Comment le peuple Arhuaco peut nous inspirer pour affronter la crise environnementale –  Interview de Gunnawia Matilde Chaparro

Les peuples autochtones sont-ils condamnés à disparaître et à se faire absorber par la culture dominante ? Peut-on faire cohabiter différentes conceptions de la Nature et de l’environnement ? Comment diversifier les voix dans les espaces de réflexion, débats et prises de décisions stratégiques ? Comment passer du local au global, et mener une action qui ait un impact à l’échelle internationale ?

Pour éclairer ces questionnements, nous avons interviewé Gunnawia Matilde Chaparro, une femme membre du peuple autochtone Arhuaco, de la Sierra Nevada de Santa Marta, en Colombie. Gunna a participé activement à la Cop 28, s’engageant notamment sur les questions environnementales. Au-delà des problématiques rencontrées à l’échelle locale par les Arhuacos, il s’agit de mener une action pour l’ensemble des peuples autochtones, confrontés à des difficultés similaires. L’enjeu de conserver ses spécificités culturelles est particulièrement délicat à l’ère de la mondialisation. En particulier face à la crise climatique que nous traversons, les peuples autochtones offrent des alternatives sur la façon de concevoir la Nature et l’appartenance de l’espèce humaine à celle-ci, pouvant bien inspirer à l’échelle du globe un changement de posture salutaire.

 

 

Sofi : Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter ?

Gunna : Lorsqu’on me pose cette question, la première chose que je dis c’est que je suis une femme arhuaca vivant dans la Sierra Nevada de Santa Marta, en Colombie. Je suis une personne très curieuse et très intéressée par les questions d’intérêt local qui ont un impact aux niveaux national et régional, et notamment les questions environnementales (en raison de mes racines culturelles). Ceci est quelque chose que je vis et que je respire quotidiennement. C’est pour cette raison que je m’efforce de contribuer aux nouveaux débats qui émergent. Une façon de le faire est de s’exprimer à partir de ses conceptions et de son expérience, qui représentent une manière de vivre, une culture. Chaque personne en a une ; la mienne inclut l’expérience du peuple arhuaco et je pense que nous devons la faire connaître et la mettre au service des autres peuples, de l’humanité dans son ensemble. Si je pense avoir quelque chose à dire, c’est parce que tout n’a pas encore été dit. Quand j’en ai l’occasion, je le fais. Aussi, puisqu’il ne s’agit pas seulement de critiquer, je cherche à proposer de nouvelles voies d’action, à partir de la vision que porte ma communauté et que j’accompagne. Ça c’est Gunna. Ça c’est moi.

 

Sofi : Vous avez récemment participé à la Cop 28. Comment s’est déroulée votre expérience ?  

Gunna : J’ai participé à la Cop 28 parce que j’ai été consultante pour la Banque de Développement d’Amérique Latine et Caraïbes (CAF) sur les questions indigènes. J’ai encouragé et promu la participation des peuples autochtones dans la Cop 28.

Lorsque l’on parle des peuples autochtones, on s’imagine que nous pensons tous de la même manière, mais ce n’est pas le cas ! Nous avons un dénominateur commun : la lutte contre les problèmes qui nous affectent tous, comme la crise environnementale ; mais chaque peuple porte sa propre conception et représente une vision du monde différente. Dans des contextes comme celui de la Cop 28, on trouve de nombreux peuples autochtones, en particulier ceux de l’Amazonie. Si vous remarquez bien, lorsqu’on parle de crise environnementale, il est presque exclusivement question de cette région du globe. Mais il y a beaucoup plus de peuples autochtones que ceux qui habitent en Amazonie : nous sommes plus de 400 dans le monde !

