Le Lean Management et la Philosophie

Avez-vous déjà imaginé que penser “Lean”, c’était faire de la philosophie ?  Comme l’indique le philosophe allemand Hartmut Rosa, le monde contemporain évolue à une vitesse folle, s’accélérant au point de laisser une grande partie de la population incapable de prévoir efficacement les futures évolutions sociales[1]. A l’échelle des organisations, il devient primordial, pour celles qui souhaitent continuer à suivre le rythme, de « s’adapter » et de réfléchir au sens de leurs activités afin de répondre aux nouveaux défis du siècle. Dans ce premier article, je vous propose tout d’abord de nous intéresser aux apports mutuels de la philosophie et du Lean management.

I – Une brève histoire du Lean

L’histoire commence au sortir de la seconde Guerre Mondiale : le Japon est vaincu et doit reconstruire son économie avec peu de matières premières. Dans cette période d’après-guerre, l’entreprise japonaise Toyota conçoit de nouvelles méthodes de production qu’on regroupe sous le nom de Toyota Production System (TPS). Ainsi, en développant le TPS, l’objectif est pour Toyota de mettre en place une chaîne de production fluide, qui vise perfectibilité constante des processus et valeur ajoutée de chaque action des salariés. C’est dans les années 90 que ce modèle de production inspirera le Lean Manufacturing qui s’est largement démocratisé et diversifié. Il se décline d’ailleurs maintenant en Lean Management, Lean Office, Lean IT Plusieurs ouvrages en font aussi un bon allié pour la gestion des tâches domestiques !

L’avantage du Lean est de perfectionner les processus de travail afin de rapidement améliorer la rentabilité d’une entreprise, en augmentant le niveau d’exigence de la qualité et de la valeur ajoutée des actions des salariés, tout en réduisant les coûts et le temps passé à la production. De plus, elle est aussi sensée diminuer la pénibilité des tâches pour faciliter le travail de chaque salarié : dans l’idéal, tout le monde s’y retrouve donc, à tous les niveaux de l’entreprise.

Pour comprendre l’esprit du Lean, je vous recommande de visionner cette vidéo (en VOSTFR) :

Elle illustre très clairement comment l’implémentation du Lean peut améliorer le travail quotidien des salariés en le rendant à la fois plus efficace et plus « rationnel ».

II – Les principes du Lean et ce qu’ils apportent à la philosophie

Le Lean est une méthodologie dont les principes et les outils peuvent être utiles à la philosophie, ainsi que dans la vie quotidienne. En voici quelques uns dont je propose l’analyse (mais sachez que la liste est en vérité bien plus longue !) .

1)       Le « juste-à-temps » : la gestion du flux de travail est au cœur du Lean : ce dernier doit être fluide et être « tiré » par la demande afin d’éviter de produire plus que nécessaire et d’accumuler des stocks inutiles. Le modèle de production des sandwichs de McDonald’s va par exemple à l’encontre de ce modèle : ils « poussent » la production en produisant beaucoup de sandwichs en période de rush, afin de pouvoir servir très rapidement les clients. Mais cela cause une qualité médiocre des produits et une très importante perte des sandwichs produits et non achetés.

  Dans la pensée aussi, il est nécessaire de conserver une certaine fluidité : que les idées s’écoulent simplement et naturellement, au lieu de paraître chaotiques et désordonnées. Par ailleurs, « stocker » des idées dans l’esprit peut faire écho à la fameuse « charge mentale », qui est cause de nombreux troubles anxieux ou du sommeil : mieux vaut faire simple et efficace et focaliser ses pensées sur ce que l’on vit au présent plutôt que s’éparpiller et perdre ses objectifs. L’un des outils pour lutter contre ce problème dans le Lean est l’utilisation du Tableau Kanban, qui permet de visualiser rapidement et efficacement les différentes étapes d’un processus sous la forme de colonnes qui distinguent les idées de projets à venir, les tâches à faire, les tâches en cours et les tâches terminées. Cet outil est facilement transposable à diverses situations du quotidien.

