L’expérience du « chez soi », ou l’occasion de la liberté

Quelques semaines de confinement se sont écoulées. Loin de se faire à la situation, il semble que cette dernière soit de plus en plus difficile à vivre pour bon nombre de personnes. Les mesures récemment prises par le Gouvernement, interdisant par exemple le jogging en journée, témoignent des difficultés rencontrées par la population à rester chez elle, entre quatre murs. L’attente du 11 mai, date à laquelle le déconfinement est annoncé à l’heure de l’écriture de cet article, est palpable.

Pourquoi le confinement est-il si dur à appréhender pour certains ? Quelles sont les raisons qui génèrent le mal-être d’une grande partie de la population ? La solitude en est-elle l’unique cause ? C’est en prenant très au sérieux le vécu des individus confinés et la manière dont ils vivent cette expérience que nous avons cherché à comprendre les ressorts de cette situation. Et si, une fois de plus, la philosophie pouvait nous aider à mettre ce vécu en perspective pour vivre cette expérience collective et individuelle de manière heureuse ?

De l’intégration dans le monde à la confrontation avec le soi

Le mode de représentation du soi le plus usuel est celui de l’intégration du Je, comme sujet pensant, dans le monde, aux côtés d’autrui. L’homme a l’habitude d’être au contact de ses pairs. La grégarité est-elle la seule explication de la souffrance vécue par certains durant cette période de confinement ? S’il s’agissait seulement de cela, le confinement avec un groupe restreint de personnes, que ce soit le couple, la cellule familiale ou les colocataires ne serait pas un problème pour tant de personnes. Si l’aspect social de l’homme pâtit ici de cette situation, l’aspect onto-phénoménologique (la manière dont l’homme perçoit l’être ; et ici, plus particulièrement, la manière dont il percevra sa propre existence) de ce dernier en souffre également. En effet, je me vis, au quotidien, comme un être intégré à un environnement, à un groupe, et pratiquant des activités. Ce tableau est ma représentation du monde, et dès lors, le fondement de ma représentation de moi-même.

Une partie du problème du confinement réside dans le fait que, privé du cadre général dans lequel le moi à l’habitude de se percevoir, le processus de reconnaissance de soi est altéré. Je n’ai plus l’occasion de me voir, au quotidien, dans le flux d’activités qui composent ma vie. Me voir, c’est distancier le Je comme sujet pensant du moi. Cette distanciation fait peur : que suis-je, une fois sorti de mes activités quotidiennes ?

« De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement », nous livre Pascal, dans les Pensées. La solitude et l’ennui sont insoutenables pour l’homme en ce qu’ils nous confrontent à nous-même. La quête frénétique d’activités est le fruit du caractère violent, intenable d’un point de vue ontologique, de cette mise à nue de la condition humaine. Comment penser, dans le cadre du confinement, une manière d’alléger cette expérience ? La réponse se trouve probablement dans la relation. Si je ne peux pas faire autant que d’habitude, je peux cependant être davantage. Cette augmentation de la puissance de mon existence passe par le caractère relationnel de mon rapport au réel.

Cependant, ce rapport avec autrui, qui conditionnerait la diminution de la douleur, est lui-même altéré, en raison du confinement. En altérant mon mode de perception du monde, cette situation bouleverse les cadres phénoménologiques de ma perception, et donc, in fine, la manière dont je perçois autrui et dont j’interagis avec lui.

Le chamboulement de mes conditions phénoménologiques classiques, ou comment reconnaître Autrui ?

Avec le confinement, je ne vois plus l’intégralité du monde : je vois à travers une lucarne. Ce changement de ma perception du monde altère ma perception d’autrui en ce qu’autrui est dans le monde. Changer mes conditions de perception, c’est donc également changer ma relation à l’autre.

Stéphane Vial, dans son ouvrage L’être et l’écran, présente un concept novateur : l’autruiphanie. Ce concept, dont l’application est plus que jamais d’actualité, nous permet de comprendre cette situation. En effet, Vial nous dit ceci :

« Comment autrui se manifeste-t-il à moi dans le champ de mon existence ? Notre thèse centrale, c’est qu’autrui n’est jamais séparable des conditions techniques d’apparition grâce auxquelles il parvient à se donner à ma perception, c’est-à-dire à s’incarner dans une présence que j’expérimente. »

Cette phénoménologie de l’altérité nommée autruiphanie est donc conditionnée par des schèmes techniques qui eux-mêmes conditionnent notre rapport au monde et notre perception de l’autre. Cette production phénoménale, dans le cas du confinement, est altérée. En effet, la majorité des personnes que je fréquente ne m’apparaissent plus que par un intermédiaire technique : plus de réunions, seulement des téléconférences ; plus d’ « afterwork », seulement des bières à distance entre collègues par Skype ; plus de pauses café ou de déjeuners, seulement des « lunchs virtuels ».

