Pour s’ancrer dans le présent et panser l’avenir – interview de Thierry Galibert,  auteur de La Sauvagerie

L’actualité et les manifestations autour du mouvement “Black lives matter” donnent l’occasion de réfléchir à l’influence de l’Histoire, qui façonne les comportements autant que les idéologies. Après La bestialité (2008) et Le mépris du Peuple (2013, éditions Sulliver) Thierry Galibert explore à nouveau l’Histoire de l’Humanité au travers de la littérature, de la philosophie et de la politique. La Sauvagerie (sorti en 2018) est un ouvrage riche de références, de réflexions qui permettent, à bien des égards, de s’interroger, de comprendre sans doute un peu mieux « les mécanismes » sociétaux qui se déroulent aux USA, en France mais aussi partout dans le monde. Un ouvrage essentiel pour comprendre l’Histoire des Idées, s’ancrer dans le présent et penser-panser l’avenir.

Thierry Galibert est Historien des Idées et de la Littérature. Professeur à l’Université d’Aix-Marseille. Ses ouvrages veulent mettre en exergue ce qu’il appelle « Le vrai sens des Lumières », mais aussi construire une réflexion sur ce qu’est l’élitisme occidental.

La Pause Philo : Pourquoi un ouvrage sur le thème de La sauvagerie ? Vous exprimez l’idée que nous aurions associé à tort l’idée du sauvage à celle du barbare. 

Thierry Galibert : Par la faute d’ouvrages contemporains qui, portant sur les « barbares », utilisent « sauvages » comme synonyme. Par souci scientifique, je m’appuie sur une classification historique connue depuis au moins le siècle dit des Lumières : le sauvage vit dans la forêt – silva en latin –, il est chasseur-cueilleur ; le barbare est pasteur ; le civilisé agriculteur. On trouve cette distinction chez Montesquieu puis chez Jean-Jacques Rousseau, ensuite dans les œuvres de Karl Marx et de Friedrich Engels. Disons que, pour Rousseau, le sauvage est l’être humain préhistorique alors que, à la suite de Claude Lévi-Strauss, bien des études anthropologiques sur les sauvages portent sur des peuples en réalité barbares ou civilisés. S’ajoute le fait que, au moins à compter de Michel de Montaigne, la barbarie prend une connotation violente, caractérisant les conquistadores issus d’une aristocratie européenne qui préfère voler pour n’avoir pas à travailler. Cela ne veut pas dire que le « sauvage » est un référent positif puisqu’il est foncièrement égoïste, soucieux de sa propre conservation, cependant il vit à l’ère d’une nature pourvoyeuse des besoins, alors que, au seuil de la modernité, le barbare appartient à l’ère inégalitaire de la possession.

LPP : On peut penser qu’il existe un lien entre le retour actuel d’une idéologie de la pluralité des « races » alors qu’il n’en existe qu’une, « la race humaine » et le glissement du sens de ce qu’on appelait le « sauvage ». Est-ce cette fausse idée du sauvage qui persiste dans cette idéologie réactionnaire ?

T. G. : Sans doute. Pour comprendre cette idéologie et cette fausse idée du “sauvage”, il faut d’abord poser que la sauvagerie concerne plus de 90 % de l’histoire de l’humanité sans inégalité fondamentale. C’est au moment où l’on entre dans l’ère de la barbarie que le fait d’être des individus isolés et épars à la surface de la terre, donc égaux, se perd. Il ne faut pas oublier, comme l’explique d’ailleurs le théoricien français du racisme Arthur de Gobineau, que le noble est originellement considéré comme la « race » supérieure. En fait il reprend une analyse de Montesquieu qui lui servait à établir le libéralisme politique sur la représentation féodale des barbares venus de Germanie. C’est la raison pour laquelle j’établis un lien entre la barbarie et cette féodalité, à savoir l’invention d’une hiérarchie politique construite sur une inégalité de races sociales. Partant, sont soumis aussi bien les paysans que les noirs, les femmes et les handicapés.

LPP : Vous parlez de Christophe Colomb, de Voltaire, du « siècle dit des Lumières » etc. A l’heure où des statues se font déboulonner et après votre travail titanesque de fond sur les questions historiques qui ont façonnées notre regard sur les conquêtes, quel est votre avis sur cette volonté très particulière de « repenser » la place des hommes qui ont fait l’histoire de la civilisation occidentale ?

