Dialogue – L’enseignement de la philosophie dans la formation des travailleurs sociaux – Betty Laborde et Ada Loiret

Quelle place l’enseignement de la philosophie occupe-t-il à l’IRTS (Institut régional du travail social) Montrouge ? En quoi l’enseignement de la philosophie est-il profitable aux étudiants ? Qu’est-ce que la philosophie peut apporter au travailleur social ? Les deux axes majeurs du dialogue sont la responsabilité et la parole.

Betty Laborde est éducatrice spécialisée et formatrice en travail social à l’IRTS de Montrouge. Philosophe de formation, elle est en co-responsabilité de l’enseignement de philosophie éthique qui s’adresse aux étudiants éducateurs spécialisés, assistants de service social et éducateurs de jeune enfant dans le cadre de leur diplôme d’État. Cet enseignement, proposé en 1ère et en 3ème année, s’inscrit aussi dans le parcours de la Licence de Sciences de l’Éducation préparée par les étudiants dans le cadre d’un double cursus. Son enseignement, fortement inspiré par la philosophie d’Emmanuel Lévinas, s’articule autour de la notion de responsabilité.

Ada Loiret est professeur de Lettres Modernes dans l’enseignement secondaire et formatrice en philosophie éthique en première année de Licence Sciences de l’Éducation à l’IRTS de Montrouge. Elle est intervenue pendant trois ans en foyer éducatif et en Maison d’Enfants à Caractère Social (MECS) en région parisienne pour animer des ateliers de philosophie avec des enfants et des adolescents vulnérables en s’inspirant de la Communauté de Recherche Philosophie (CRP), dispositif conçu par Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp.

 

Je reçois Betty dans mon appartement pour dialoguer. Nous partageons sur La Pause Philo un moment de notre échange spontané. Nous discutons à propos de ce que nous avons en commun, à savoir, l’enseignement de la philosophie éthique en première année de Licence Sciences de l’Éducation parcours Travail Social à l’IRTS Montrouge, en partenariat avec l’Université Paris-Est Créteil. Ce dialogue est aussi pour moi l’occasion de mieux connaître Betty en tant que philosophe et éducatrice.

 

Nota bene : cet article ne vise pas à communiquer des contenus pédagogiques, mais à montrer l’intérêt de la philosophie dans la formation du travailleur social.

 

AL : Je me demande quel regard les étudiants en travail social portent sur leurs cours de philosophie.

BL : On a des retours de façon assez spontanée peu de temps après les TD où on se rend compte – et peut-être que tu le perçois aussi pendant les TD – que les étudiants sont très attentifs, vraiment intéressés, et sont un peu – j’ai envie de dire – étonnés de la portée de la philosophie pour penser leur pratique. Il y a quelque chose d’un peu surprenant pour eux, notamment pour celles et ceux qui n’ont pas rencontré la philosophie au cours de leur parcours scolaire, de percevoir une façon de pratiquer la philosophie qui est « opératoire » pour penser la pratique de travailleur social. Je ne suis pas sûre que sur le long terme la place de cet enseignement-là soit vraiment comprise par les étudiants. Il n’y a pas encore assez de recul sur cet enseignement qu’on a récemment proposé en transversalité et sur ce format d’un cours magistral suivi de 4 temps de TD thématique. L’enseignement de 3ème année s’est construit cette année et il arrive au dernier semestre. C’est étonnant, parce qu’en 1ère année c’est au premier semestre, et en 3ème année c’est au sixième semestre, donc il y a beaucoup de temps entre les deux et ce n’est pas sûr que les étudiants fassent le lien et qu’ils gardent en tête la méthode philosophique pour penser leur pratique.

AL : Pourtant il me paraît indispensable de se mettre en questionnement par rapport à ce qu’on fait. A partir du moment où on travaille avec des personnes vulnérables, et où on travaille en équipe, on doit se questionner et ne pas se réfugier derrière des théories arrêtées. En foyer éducatif, l’équipe se réunit une fois par semaine : les membres partagent leurs préoccupations concernant les enfants qui sont sous leur responsabilité. On remarque donc que ce questionnement est en un sens déjà là.