Si mes collègues m’apparaissent différemment, c’est également le cas des personnes avec qui je suis confiné. Le confinement a regroupé de nombreuses personnes censées être très proches, mais qui se voient en réalité très peu. L’expérience continue du couple, de la famille, des parents, des frères ou des sœurs n’est plus, dans nos sociétés occidentales contemporaines, une expérience habituelle. La plupart d’entre nous passent, en termes de volume horaire, beaucoup plus de temps avec leurs collègues qu’avec leur partenaire ou leur famille.

Levinas nous offre des clés de lecture qui permettent de mettre cette expérience phénoménologique en perspective. Dans son ouvrage De l’existence à l’existant, Levinas écrit :

« Les personnes ne sont pas l’une devant l’autre, simplement elles sont les unes avec les autres autour de quelque chose. Le prochain, c’est le complice. »

Avec Levinas, nous pouvons donc penser ce confinement comme une occasion de ne pas être les uns à côté des autres, mais les uns avec les autres autour de quelque chose. Cette chose qui réunit, c’est le foyer.

Surmonter la déformation phénoménologique par le « miracle de la bienveillance »

Lors de ses discussions avec Greisch, Levinas s’étonne que la métaphysique se soit autant concentrée sur la question de l’être, alors que le « fait que sur une terre aussi cruelle que la nôtre, quelque chose comme le miracle de la bonté ait pu apparaître » est une question qui lui semble infiniment plus digne d’intérêt. La bonté est un des deux fondements de mon rapport à l’autre : ce rapport est désir et bonté. Loin des considérations morales, la bonté lévinassienne nous invite appréhender notre rapport à l’autre sur le mode de l’infini. Je ne suis pas dans le geste altruiste, ni dans la condescendance. Je suis dans le don absolu, infini. Ce rapport à autrui est absolu au sens où il n’est pas destiné à augmenter ma satisfaction, mais bien tourné intégralement vers cet autre. Dans mon don, je sais que je ne suis jamais assez bon, en ce que je ne peux alléger complètement la souffrance de l’autre.

Il est sans doute fécond d’essayer de voir en quoi, dans la crise que nous vivons, le concept de bonté tel que développé par Levinas peut s’appliquer. Les actes de bonté n’ont ici rien à voir avec les politiques gouvernementales, avec les prises de décisions politiques, avec les aides venues d’associations ou bien encore avec les mesures de soutien prises par diverses institutions religieuses. La bonté dont nous parlons ici est le rapport que je fonde avec autrui et dans lequel je vais tenter d’alléger la souffrance.

Bien sûr, l’acte de bonté est manifeste de la part des soignants ou des enseignants, à l’échelle collective. Cependant, il ne faut pas occulter un autre lieu dans lequel nous pouvons découvrir cette manifestation miraculeuse : l’intérieur. La situation de confinement peut en effet également être l’occasion de la manifestation de ce phénomène, qui fut un objet d’étonnement éminemment important pour Levinas.

Dans le cadre du confinement, ce concept de bonté pourrait nous permettre de penser, à nouveau, une manière d’être en relation avec ceux avec qui je suis confiné. En effet, si je souffre de ce confinement, autrui aussi, probablement. Bien que ma représentation d’autrui soit altérée, par cette expérience commune de la souffrance, je peux retrouver un dénominateur commun pour partager et comprendre l’autre. L’expérience de la bonté désintéressée peut nous permettre, par le vrai dévouement envers l’autre, de passer au-delà des troubles de la représentation.

Autrui chez moi : un retour du soi au chez soi ?

Ainsi, si Pascal nous permettait de comprendre la violence de ce confinement, Levinas nous offre la possibilité de transcender cette expérience et de la dialectiser. Dans Totalité et Infini, Levinas nous explique la raison pour laquelle nous avons besoin de pouvoir garder un rapport de distanciation au monde. Le refuge dans la maison, dans la phénoménologie de Levinas, est la première expérience nous permettant de mettre le corps à l’abri du besoin, et est à ce titre la condition de possibilité de la représentation de l’avenir. Cesser d’être immergé permet de se représenter. Nous pouvons dès lors nous constituer en tant que sujet en ce que nous cessons d’être confondus avec le monde. C’est dans la maison que ma conscience rencontre autrui. Cette rencontre, en tant que choc négateur du moi, est le moment de la rencontre avec l’Altérité. Je me confronte à autrui, et à l’infini qu’il porte en lui. Le caractère transcendant de cette expérience est explicité par Levinas dans Ethique et Infini :

« Le terme de « transcendance » signifie précisément le fait qu’on ne peut penser Dieu et l’être ensemble. De même, dans la relation interpersonnelle, il ne s’agit pas de penser ensemble moi et l’autre, mais d’être en face. La véritable union ou le véritable ensemble n’est pas un ensemble de synthèse, mais un ensemble de face à face. »

Pourrions-nous tenter de penser – et de vivre, cette expérience du confinement sur le mode de la transcendance ? Rentrer dans la maison serait l’occasion de passer du soi, auquel nous avons été confrontés par l’expérience pascalienne de notre condition humaine, au chez soi, lieu dans lequel je m’abstrais du monde pour me retrouver, et pour rencontrer autrui. Ainsi, pourquoi ne pas penser le confinement, en tant que réintégration de mon habitat permettant la rencontre avec autrui selon des modalités phénoménologiques oubliées,  comme une occasion de reconstituer le chez soi ?