T. G. :  Ce n’est pas au libéral Jules Ferry, mais au socialiste Léon Blum, futur dirigeant du Front Populaire que l’on doit, en 1925, à la Chambre des députés, cette formule : « Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture. » Je vais vous paraître très iconoclaste, mais je pense qu’il faut bel et bien déboulonner des statues, à commencer par celle de Voltaire, raciste emblématique de ce que Rousseau appelle les « fausses Lumières ». On nous explique qu’il faudrait faire œuvre pédagogique, en clarifiant le contexte, mais, que je sache, l’école obligatoire existe depuis 1881 sans être parvenue à faire mesurer que Voltaire a inventé son nègre de Surinam, dans Candide, pour se virginiser en tant qu’actionnaire de la Compagnie des Indes fondée sur la base du Code Noir de Jean-Baptiste Colbert : « Je m’intéresse à la Compagnie parce que j’ai une partie de mon bien sur elle. » Voltaire caractérise la bestialité au sens d’inadéquation entre paroles et actes. Ce que nous avons besoin de statufier, ce ne sont pas des marqueurs historiques, mais des exemples fiables.

LPP : « L’écologie, la responsabilité individuelle, la participation commune » sont les valeurs qui feraient selon vous les racines d’un véritable progrès pour l’humanité. Mais alors votre ouvrage si littéraire n’est-il pas aussi politique ?

T. G. : A vrai dire, je n’envisage pas la littérature en dehors du politique qui, à l’origine, signifie la « participation commune » à la vie de la cité, donc la « responsabilité individuelle » d’agir sur son quotidien. C’est ainsi que, par la force des choses, chez les sauvages – thème de La sauvagerie – et les paysans de l’Ancien régime – thème de mon Mépris du peuple – il ne serait venu à l’idée de personne, de payer un tiers pour remplir des missions que l’on pouvait prendre en charge soi-même. Il s’ensuit que ce que nous appelons la politique naît avec le libéralisme qui implique la délégation de sa responsabilité politique, donc des impôts, raison pour laquelle, dans bien des cas, les sauvages colonisés et les paysans centralisés – car spécifique de la France – se sont révoltés contre un État imposé dont ils n’avaient que faire. Et toute la différence entre le 1789 des libéraux et celui des paysans est que les seconds ont souvent repris la gestion directe de leur commune, rien donc à voir avec les futurs Gilets Jaunes. Quant à l’« écologie », invention contemporaine, elle est inhérente au sauvage et au paysan qui se doivent de respecter, au moins potentiellement, l’environnement qui les fait vivre.

LPP : Antonin Artaud est souvent présent dans vos ouvrages. Il est semble-t-il pour vous plus qu’un écrivain-poète, un penseur de l’humain… un philosophe sans doute ?

T. G. : Artaud est encore trop assimilé à un malade mental, y compris par la plupart de ses fins commentateurs, pour qu’il soit possible de mesurer sa lucidité extrême, une « voyance » infiniment plus percutante que celle d’Arthur Rimbaud. Dans La bestialité, je me suis efforcé de montrer en quoi sa conception du Surréalisme n’a rien de commun avec le spiritualisme d’André Breton, totalement inopérant. Artaud parle de « l’empressement des surréalistes à vivre comme s’ils se ralliaient à cette opinion imbécile que la vie était courte et qu’il faut se hâter d’en profiter », autrement dit d’une « bestialité » qui est l’inadéquation entre leur combat contre le libéralisme et l’adhésion à sa philosophie de la jouissance. C’est une des raisons pour lesquelles Artaud part au Mexique. Il ne va pas y prêcher, comme Breton, un marxisme étranger à la pensée de Marx, mais y découvrir, chez les Tarahumaras, la sauvagerie sous forme d’un communisme spontané.

LPP : Que liriez-vous lors d’une « Pause Philo » pour réfléchir – et peut-être infléchir – cette nouvelle « religion pastorale qu’est le libéralisme » ?

T. G. : Je relirai sans cesse Rousseau et les écrits qui inaugurent le vrai socialisme. Théorisé par son inventeur Pierre Leroux, mais avant tout présent dans la spontanéité du mouvement ouvrier du XIXe siècle dont il nous reste bien des traces écrites, ce socialisme ne constitue pas une alternative parlementaire au libéralisme politique, mais l’autogestion sur base économique, constitutive d’une organisation politique d’abord envisagée sur le lieu de travail. Bien comprise, la « fraternité » est alors la co-gestion égalitaire de l’entreprise, ce qui a été totalement perdu de vue avec l’invention de la solidarité par l’État-providence. D’autre part, au travers de leurs associations, les ouvriers étaient soucieux de combattre l’individualisme égoïste, celui de la bourgeoisie qui avait précisément délégué son pouvoir à des représentants. Enfin, le vrai socialisme est écologiste puisqu’il s’oppose à la société de consommation issue de la « barbarie » féodale. Là encore, cette société naît de la surenchère des féodaux dans leur concurrence génératrice d’une distinction qui permet de se hausser au-dessus du peuple.

 

Pour aller plus loin :

Le livre de Thierry Galibert, La sauvagerie

 

Une interview réalisée par Sophie Sendra Toutes ses publications

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