BL : Il y a toute une pratique professionnelle ancrée et qui s’appelle l’analyse des pratiques professionnelles. Tout travailleur social a – j’ose espérer – ces temps, souvent mensuels, d’analyse des pratiques, c’est-à-dire, des heures dédiées à un travail d’équipe avec un superviseur extérieur (psychologue ou sociologue par exemple, formé à l’analyse des pratiques) où effectivement les travailleurs sociaux apportent des situations. Ils mettent au travail leurs questionnements en équipe sur ce qui pose problème, ce qui se joue dans la relation à l’autre. On pense ensemble dans un cadre sécurisé et sécurisant garanti par le superviseur, car l’implication affective est forcément à l’œuvre, la relation à l’autre nous touche, et cela nécessite de pouvoir parler en confiance, sans risque de jugement. L’intervenant extérieur est garant du cadre, il nous accompagne pour que l’on chemine ensemble en apportant aussi une forme d’expertise de ce qui se joue dans l’équipe et dans l’institution. Donc, ce travail de réflexivité fait partie intégrante de la formation des travailleurs sociaux et de leurs pratiques professionnelles. La philosophie n’est pas forcément la discipline à laquelle on pense pour réfléchir à ce qui se joue dans l’action éducative, je crois que ce n’est pas encore vraiment ancré dans la façon d’envisager la  pratique de la philosophie. Elle est souvent vue comme une matière abstraite et conceptuelle détachée de la pratique. Or, elle peut être pensée comme une discipline abstraite et académique, mais peut aussi être au service des pratiques. Dans les TD qu’on propose c’est plutôt la philosophie au service de la pratique et pas la philosophie de la pratique.

AL : Oui, c’est la philosophie comme un savoir réflexif.

BL : C’est une méthode de pensée.

AL : Pourquoi, dans ce cas, est-ce qu’on n’appellerait pas les TD de philosophie « analyse des pratiques » ?

BL : Dans ces TD de philosophie il y a tout de même le souhait d’un apport théorique, ce qu’il n’y a pas dans la méthode de l’analyse des pratiques qui est nourrie par les expériences des étudiants. Le superviseur peut apporter des éclairages théoriques mais c’est par petite touche en fonction de la situation présentée. Dans les TD de philosophie, j’ai toute une première partie où je suis dans le cours théorique et conceptuel, et la deuxième partie sera plus ce qu’on pourra appeler analyse des pratiques même si on ne part pas toujours des situations vécues en stage, cela dépend de ce qu’apportent les étudiants en termes de situation à réfléchir. En début de 1ère année ils ne sont pas encore partis en stage et n’ont pas tous un ancrage pratique pour penser leur futur métier. Les situations évoquées peuvent émaner de la vie courante et sous forme d’article par exemple, ou de réflexion sur les pratiques professionnelles via un écrit.

AL : Je conçois aussi mes cours de cette manière. Cette première partie consacrée à la découverte et l’apprentissage de systèmes philosophiques et de courants de pensée est, je le remarque, appréciée par les étudiants, mais elle est insuffisante. Je donne d’abord un cours magistral lors duquel les étudiants notent assidûment des formulations et citations qu’ils s’approprieront ensuite dans des exercices d’écriture et de dialogue. Cette puissance de la parole qui sculpte leur pensée et forme leur jugement est d’ailleurs le thème principal de mes séances. C’est dire que, comme le rappelle Bourdieu dans Ce que parler veut dire, le langage représente et manifeste l’autorité : rien ne sert de chercher le pouvoir des mots dans les mots. Il faut le chercher au niveau de l’usage, du contexte, de la situation, de l’élocution. En effet, si le travail social est, comme le métier d’enseignant, tout ou partie axé autour de la parole, de l’échange verbal, de la communication orale, du dire, alors cela me paraît intéressant de les ouvrir à ces questionnements qui prennent notamment sens dans des situations : qu’est-ce que la parole ? qu’est-ce que transmettre un message ? quels sont les mésusages de la parole ? etc.

