’auparavant. Nous incorporons nos expériences, positives ou négatives. Elles marquent notre chair et continuent ainsi d’influer sur nos pensées et nos manières d’être. Aussi, une rupture « propre », « nette », apparaît impossible.
Les ruptures rythment nos vies et sont inévitables. Épisodes de douleur parfois fulgurants, elles nous obligent à nous confronter à nous-mêmes, et sont d’autant plus violentes à traverser qu’elles sont des expériences d’arrachement à ce qui nous est familier, à ce qui définit et construit notre identité.
Qui sommes-nous dans la tempête ?
Choisis ou subis, se pose la question de ce que ces événements nous apprennent sur nous-mêmes. Cela implique nécessairement de nous interroger sur ce qu’il reste de notre identité une fois la coupure effectuée. Claire Marin cite ainsi justement Léonard Cohen, questionnant « comment puis-je commencer quelque chose avec tout cet hier à l’intérieur de moi ? » (Beautiful losers).
Lorsque Claire Marin parle d’identité, elle précise que cela ne signifie pas qu’elle considère qu’il existerait un « soi véritable », une essence de notre être, que nous aurions pour mission de découvrir. Nos sociétés occidentales sont bercées par cette illusion qu’existerait au fond de nous un « moi authentique », unitaire, enfoui derrière notre éducation, les conventions sociales, mais aussi par notre propre volonté de le cacher au reste du monde et à nous-mêmes. Claire Marin indique au contraire que nous avons plusieurs identités à la fois, des masques que nous portons en fonction de nos interlocuteurs et des contextes où nous évoluons. Et que tout ceci est bien loin d’être dramatique.
À la source de cette fragmentation, l’auteure nous invite à envisager notre être comme étant « l’effet d’accidents, de hasards, modelé par le monde extérieur »… Et donc indissociable des ruptures et des allers-retours intérieurs qu’ils génèrent en nous. Ces déchirements nous font chaque fois apprendre quelque chose sur nous. Ainsi, notre mémoire, et ce que nous considérons comme notre identité, sont des compilations de ces fragments, des manières d’être et de penser que nous générons en nous à chaque expérience que nous vivons.
Traverser la nuit pour continuer d’exister
Dans ces conditions, est-ce seulement possible de passer à autre chose ? Rompre avec la rupture implique une plasticité, une souplesse nous permettant de survivre à la déformation de nos êtres face à la déchirure. Car la rupture ne nous oblige pas à la passivité, nous ne sommes pas condamnés à subir. Nous sommes en mesure de choisir et de nous y adapter, d’apprendre quelque chose sur nous sur le chemin.
Pour autant, Claire Marin ne tombe pas ici dans la pensée positive caricaturale, qui nous pousserait à voir chaque échec comme une possibilité d’apprentissage formidable, où chaque déchirement ferait systématiquement de nous un être un peu meilleur… Parfois, la rupture n’est qu’un gâchis, et l’échec n’est rien d’autre que lui-même, décevant. Le traumatisme ne nous quitte jamais entièrement, il reste toujours des fragments dans les détails de la mémoire. Le chemin pour avancer est semé d’embûches, nous n’avons pas toustes les mêmes dispositions à faire table-rase du passé.
Aussi, « après la rupture, je ne peux plus me penser comme avant, et je ne peux plus non plus penser comme avant ». À la manière d’une maladie fragilisant notre organisme et nous laissant des cicatrices, la vie ne peut jamais redevenir tout à fait ce qu’elle était. Toute rupture est un risque de se perdre, tout autant qu’elle est en mesure d’être créatrice en nous permettant de nous trouver. Et, dans la solitude de notre déchirure, c’est à nous qu’appartient l’espoir des lendemains heureux : « Prendre le risque de vivre, c’est faire le pari des joies possibles. Et avoir la force de se souvenir, même dans la nuit tragique, de l’étincelle de joie qui se tenait en elle ».
Pour aller plus loin :
– Le livre Rupture(s) de Claire Marin
Merci pour votre fiche de lecture de ce livre que je voulais lire après le livre de la même actrice « être à sa place » qui m’a passionné.
Merci à vous,
Philosophiquement et joyeusement
Rosen