2)          La qualité totale (ou zéro défaut) : l’établissement de normes de qualité pour éviter les défauts et les productions à perte. Toute action d’un salarié doit produire de la valeur ajoutée. La vérification ou correction constante des actions des salariés peut, par exemple, produire des latences et diminuer, de fait, la rentabilité d’une entreprise.

  Du côté de la pensée, tout raisonnement scientifique doit viser des exigences de qualité : cela suppose par exemple de réfléchir à un argument efficace, ou l’utilisation d’un seul exemple pour éviter les répétitions et les propos ennuyeux et inutiles. Le philosophe anglais Bertrand Russell (1872-1970) est l’une des meilleures lectures au sujet de l’évolution de la méthode scientifique et philosophique à travers 2500 ans d’histoire. D’ailleurs, une réflexion construite et une organisation claire en amont permet d’éviter de perdre du temps et de retravailler constamment sans réussir à avancer dans l’élaboration de sa pensée.

3)          Les 7 types de gâchis (muda) : tous les processus sont parsemés d’embûches qui nuisent à la valeur ajoutée de nos actions. Le Lean Management distingue différents types de gâchis qu’il est impératif de rechercher pour ensuite réfléchir à comment les faire disparaître :

  1. Surproduction
  2. Surstockage
  3. Déplacements et gestes Inutiles
  4. Surprocessing
  5. Transports de produits Inutiles
  6. Erreurs, Défauts et rebuts
  7. Temps d’Attente et Délais

Depuis maintenant plusieurs années, il est commun d’y ajouter un huitième gâchis qui est la « sous-exploitation des talents et des compétences des employés. »

Il faut se souvenir que ces processus, bien que « défectueux », ont, ou ont eu un intérêt à un moment donné. Très souvent, le problème vient du fait que ces processus n’ont pas été renouvelés alors que les entreprises ont évolué, créant de nombreuses absurdités qui se répercutent sur les nouvelles générations de salariés fraîchement formés. Par ailleurs, souvent ces processus ne sont que des bricolages mis en place pour répondre à des problèmes à courts termes et qui, avec le temps, se sont cristallisés comme « la » réponse instituée.

Prenons un exemple : deux services d’une entreprise de taille moyenne partagent la même imprimante qui se trouve dans le couloir à mi-chemin entre leurs bureaux. Cette décision, prise à l’origine pour réduire le bruit infernal des impressions dans les bureaux, a pourtant augmenté considérablement les déplacements des salariés. Pour éviter ces déplacements constants, les salariés pourraient vouloir imprimer plusieurs de leurs documents ensemble, mais si le délai entre les impressions et le traitement est trop long, les documents risquent de se mélanger avec ceux des collègues susceptibles de prendre des mauvais documents par inadvertance, ce qui pose un réel problème de confidentialité, et peut contraindre à réimprimer à nouveau les documents. C’est en prenant conscience de ces différents gâchis qu’il est ensuite possible de réfléchir à l’amélioration des processus pour obtenir une qualité optimale.

  Dans la pensée, il y a de nombreux gâchis qu’il convient de repérer et d’effacer. On peut notamment penser à tous les syllogismes, raisonnements fallacieux, ou encore aux opinions communes que l’on prend pour des vérités et que l’on diffuse comme étant nos propres idées sans même avoir élaboré une pensée critique à leurs sujets (comme lorsque l’on partage un article sur les réseaux sociaux sans avoir pris la peine de lire le contenu ou de vérifier si le titre n’est pas trompeur).
A l’époque moderne, plusieurs philosophes (dont notamment Blaise Pascal, Antoine Arnauld et Pierre Nicole) ont cherché à exposer ces différentes manières de raisonner, les bonnes manières et la manières trompeuses, dans l’ouvrage La logique ou l’Art de penser (1662). Si augmenter la valeur ajoutée de l’entreprise est synonyme d’augmenter sa rentabilité, la valeur ajoutée de l’esprit n’est rien d’autre que l’autonomisation de l’esprit qui améliore ses facultés pour acquérir des connaissances adéquates.