BL : Bien sûr ! Cela me fait penser à une réflexion que tu m’as faite et qui a vraiment fait écho aussi à ce que je vis en TD : tu as dit qu’on leur apporte des mots pour penser. Pendant ces moments de philosophie, ils recourent à des mots pour mettre en langage ce qu’ils pensent de façon plus ou moins consciente.

AL : Oui !

BL : Cela a été une de mes premières émotions en philosophie : j’avais la sensation d’avoir enfin un espace où mes pensées trouvent des mots pour se traduire en langage, un langage qui peut se mettre au dialogue, la pensée dans ce qu’elle a d’informe…

AL : Oui, enseigner la philosophie et philosopher consiste aussi à apporter et enrichir le vocabulaire pour comprendre des situations extrêmement complexes et pouvoir mettre en forme un langage qui sera intelligible et ainsi être en capacité de communiquer avec ses collègues et les usagers. Une fois, des étudiants m’ont dit que la parole permettait d’exprimer ses émotions et ses sentiments. C’est vrai qu’exprimer signifie au sens propre extraire le liquide d’un corps. C’est extraire le jus d’un fruit, par exemple. Étymologiquement, (du latin exprimo, construit sur premo, “presser”, précédé du préfixe ex-, “hors de”) exprimer signifie bien « exposer, faire sortir en pressant ». Quand ils s’expriment, ils extériorisent et font voir en quelque sorte, ils mettent en mots et en forme quelque chose qui était contenu à l’intérieur. Et c’est ce qu’on essaye de faire pendant les différents exercices d’écriture ou pendant la CRP (Communauté de Recherche Philosophique) : j’essaye de leur montrer comment on peut définir les mots et les choses, comment étudier les liens entre les choses : liens de complémentarité, d’exclusion, d’opposition, de ressemblance, etc. A partir d’une diversité et d’une abondance d’émotions, de sentiments, de sensations et de souvenirs, on arrive à structurer une pensée traduite en mots, un raisonnement intelligible.

BL : Effectivement, en première année, on en est là. C’est une étape très importante de former la pensée. C’est inhérent au travail philosophique qu’on fait quand on pense les pratiques en tant que travailleur social. La philosophie que l’on déploie dans ce dispositif émane du registre de la philosophie éthique car ce sont par essence des métiers éthiques, dans le rapport à l’autre, on est face à un public souvent en situation de vulnérabilité, un public en tout cas face auquel on a beaucoup de responsabilités. Donc l’idée, pendant le TD, est de les aider à penser leur action éducative, en essayant – et ça rejoint le travail que tu fais avec eux – de décortiquer ce qui se joue dans l’action éducative, d’aller comprendre ce qui sous-tend l’action à travers cet effort de définition. Au début de mon TD qui s’intitule « comment penser la notion de responsabilité ? », on s’attache à définir ce terme et voir comment certains auteurs l’ont pensé. Ça leur permet de se situer dans l’action en se posant ces questions : de qui ou de quoi suis-je responsable ? d’où me vient cette responsabilité ? de ma mission, de ma conscience, de la loi morale, de mon humanité, de mon statut de citoyen… Les réponses sont multiples au regard de la diversité des situations et des contextes dans lesquels agit un travailleur social. De cet effort de définition, les étudiants tentent de comprendre ce qui se joue dans l’action, on évoque souvent des moments de pratique qui posent problème. En effet, on convoque souvent la philosophie au moment où on doit faire des choix, et où il y a quelque chose dans l’action qui pose problème, qui heurte les valeurs, où il y a un point d’achoppement et on doit discerner la meilleure option à prendre. C’est un choix à faire qui engage sa responsabilité. En tant que travailleur social, la relation est asymétrique, on a du pouvoir face aux personnes que l’on accompagne. C’est dans ces moments qu’on doit mettre la pensée au service de l’action afin de parfaire cet effort de discrimination. Cela passe par la définition des mots et de ce qui sous-tend l’action – c’est-à-dire qu’elle intention est à l’œuvre dans cette action, pourquoi j’ai choisi cette action, c’est la définition de la praxis aristotélicienne – l’action impulsée par une intention : pourquoi j’ai choisi ça ? quelles valeurs je porte ? pourquoi dans une situation je ressens quelque chose de dissonant ?