Chez soi et épicurisme : pour une expérience heureuse du confinement

Levinas pense la maison comme lieu qui nous permet de nous constituer : la distinction du moi et du monde peut s’effectuer, et par cette abstraction, l’ajournement du besoin quotidien permet de s’arracher du corps. Une fois le chez soi (re)construit et le besoin ajourné, comment pouvons-nous penser un mode de vie heureux, dans ce contexte de confinement ?

Épicure propose une voie qui est sans doute féconde pour vivre, individuellement et collectivement, cette expérience du confinement de manière heureuse. Le contenu de cette philosophie prend en effet ici tout son sens. Dans la Lettre à Ménécée, Épicure à nous invite à nous défaire des pratiques de surabondance pour nous recentrer sur l’essentiel :

« C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là̀ jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. »

Nous pourrions donc appréhender ce confinement comme une occasion de mise en œuvre de la philosophie épicurienne. Engendrant des logiques d’économie des ressources, cette période nous invite à la consommation raisonnée de biens. Si elle peut être vécue comme une privation de restaurants, de bars, de théâtre et autres sorties, elle peut également être appréhendée comme l’occasion d’une revalorisation du partage d’un dîner frugal auprès de son conjoint, de sa partenaire, de sa famille… Loin d’un hédonisme incontrôlé, c’est-à-dire d’une exagération de plaisirs futiles, l’épicurisme nous invite à un eudémonisme fondé sur des valeurs simples, par l’identification des besoins nécessaires à la satisfaction de la vie. Le confinement pourrait être lu comme l’occasion de mettre en œuvre cette philosophie, fondée sur la modération et sur la reconnaissance des moments de joie.

Du chez soi à la cité : que garder de cette expérience phénoménologique pour construire le politique de demain ?

Dans Éthique et Infini, Levinas écrit :

« Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci, d’ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non comment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui. »

Cette affirmation fait preuve d’une grande actualité. Que nous le voulions ou non, notre devenir est plus que jamais collectif. Notre lien à autrui se noue en effet comme responsabilité, tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective. La bonté, dont nous avons parlée, est un des modes de réponse à cette responsabilité.

En ce que la bonté chez Levinas est au-delà de toute morale, de toute politique et de toute idéologie, c’est un concept universellement applicable. Dans la situation de confinement que nous vivons actuellement, la bonté est indépendante de toute décision gouvernementale, de toute action politique. C’est une manifestation de nos rapports interindividuels, qui relie ici et maintenant des êtres différents. Ainsi, les différences qui ont trait à la croyance ou à l’opinion sont en quelques sortes balayées par le concept de bonté. A l’heure d’une défiance vis-à-vis des décisions gouvernementale et de la réflexion d’un devenir commun post confinement, ce concept permet de penser une manière de fédérer, au-delà du politique, et de créer une éthique commune, au-delà de la morale.

Le confinement, une occasion de philosopher au quotidien ?

Si le confinement est une rude épreuve en ce qu’elle nous confronte à nous-mêmes par la limitation des sources de distraction et trouble notre perception du monde et d’autrui, cette expérience de la contrainte peut cependant être vécue comme la source d’une nouvelle expérimentation phénoménologique. Bien que la relation à autrui soit plus difficile à appréhender, l’expérience de la bonté nous invite à renouer avec l’autre. La rencontre de l’altérité sur un mode inhabituel peut-être l’occasion de la reconstruction de certaines relations. Appréhendé comme un moment fédérateur, le confinement devient dès lors une opportunité pour reconstituer la sphère du chez soi et nous permet de valoriser les plaisirs simples. Expérience phénoménologique inédite pour la quasi-totalité d’entre nous, cette manière de se rapporter au monde, à l’autre et à soi, pourra être source d’inspiration pour penser le politique de demain.

Cependant, cette période est sans doute, également, une occasion pour nous tous de philosopher. Nous avons ici la possibilité de décider d’adopter un regard différent pour vivre au mieux cette situation. Cette marge de décision est une marge de liberté : chacun trouvera ici le lieu d’une interprétation personnelle de sa réalité quotidienne, interprétation qui lui permettra de choisir la manière dont il appréhendera sa vie durant les semaines à venir.

 

Pour aller plus loin :

– Les Pensées de Blaise Pascal
L’être et l’écran de Stéphane Vial
De l’existence à l’existant, et Ethique et infini, de Levinas
– La Lettre à Ménécée d’Epicure

A lire aussi sur La Pause Philo :

« Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Blaise Pascal
Le confinement, d’un ennui mortel ?

 

Un article réalisé par Lucile Pruvot Toutes ses publications

Un commentaire pour “L’expérience du « chez soi », ou l’occasion de la liberté

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