III – Quels apports de la philosophie pour le Lean Management ?

A l’inverse, la philosophie peut elle aussi avoir un intérêt afin d’améliorer certaines problématiques présentes dans le Lean Management.

1) L’amélioration continue (kaizen) : le Lean incite à prendre du recul pour interroger les différents processus en place et se demander d’une part pourquoi ils existent, et surtout comment les améliorer en faisant disparaître les différents gâchis. Cela suppose donc une véritable philosophie au sujet de la performance et de l’amélioration : tout processus est perfectible, et ce sont ceux qui y sont confrontés qui sont les mieux placés pour identifier à la fois les goulots d’étranglement, mais aussi ce qui serait susceptible d’améliorer leur quotidien.

  L’amélioration continue n’est rendue possible que si le management cultive la critique constructive au sein de ses équipes, et en permettant aux salariés de s’exprimer sur ce qu’ils vivent et ressentent comme des gâchis. La pause-café, par exemple, pourrait très bien être perçue comme une perte de temps à éliminer par le manager, mais elle peut tout à fait être « productive » si elle permet aux salariés de se reposer et d’être plus performants ensuite.

Il faut alors l’interroger et la réfléchir collectivement : combien de temps une pause-café peut-elle prendre de manière raisonnable ? Que proposer aux salariés pendant leurs pauses pour faciliter leur détente et récupération ? Certaines entreprises proposent par exemple des espaces de relaxation pour faire des micro-siestes, ou des salles plus ludiques qui stimulent l’esprit et renforcent le travail collectif. La remise en question personnelle et collective est l’un des enjeux majeurs de la philosophie, notamment à travers la démarche critique cartésienne qui utilise le doute pour mettre en question les connaissances que l’on prend pour certaines simplement parce qu’elles sont instituées et paraissent figées.

  L’intérêt n’est pas simplement l’amélioration de certains processus séparés les uns des autres, mais de comprendre comment ils convergent ensemble vers une certaine culture d’entreprise, comment ils résonnent et sont plus ou moins cohérents en fonction des valeurs de l’organisation et du management en place. En effet, on critique souvent le Lean Management sur sa vision trop centrée sur les processus et pas assez sur les individus qui sont aux prises avec ces processus[2]. En passant tout au crible de la performance et de la rentabilité, le bien-être des salariés peut malheureusement être négligé.

Nous croyons fermement que c’est au travers d’une réflexion philosophique et systémique que l’on peut améliorer tant les processus de l’entreprise et que la qualité de vie des salariés au travail. Les considérations éthiques ne devraient jamais être abordées comme une limitation du profit, mais peuvent être considérées comme une manière de prendre l’humain pour ce qu’il est, à savoir une force agissante, affective et pensante, toujours capable d’amélioration, et qui est susceptible de s’augmenter quand elle est traitée de manière bienveillante et raisonnable. C’est en tout cas ce que défendait déjà Spinoza au 17ème siècle dans son ouvrage principal intitulé l’Ethique, dont je vous recommande vivement la lecture !

2) Les 5 « pourquoi » : le Lean repose sur l’idée qu’il faut distinguer les problèmes superficiels des problèmes majeurs qui sont plus structurels dans l’entreprise. Ce sont ces derniers qu’il faut débusquer pour trouver la source véritable des difficultés, qu’on nomme aussi la « cause racine ». Autrement, tout changement ne serait que temporaire et ramènerait inévitablement les difficultés précédentes. Pour trouver cette cause, le Lean utilise la méthode des « 5 pourquoi », consistant à se demander 5 fois « pourquoi » pour trouver la source d’un problème :

  1. Pourquoi les salariés ont-ils à réimprimer plusieurs fois les mêmes documents ? Parce que ces documents se mélangent.
  2. Pourquoi ? Parce qu’ils impriment tous ensemble leurs documents et ne vont pas les chercher directement.
  3. Pourquoi ? Parce que l’imprimante est loin et cela leur ferait perdre beaucoup de temps.
  4. Pourquoi est-elle loin ? Parce que deux services partagent l’imprimante.
  5. Pourquoi ? Parce qu’ils souhaitent éviter le bruit dans les bureaux pour le bien-être des salariés.