AL : Je vais rebondir de deux manières. Premièrement, tu dis qu’il faut décortiquer ce qui sous-tend l’action et j’ai l’impression que quand on s’engage à accompagner une personne vulnérable c’est aussi sa personne qu’on engage. On peut difficilement dissocier le travailleur de la personne et les étudiants sont pris dans tous ces évènements, dans cette relation à l’autre, et cela ne doit pas être évident du tout. Parfois ils doivent se confronter à  leurs propres vies, leurs propres croyances. Une étudiante m’avait raconté qu’elle devait faire la toilette d’une personne âgée et elle n’avait pas pu le faire car ce n’était pas en accord avec sa religion et sa morale personnelle. Il y a là un vrai problème. Deuxième chose, j’ai l’impression que c’est toujours après coup qu’il faut réfléchir, après l’action.

BL : C’est la façon dont on réfléchit dans le cadre des TD et l’idée est que cet effort de discrimination et de pensée se fasse avant et pendant la prise de décision. Mais pour ça, il faut que la pensée s’exerce.

AL : Oui, il faut les accoutumer à cette méthode.

BL : Voilà. Et on a quatre TD en 1ère année puis en 3ème année ce qui à mon sens n’est pas suffisant mais les étudiants en retirent quand même quelque chose. Au regard de l’écho qu’a le cours que je donne, la question de la responsabilité les marque car, comme tu dis, en tant que travailleur social, on est amené à des situations qui heurtent nos valeurs – quand on travaille en centre d’hébergement et qu’on doit remettre une personne à la rue, quand on doit décider du placement d’un enfant, quand une mesure de placement est ordonnée et qu’il n’y a pas de place et que le placement arrive des mois trop tard, et que l’enfant est en situation de violence – on est forcément confronté à des situations qui mettent à mal au niveau éthique, que ça vienne de nous ou d’une situation violente en face.

AL : Le travailleur social est certes responsable mais à l’impossible nul n’est tenu.

BL : Tout l’intérêt effectivement est de trouver sa place dans tout ça, à la fois aller au plus loin de ce qu’on peut faire en tant qu’éducateur dans le cadre de sa mission. Mais ce champ d’action est limité : on ne peut pas tout régler et parfois on ne peut pas aller plus loin et on est mal. Et là on bascule sur un autre niveau qui est la responsabilité éthique. Comment on se dépatouille quand on accompagne une famille qui est à la rue ? On appelle le 115. Il n’y a pas de place. Tu rentres chez toi et la famille est dehors. Est-ce que tu ramènes les enfants chez toi ? Il y en a qui le font. Il n’y a pas de méthode à appliquer. Il y a souvent plein de solutions différentes à chaque situation. Il s’agit plus de discerner jusqu’où on est prêt à aller dans le cadre de sa fonction même si parfois on peut outrepasser sa fonction, mais pourquoi on le fait, dans quel cadre, et jusqu’où on va sans se mettre en danger non plus. Pour trouver sa place d’éducateur dans cet environnement parfois hostile, il faut comprendre ce qu’on y met soi pour comprendre où en est l’autre. La philosophie permet au travailleur social de se demander avec une autre méthode ce qu’on met dans cette relation, ce qu’on engage : pourquoi pour moi cette situation est intolérable ?

AL : Tu parles de ça avec tes étudiants ?

BL : Bien sûr !

AL : Et comment réagissent-ils ?