Donc j’ai encouragé la participation de différents peuples autochtones et j’ai modéré les tables rondes de dirigeants de renommée internationale, tels que Darío Mejía (Président de l’Instance permanente sur les questions autochtones de Nationes Unies), Helcio Zousa (The Nature Conservancy), et Danilo Villafañe, qui représente le peuple Arhuaco (Colombie). J’ai coordonné directement la manière dont chacun d’entre eux abordait la question de la participation des populations autochtones aux questions liées au changement climatique. Outre la promotion et la diversification de la voix des peuples autochtones dans cet espace, mon rôle a également été de faire entendre la voix de la Colombie et de positionner le peuple arhuaco.

Cette étape est essentielle. Lorsqu’il s’agit de questions d’ampleur internationale, les peuples autochtones devraient être considérés comme des alliés stratégiques, notamment dans le domaine de la conservation de la biodiversité. Or, dans des espaces comme la Cop 28, ils ne sont généralement pas pris en compte, car il existe un biais cognitif : on pense que les connaissances des peuples autochtones ne sont pas valables pour une prise de décision sérieuse et que seules les connaissances dites “scientifiques” peuvent et doivent être prises en compte. C’est pourquoi, depuis quelques années, les peuples autochtones cherchent à se faire une place dans ces espaces.

 

Sofi : Qu’est-ce que le peuple arhuaco peut apporter au manque général d’orientation des sociétés occidentales ?

Gunna : Le peuple arhuaco est engagé dans la diplomatie et s’entretient avec la société majoritaire, qui n’est plus autochtone depuis plus de 100 ans. Au cours de ces années, le peuple arhuaco a conservé sa culture et sa langue. La langue est le noyau central, le pilier fondamental d’une communauté, et lorsqu’un peuple conserve sa langue, il conserve sa culture. Il est important de remarquer comment, au cours de ces années de gestion politique (au sein de notre communauté et avec le monde extérieur), le peuple arhuaco a maintenu sa culture, et a permis, par là, la conservation de la biodiversité,  l’ordre de la nature, le cycle de vie.

Notre système de connaissances le permet. Nous avons une tradition orale et non écrite, c’est pourquoi nous avons toujours peur d’être mal interprétés. Il s’agit de l’un des piliers du peuple arhuaco, du modèle culturel qui régit chacun d’entre nous. C’est la mémoire historique du peuple arhuaco qui raconte la vision et l’expérience du monde qui a émergé dans la Sierra Nevada et qui se reproduit de génération en génération. Permettant l’émergence de la vie, le lien intime qui existe entre la neige et la mer est central pour nous. Nous voulons reproduire notre modèle culturel, afin qu’il devienne un exemple de leadership non seulement pour les autres peuples indigènes, mais encore pour le monde entier. Toute personne de la communauté qui représente le peuple arhuaco s’engage à faire connaître notre système de connaissances. Il s’agit d’un accord au niveau communautaire. Aujourd’hui le monde se tourne vers un modèle et une logique de colonisation et d’uniformisation des pensées. Seulement, il y a dans le monde une diversité ethnique et culturelle. Cela étant, comment contribuer à la société et guider l’humanité dans ces changements ? Il y a différents modèles de développement, mais un seul en particulier est promu aujourd’hui et il n’est pas cohérent avec les résultats attendus face au changement climatique. L’environnement est en train de subir des changements radicaux. Nous en observons les effets dans la Sierra Nevada de Santa Marta ; par exemple un fruit qui, auparavant, ne pouvait être cultivé que sur des terres froides, est maintenant cultivé sur des terres chaudes. De plus, ce modèle de développement ne prend pas en compte l’existence d’autres logiques. Il faut rompre avec ce paradigme et mettre en place un autre modèle, d’autres modèles. Il y a un dénominateur commun qui nous affecte tous et qui ne peut pas être géré par un seul acteur ou à partir d’une seule approche. La crise environnementale est l’affaire de tous et chacun peut y contribuer. Les peuples indigènes et le peuple arhuaco ont un rôle historique à jouer.

 

Sofi : Quels sont les défis auxquels vous êtes confrontés en tant que peuples autochtones ? 