  En philosophie comme dans le Lean, l’objectif principal est d’évaluer correctement le sujet et les zones de difficulté. Pour pouvoir affronter les difficultés, il est impératif de prendre un certain recul sur une situation et de chercher les véritables « pourquoi » à l’œuvre. « Pourquoi » est sûrement le meilleur outil du philosophe, car il nous met non pas dans l’attitude de celui qui sait, mais de celui qui veut comprendre en recherchant les différentes sources d’un problème.

Cependant, il ne suffit pas de répéter « pourquoi » pour faire émerger une véritable cause : on peut tout à fait tourner en rond avec un procédé aussi simple et la philosophie peut aider à s’en sortir. On trouve notamment chez Aristote la distinction entre 4 types de causes (matérielle, formelle, motrice et finale), ce qui permet de comprendre qu’à travers la question « pourquoi » se trouvent en réalité plusieurs dimensions causales qu’il faut réussir à analyser et déconstruire pour que cela ait une véritable efficacité.

 

Pour conclure, il est donc important de faire la distinction entre une question et un problème en philosophie : la question est une difficulté locale et superficielle, que l’on peut résoudre facilement dès qu’on possède les informations nécessaires, alors que le problème est une difficulté plus profonde qu’il ne suffit pas d’exprimer pour qu’elle soit résolue. On pourrait même aller plus loin et dire qu’il est plus important de bien réussir à formuler un problème que de le résoudre, car c’est la prise de conscience des difficultés qui permettront de travailler en profondeur les logiques managériales à l’œuvre dans une circonstance donnée.

Cette brève analyse a, je l’espère, contribué à prouver que les ponts entre la philosophie et le management sont possibles, et même souhaitables. D’un côté, parce que la philosophie se nourrit de tout ce qui lui est étranger, afin d’assouvir sa curiosité débordante pour comprendre et mieux vivre dans le monde. De l’autre, c’est aussi le témoignage que les organisations et le management ont aussi à nous apprendre, en tant qu’ils possèdent des outils et des méthodes que l’on peut reproduire hors d’un contexte purement managérial.

Dans cette direction, nous pensons qu’il est aussi possible de comprendre la naissance des méthodes “Agiles” comme une proposition pour sortir des problèmes posés par le Lean Management. Mais cela fera l’objet d’une autre Pause Philo très prochainement !

 

 

[1] Hartmut Rosa, Accélération : Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.

[2] Sur les impacts du Lean sur le bien-être au travail, voir notamment : http://www.officiel-prevention.com/protections-collectives-organisation-ergonomie/psychologie-du-travail/detail_dossier_CHSCT.php?rub=38&ssrub=163&dossid=470 ; https://www.anact.fr/limpact-du-lean-sur-le-risque-psychosocial-vu-par-un-medecin-du-travail ; et le dossier très intéressant : http://www.inrs.fr/risques/lean-management/effets-sante-securite.html

 

Un article par Nicolas Bouteloup Toutes ses publications

3 commentaires pour “Le Lean Management et la Philosophie

  1. Encore et toujours le même souci de rentabilité pour devenir meilleur, plus productif, plus fort, plus compétitif. On appel ça le progrès ! Sans cesse il faut botter le cul de cet humain si imparfait pour le faire tendre vers la perfection dictée par les lois du marché. Ce sera sans moi, rien à battre de ces foutaises japonaises ou autres. Je plains ces gestionnaires qui pour conserver leurs postes doivent constamment apporter du changement et faire chier les salariés avec leurs nouvelles lubies. Dans leur course contre la montre, ils auront oublié de vivre.

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