BL : Ça les intéresse énormément. J’aborde la question de la responsabilité avec eux puisque ce sont des êtres éminemment responsables. Ils se sentent responsables de l’autre sinon ils ne seraient pas dans cette formation de travailleurs sociaux. Donc ils se sentent plus responsables de l’autre que quelqu’un qui a choisi une autre profession. On est là parce qu’on a envie que l’autre aille mieux, on a choisi de faire ce travail pour aller auprès de ces personnes-là. De fait, il y a un souci de l’autre. On n’est pas là par hasard. D’ailleurs, dans le TD les étudiants rentrent vite dans le questionnement de ce qui sous-tend l’action et parfois de ce qui sous-tend ce choix de devenir travailleur social.

AL : Je trouve ça passionnant. Je remarque qu’ils se sentent et se savent responsables aussi à travers le souci dont ils font preuve pour le langage : comment dire les choses ? quand est-ce que c’est trop tôt ? quand est-ce que ce sera trop tard ? pourquoi ce n’était finalement pas le bon moment ? Le choix des mots et des moments pour dire est important, le moment peut être importun ou opportun – il faut savoir saisir l’opportunité quand elle se présente. C’est le kairos. Faut-il sinon laisser passer l’occasion et se taire ? Faut-il toujours parler pour résoudre un conflit ?

BL : Est-ce que toute chose est bonne à dire ?

AL : C’est ça ! Faut-il toujours dire la vérité ? Toute vérité est-elle bonne à dire ? Ne pas tout dire, est-ce mentir ? Comment dire la vérité à la personne qu’on accompagne et protège ? Bref, autre chose qui leur parle et qui a rapport avec la responsabilité est le clash sur les réseaux sociaux. Et là je m’inspire de cet  écrivain et metteur en scène, j’ai oublié son nom… Attends il est dans ce magazine.

Se lève et cherche dans une pile en bas d’une bibliothèque, puis s’assoit de l’autre côté du canapé et cherche dans le magazine tout en parlant.

Cet auteur présente une « conception balistique »[1] de la parole : quand on vise quelqu’un pour le descendre au sens propre ou figuré. C’est de cette façon que je l’interprète. Il y a parfois quelque chose comme ça dans la parole, où l’on envoie comme un projectile à l’autre. C’est particulièrement notable sur les réseaux sociaux où l’on n’a guère accès au visage de l’autre. Les étudiants étaient interloqués et captivés quand j’ai abordé ce sujet et à ce moment je me suis rendue compte que définir et caractériser une parole violente n’était pour eux pas évident.

Temps de pause, de silence et de réflexion.

BL : Comme tu disais tout à l’heure, ce sont des questionnements qui touchent tout être humain, mais qui je trouve sont d’autant plus importants aux travailleurs sociaux qui s’adressent à des personnes en construction ou vulnérables et où effectivement l’impact de la parole, à la fois ça peut être blessant, mais c’est aussi notre outil de travail. On travaille avec qui on est et ce qu’on renvoie à l’autre. Il est d’autant plus nécessaire de travailler sur la façon dont on communique avec l’autre.

AL : Ah j’ai trouvé ! Gerald Garutti. Il y aussi un habitus qui influence les relations : couper la parole.

BL : Laisser la place à l’autre est un vrai apprentissage. Cela se façonne pour le travailleur social : comprendre qui on est, quelle place on occupe. C’est aussi faire un effort pour réduire un peu son ego et laisser pleinement la place à l’autre ; exister un peu plus quand l’autre a besoin de support, comme un support de développement c’est-à-dire être très présent pour soutenir quand quelqu’un a besoin pour épauler, être tenu par le travailleur social ; et apprendre à s’effacer progressivement pour que l’autre puisse apprendre à vivre de façon autonome et créer ses propres lois.

AL : J’ai eu un jour un échange avec la cheffe de service d’un foyer où j’ai régulièrement animé des ateliers de philosophie pendant environ un an. Elle me décrivait l’attitude d’une jeune avec le concept de toute-puissance. Je m’étais alors posée les questions suivantes : quel phénomène désigne-t-il exactement concernant le comportement des enfants placés ? Comment définirait-on la toute-puissance philosophiquement ?