Gunna : Je vois deux dynamiques majeures, qui tendent à se confondre en un même phénomène : l’assimilation et la logique comparative. Lorsque les peuples indigènes ne sont pas culturellement solides et qu’ils se comparent à une autre culture ou à la société majoritaire, à ce qu’elle possède et qu’ils n’ont pas, ils ont tendance à rejeter leur propre culture. La comparaison à l’autre leur donne le sentiment suivant : “Si vous n’avez pas de voiture ou de maison comme moi, vous êtes pauvre”. Dans un contexte de développement, cette logique amène les personnes à abandonner leurs coutumes, leurs usages, ce qui leur est propre et l’ensemble de la vie quotidienne qui les rend indigènes. On commence à percevoir négativement ce qui nous est propre, et on se laisse alors imprégner par la société majoritaire, parce que l’on pense qu’elle est meilleure que la nôtre. On se laisse alors dévorer et assimiler. Il s’agit d’une menace mais aussi d’un défi, que je vois en tant que femme et en tant que jeune. Je dois souvent aborder ces questions avec beaucoup de diplomatie, de sensibilité et de délicatesse.

Il faut distinguer et apprendre à voir qu’il y a aussi des choses dans la société majoritaire qui sont bonnes, comme la technologie qui nous permet de nous rencontrer aujourd’hui et de partager des expériences à distance. Mais il y a d’autres effets néfastes, comme la logique comparative, ou la pensée homogène, qui ne reconnaît pas la diversité des pensées et des visions du monde. Dès lors qu’une telle homogénéité s’impose aux peuples indigènes, ces derniers commencent à se dégrader.

Le monde est homogénéisant, et l’on en vient parfois à préférer les coutumes et la culture de la société majoritaire, parce qu’on est relégué dans sa minorité. Mais c’est précisément cela : nous avons une spécificité et je pense qu’il faut la mettre au service de l’humanité. Un jour, un mamo (le chef de nos communautés) a dit : “Pourquoi ne voyez-vous pas de l’or et pourquoi est-il si cher ? L’or ne se voit pas et il est cher parce qu’il n’y en a presque pas dans le monde. Les peuples autochtones sont comme l’or”.

 

Sofi : Face à l’individualisme des sociétés occidentales, quelle est l’expérience de vivre en communauté ? 

Gunna : Nous ne sommes pas une communauté urbanisée, nous sommes une communauté qui vit de manière dispersée. Si vous venez dans ma communauté, vous ne verrez pas que nous vivons tous ensemble, les uns à côté des autres comme dans un quartier. Notre logique communautaire, ce qui nous unit, c’est la chaleur que le mamo nous transmet lorsqu’il nous convoque pour effectuer des tâches cérémonielles liées au nettoyage de l’eau, de la terre, du feu, de la rivière et de toutes ces entités dont nous dépendons directement. Qui ne dépend pas de ces entités ? C’est ce qui nous unit et nous caractérise en tant que communauté. Les mamos sont les chefs, la plus haute autorité au sein d’un peuple arhuaco.  C’est la personne qui donne les orientations politiques et sociales et qui règle les questions sociales au sein de la communauté. Le système de connaissances, qui relie, est transmis de génération en génération, par les mamos, qui sont les “Google” de la Sierra Nevada ; ce sont eux qui abritent les modèles culturels. Il y a un mamo par communauté. Au sein du groupe de tous les mamos, il y en a un qui est le plus important. Nous évoluons dans ce cercle, selon ce modèle, avec cette chaleur communautaire qui nous fait sentir que nous ne sommes pas seuls. Ce que chacun d’entre nous fait a des répercussions sur la communauté. C’est le sens de la communauté, chacun porte l’empreinte du peuple arhuaco. Ce que je fais, je ne le fais pas en mon propre nom ; par moi, c’est la communauté qui se manifeste et qui agit. Quand on est ancré dans cette logique, il y a une coresponsabilité, quelque chose de réciproque avec la dynamique propre de la communauté. Cela ne se produit pas dans l’individualisme.

 

Sofi : Quel rôle joue la nature dans votre identité en tant que peuple ?

Gunna : J’aime cette question parce qu’elle me permet de clarifier les choses. La logique de la société dominante est de voir la culture et la nature séparément. Nous parlons de la nature et des êtres humains. Ils sont perçus de manière isolée. Nous ne voyons pas les choses de cette manière. Nous les considérons comme un tout, nous les voyons comme une seule et même chose. Nous sommes importants dans la mesure où nous sommes liés à la nature, dans la mesure où nous faisons partie de la dynamique qui aide l’eau à être propre, à suivre son cours. Nous ne pouvons pas détourner les rivières, c’est comme si nous détournions les veines. Il y a aussi un ordre pour savoir quand chasser et quand ne pas chasser, quels animaux manger et quels animaux ne pas manger. Nous ne considérons pas la culture et la nature comme deux choses distinctes. Nous les considérons comme une seule et même chose. C’est une grande différence avec la société majoritaire, qui les considère comme séparées et isolées. On pense pouvoir diriger et imposer un modèle de développement et de gestion de la nature sans voir l’impact que cela peut avoir par la suite. Pour nous, nous ne faisons qu’un avec la nature, nous sommes connectés et liés. La nature est le centre de nos racines culturelles.

 

Sofi : Vous êtes installés dans la Sierra Nevada. En tant que peuple, vous ne pourriez pas vous installer ailleurs, n’est-ce pas ? 

Gunna : Comme je le disais précédemment, nous voyons la nature et les êtres humains comme étant une seule et même chose. Et c’est précisément lorsque la conservation de l’environnement, les cycles de vie, l’écosystème sont maintenus qu’il y a une symbiose entre la nature et la culture. Cette symbiose permet de créer le sens de la communauté et un exemple de la façon dont les peuples indigènes vivent ensemble et cohabitent. Cette réciprocité et la façon dont ils cohabitent permettent ce cycle vital et cet ordre naturel. Le système de connaissances est lié à cela, au respect et à la coresponsabilité que l’on doit avoir là où l’on vit, dans la communauté ; le respect et la responsabilité que l’on doit avoir non seulement vis-à-vis de soi-même, mais aussi vis-à-vis des autres et de l’environnement. S’il y a quelque chose qui arrive à l’eau et qu’elle est polluée, c’est parce qu’il y a quelque chose que je ne fais pas bien et que la communauté ne fait pas bien. Cette responsabilité est ce que nous déduisons du système de connaissances que les mamos nous inculquent dès notre plus jeune âge. Il s’agit de modèles fixes, de codes que l’on contemple, de ce qui est un devoir pour un Arhuaco, ce qui est un enesemble de codes et de règles… Ils sont la source de la culture. Je ne suis pas arhuaca parce que je suis né arhuaca. Ce qui fait de moi une Arhuaca, ce sont mes habitudes et les habitudes que j’acquière. Ce n’est pas une question de sang, mais d’habitudes. En Colombie, nous sommes identifiés comme des grands frères. L’Arhuaco est le grand frère qui guide et oriente le chemin…

 

Sofi : Quelle est votre conception du sacré ? 

Gunna : Pour nous, le sacré est ce qui donne la vie, ce qui est bénin pour toutes les espèces. Le sacré est ce dont nous dépendons et avec lequel il existe une symbiose intime. Par exemple, l’eau, la terre, le soleil… Lorsque nous parlons du sacré, nous le faisons d’un point de vue holistique, comme tout ce qui donne la vie. Et nous ne parlons pas de prendre soin du monde, nous ne parlons pas de prendre soin du petit morceau de la Sierra où nous vivons, mais nous devons penser à une plus grande échelle pour voir la coresponsabilité que nous avons avec le monde entier. Car tout est lié. La Sierra Nevada est reliée à d’autres endroits, au désert, à la mer. C’est pourquoi, lorsque j’étais à Dubaï, j’ai apporté une offrande.

 

Une interview réalisée par Sofi Saravia Toutes ses publications

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