BL : Il y a des termes qui sont communs à la philosophie et au travail social mais il y a des termes qui émanent plus du jargon des éducateurs comme la clinique éducative, la question du projet, la notion de bonne distance… ce sont des termes qui émanent d’un savoir-faire professionnel. Il y a d’autres termes qui traversent la philosophie et le savoir des travailleurs sociaux. Dans ce cas, aller chercher un éclairage philosophique peut être porteur, fécond et apporter un plus pour penser l’action. Prenons par exemple le concept de langage, c’est vraiment utile d’aller creuser dans ce qu’a pu apporter la philosophie, la question de la responsabilité aussi, la question de la rencontre, etc. Il y a de grandes notions philosophiques qui sont des notions qui font le pont entre la pratique des travailleurs sociaux et la philosophie. Mais il y a un vrai savoir expérientiel propre au travail social et qui est transmis par des formateurs qui sont avant tout des professionnels.

AL : La philosophie a une place bien définie dans la formation.

BL : Oui, ses contours sont bien dessinés dans ce que l’on peut proposer à l’IRTS Montrouge, et encore, chaque intervenant a sa façon de lier philosophie et travail social, son style !

AL : Pendant le TD, dans le deuxième partie, j’expérimente donc différents types de discussion ou de dispute rhétorique. Durant un des exercices, certains jouent les philosophes, d’autres les sophistes. On voit que les sophistes qui usent d’arguments fallacieux et font montre d’une énergie physique puissante et dissuasive ont le pouvoir sur les autres qui capitulent rapidement si je ne les encourage pas.

BL : Quand ils expérimentent concrètement l’impact de ces méthodes de communication et en sachant que l’apprentissage est lié à l’affect, ils percutent mieux et comprennent plus vite qu’il faut être attentif à différentes formes de discours sur le terrain.

AL : Ils peuvent être manipulés par les personnes qu’ils vont accompagner. Dans cette série, Wakefield, un infirmier en hôpital psychiatrique dialogue et négocie avec des patients afin de ne pas se laisser manipuler pour ne pas céder à leurs requêtes, requêtes qui sortent parfois du cadre et auxquelles il finit souvent par céder même s’il n’en a pas le droit. Il est pris entre des jeux de pouvoir et d’autorité où le langage est une arme efficace : le pouvoir charismatique de sa hiérarchie, le pouvoir de négociation des patients, son propre pouvoir qui repose sur son savoir et son expertise qui sont pourtant mis à mal. Il y a un conflit constant entre sa morale, l’éthique, et les règles à observer. Par conséquent, il est tout à propos de faire prendre conscience aux étudiants des usages légitimes et illégitimes de la parole, des limites de la parole persuasive et autoritaire tout comme, à l’inverse, de la pensée logique et discursive qui permet d’entrer en dialogue avec l’autre et de construire à plusieurs un raisonnement.

BL : Effectivement les patients ont des stratégies. Il y a un cadre et des missions et parfois on est obligé d’outrepasser ce cadre et la prise de risque est inhérente au travail social. C’est pourquoi la question du choix est fondamentale à travailler.

AL : Il y a trois ans, un étudiant me racontait qu’à la fin de son stage en foyer éducatif, des filles placées étaient montées sur le toit et avaient menacé de se jeter dans le vide s’il partait. On a donc essayé d’analyser sa situation en TD. Le travailleur social, respecté, adoré, adulé, idolâtre, ou au contraire ignoré, rejeté, méprisé, haï, jouit également malgré lui et parfois sans le savoir de cette puissance du verbe ou cet « art du dire ». Plus ou moins consciemment, délibérément ou non, les différents acteurs en travail social expérimentent des stratégies langagières qui peuvent impressionner et secouer, comme le vieillard de Joseph Kessel qui au début des Cavaliers fascine et séduit son public. Lorsque le vieillard se met à conter les autres personnages du roman cessent leurs bavardages et leurs disputes pour se laisser transporter par la magie de son discours et de son phrasé.

BL : Oui, on est face aux réactions humaines les plus extrêmes. C’est de la responsabilité du travailleur social de faire avec dans un cadre pas toujours adapté. Et c’est pour ça que le travail d’équipe et les analyses de pratique sont importants.

AL : Aurais-tu vécu une situation en tant qu’éducatrice où la philosophie t’as aidée ?

BL : Oui, ce que j’ai beaucoup travaillé dans mes mémoires de recherche en Master, c’est le moment de la rencontre. Ce qui me questionnait tout le temps sur le terrain – et d’ailleurs on a des questionnements qui nous sont propres et qui font écho à nos questions personnelles – moi c’était jusqu’où je vais dans ma relation à l’autre ? Jusqu’où je vais pour faire vivre cette relation à l’autre ? Il y a plusieurs écoles. En simplifiant je peux dire qu’il y a ceux qui pensent qu’on ne parle pas de nous et on fait vivre la relation sans s’impliquer personnellement ; on fait vivre la relation de manière professionnelle en étant présent et en écoutant. Ça m’a toujours semblé insuffisant. Ça ne me correspondait pas. J’avais envie de m’impliquer plus en parlant de moi, en étant un peu plus ouverte à l’autre dans ce que je vis. J’étais toujours aux prises avec la neutralité et mon envie de m’engager plus vis-à-vis de l’autre. J’ai travaillé l’ouverture éthique et la place des affects avec Spinoza et Levinas et ça m’a aidé à penser ce qui me posait problème, et de trouver mon style d’éducatrice. J’ai besoin d’être engagée pleinement dans la relation à l’autre, ce qui ne signifie pas que je me livre et que la personne que j’accompagne devient un.e ami.e. Je reste dans une posture professionnelle.

AL : Aurais-tu un exemple de relation ?

BL : J’en ai plein ! J’ai travaillé dans des centres d’hébergement dans lesquels on vit beaucoup au quotidien avec les personnes, on est facilement dans un espace familier.  J’ai travaillé dans une pension de famille : ce sont des personnes accueillies dans des appartements et qui ont souvent un parcours de rue assez long ou une vulnérabilité particulière. On est amené à faire des visites à domicile. On est posé sur le canapé et on boit un café. J’aimais ces temps où j’allais m’installer chez les gens et faire partie de leur vie quotidienne. Cela n’a pas toujours été bien accueilli. On m’a demandé de faire moins et d’être moins dans la proximité, alors que je trouvais que pour certaines personnes c’était porteur et ça leur permettait de se reconstruire : le fait qu’il y ait un passage quotidien, régulier, l’instauration d’une routine, quelqu’un qui discute avec toi et te fait exister. J’ai continué malgré tout. Après il faut savoir quoi dire : est-ce qu’en tant que professionnelle tu racontes que tu as des enfants ? ça dépend de la personne que tu accompagnes. Chacun met le curseur où il peut selon sa personnalité. C’est la philosophie qui m’a aidée à penser ma relation à l’autre : l’affect a une place prépondérante dans la relation l’autre. C’est à travers Levinas que je l’ai compris : plus tu donnes, plus tu es au plus près de l’autre. Levinas m’a vraiment permis de penser le risque intrinsèque de la relation éthique, son inconfort, sa complexité, son exigence, le saut dans le vide que représente la relation à l’altérité. Pour Levinas cette ouverture est le lieu de l’altérité pure dans laquelle tu perds tes repères afin de laisser pleinement la place à la singularité d’autrui.

 

 

[1]            Entretien avec Gerald Garutti, « Il faut qu’on parle ! Le langage résout-il les conflits ? », Philosophie Magazine, mensuel n° 170, juin 2023.

 

 

Un dialogue mené par Ada Loiret Toutes ses publications

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut