Quelles questions posent les outils digitaux et numériques à la relation entretenue par les êtres humains à la technique, au geste de travail, au savoir et à l’inventivité qui y sont relatives ? Sont-ils plutôt des outils d’adaptation du corps pour l’accomplissement d’un geste technique ou bien des instruments d’adaptation de nos sens en vue d’une meilleure perception ? Quels impacts ont-ils sur l’évolution de l’espèce humaine, a minima dans les domaines de son savoir et de ses relations à son environnement ?
L’outil, l’instrument, la technique, font partie intégrante de notre réalité et de la relation que nous entretenons avec notre environnement. Cette relation est un lien d’apprentissage, d’appropriation de connaissance, de transformation, d’orientation, souvent en quête d’un objectif précis et défini. Au XXème siècle, Gilbert Simondon entreprend une réflexion poussée sur la technique et sur l’appréhension par l’homme des outils et instruments qui lui sont proposés via ces formidables machines et mécanismes qui déterminent son action.
Gilbert Simondon, va jusqu’à dire que le geste technique modifie la relation humaine à son milieu à tel point qu’il est en mesure d’amorcer un processus évolutif de l’espèce humaine tout entière. C’est notamment à propos des gestes techniques partagés par l’ensemble de l’humanité qu’on peut constater ce processus de transformation de l’espèce humaine. Le propre de cette pensée, est de considérer que les éléments techniques possèdent des caractéristiques suffisamment proches des éléments fonctionnels biologiques et organisationnels des humains pour pouvoir s’incorporer dans un mode de fonctionnement général, à l’échelle de la planète.
Autrement dit, l’impact de la technique et des outils et instruments qui la composent sont immenses et ont déjà construits le monde et notre relation à celui-ci tel que nous le connaissons actuellement.
Mais il faut avant tout autre chose, donner la distinction émise par Simondon entre outil et instrument. Un outil prolonge le corps humain et l’arme dans le but d’accomplir un geste. C’est-à-dire qu’un outil doit donner à l’organe qu’il complète un usage nouveau (par exemple un marteau). Un instrument, quant à lui, prolonge et adapte le corps humain pour obtenir une meilleure perception (par exemple un microscope).
« L’angoisse naît des transformations qui apportent avec elles une cassure dans les rythmes de la vie quotidienne, en rendant inutiles les gestes anciens »
(G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques)
Comme consultante en conduite du changement, j’observe facilement au sein de mes missions, les peurs qui sont générées par la disparition des gestes techniques qui ont été appris et intégrés par les personnes qui exercent des métiers de terrain. Si je décrivais leurs actions grossièrement, je dirais qu’ils passent de l’observation minutieuse de l’environnement qui les entoure, à la réparation de ce qui est abimé en passant par la phase de choix des outils nécessaires et par la remémoration des gestes qui sont à faire.
Dans ces environnements techniques poussés, l’introduction du digital, par exemple des objets connectés ou des solutions de supervision et de guidage numérique introduisent une cassure très nette de ce que Simondon appelle « les rythmes de la vie quotidienne », la suite de la phrase du philosophe est tout aussi vraie, puisque les outils techniques numériques rendent aussi inutiles les « gestes techniques anciens ». C’est le terme de « geste » qui est important à la compréhension de cette angoisse, le geste n’est pas le seul fait de se saisir d’un outil et de le manier en vue d’une fin définie. Cette utilisation de l’outil est la phase finale du geste, un outil est aussi adapté à une situation parce qu’il a été choisi en vue de la résolution d’un problème particulier. Ainsi, ce qui est appelé « geste technique ancien » comprend notamment la phase de réflexion et d’appropriation de la procédure de résolution d’un constat fait sur le terrain.
Il ne s’agit pas de faire la critique de l’introduction du digital et du numérique dans le travail. J’entend surtout mettre en avant la réaction d’angoisse que peut susciter ce changement par le sentiment de « dépossession » de l’individu, d’une partie de son geste technique habituel. Cette explication ne remet pas en question l’efficacité des techniques digitales de détection de problèmes techniques sur les machines que permet l’IoT ni celle du gain de temps « à la cible » d’une opération assistée numériquement par une intelligence artificielle ou par un programme.
La confrontation entre outil numérique et outil technique selon la définition de Gilbert Simondon, semble assez peu satisfaisante. Dans la situation que nous avons décrite ci-dessus, l’individu dans son cadre de travail numérique se sert toujours d’outils techniques mais est, pour cela, guidé par des données numériques et leur analyse. L’usage technique digital et numérique serait donc plutôt de l’ordre d’une augmentation de la perception puisqu’il serait à l’origine de données jusqu’alors inaccessibles aux sens humains (comme par exemple avec la maintenance prédictive).
« La frustration de l’homme commence avec la machine qui remplace l’homme, avec le métier à tisser automatique, avec les presses à forger, avec l’équipement des nouvelles fabriques ; ce sont les machines que l’ouvrier brise dans l’émeute, parce qu’elles sont ses rivales, non plus moteurs mais porteuses d’outils »
(G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques)
Avec la perte du lien à l’outil adapté à ses propres organes et à ses propres mouvements, l’homme se retrouve dans un rapport de dépossession d’avec « le faire », c’est-à-dire la nécessité d’action au cœur de nombreuses de ses activités essentielles. Si le digital n’est pas un outil au sens ou l’entend Simondon, notamment en raison de la très forte variation de pratique qu’il provoque, nous pouvons aussi compléter cette analyse en s’interrogeant sur la position « instrumentale » du digital comme élément technique d’accès à une meilleure perception.
Il semble que, même avant la digitalisation, la complexification des outils et leur automatisation, notamment, ait provoqué cette dépossession humaine de ses outils premiers. L’homme devient alors superviseur, observateur des machines. Pour le cas qui nous occupe, l’outil digital permet de superviser, de prédire, de calculer, de mémoriser, d’organiser et d’autres actions encore. Aussi, il me semble que l’on dépasse également le cadre du mode « instrumental », tel que décrit par Simondon, avec les outils numériques.
L’instrument, pour rappel, est ce qui permet d’adapter l’être humain pour perfectionner sa perception ; il en va ainsi du microscope, mais également de tout ce qui pourrait entrer dans la catégorie des capteurs d’information. Le numérique travaille à partir d’instruments « perceptif », son mode de fonctionnement est donc, a priori, plus proche de celui des instruments que de celui des outils, vis-à-vis de l’être humain. Cependant, l’instrument laisse encore la part d’analyse des données récoltées à la charge de l’Homme, ainsi que les actions et prévisions qui pourraient en être retirées.
Je propose donc de considérer, de manière générale (il n’est pas fait ici, cas des exceptions), le numérique et le digital comme une technique « post-instrumentale ». Cette technique serait, de surcroît, en mesure, grâce au contrôle des outils, d’agir selon ses propres recommandations, ne requérant dans son alternative la plus poussée qu’une supervision humaine, qu’on jugera sans doute inutile d’ici un siècle ou deux.
« Mais l’amélioration de la technicité joue un rôle euphorique. Quand l’homme, conservant les fruits de son apprentissage échange son outil ancien contre un outil nouveau dont la manipulation est la même, il éprouve l’impression d’avoir des gestes plus précis, plus habiles, plus rapides ; c’est le schéma corporel tout entier qui fait reculer ses limites, se dilate, se libère ; l’impression de gaucherie diminue car l’outil prolonge l’organe »
(G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques)
Je tiens à redire ici que le jugement posé sur le numérique et le digital n’est pas une réflexion morale qui viserait à circonscrire les usages de ces techniques afin de rendre à l’homme son labeur, et par là, son « utilité », voire, sa dignité. Il apparaît que nous sommes entrés, avec le digital, dans une nouvelle ère technique, où les outils et les instruments interagissent, les uns nourrissant les autres de données et de programmes d’actions à réaliser.
Nous travaillons avec de plus en plus de matériels digitaux et numériques et nous les apprivoisons, nous les observons, à raison sans doute, compte-tenu de leur technicité, avec beaucoup d’admiration. Cet enthousiasme face à la technique dont parle Simondon, est valable pour ces nouveaux gestes techniques qui rendent nos actions plus performantes, plus adaptées, plus efficaces. Les outils digitaux se sont incorporés dans notre réalité, ils ont, à l’échelle du monde, réussi à faire évoluer l’espèce humaine en lui ouvrant de toutes nouvelles potentialités.
Simondon écrit que « l’outil prolonge l’organe », je retrouve cette idée de prolongement aussi dans le numérique, et l’organe prolongé ressemble bien à notre cerveau et à notre système neurologique. Or, ce prolongement ne nous pousse pas à l’activité mais plus à une forme de passivité et de dépendance. L’infinité et la pertinence des données disponibles avec le numérique nous rendrait-elle plus contemplateur que découvreur ou inventeur ?
Sans doute, si on reste en arrière et que l’on n’ose pas s’approcher… la transformation causée par l’innovation technique est telle que, bien qu’elle se soit diffusée et ait commencé à changer nos pratiques, elle semble ne pas aller assez vite pour ses ambitions. Nous sommes trop nombreux à être dépassés par les potentialités des techniques numériques et digitales. Nous devons reprendre la main, nous acculturer à ces nouveaux éléments en apprenant à ne pas chercher la maîtrise avant l’action. Comme le dit Gaston Bachelard, il faut retrouver le « puer lusor » qui est en nous, le « jeune joueur » avant l’homo faber.
Le jeune joueur avant l’homo faber
La proximité entre les créations techniques numériques et les intuitions philosophiques de Gaston Bachelard est assez marquante. Le numérique et le digital sont des techniques du presque invisible, de la miniature et de la puce. Ces « minuscules » renferment des données et des puissances inédites et cette simple image aurait peut-être donnée à Bachelard de quoi penser longuement. Or, pour Bachelard, celui qui touche à la miniature par le jeu c’est le jeune joueur. L’homme qui a quitté son rôle d’homo faber (c’est-à-dire de laborieux artisan ou travailleur) et qui retrouve le dialogue entre la matière et l’esprit sans but. Le propre de ce puer lusor est de penser en agissant et de s’appuyer sur les représentations minuscules de son monde joué pour construire ses rêves et ses projets.
Le numérique et le digital sont de formidables gestes techniques à condition de les aborder avec un tout autre esprit que celui avec lequel l’homme des siècles précédents abordait les outils et les instruments. Ne nous laissons pas déposséder de ces gigantesques producteurs de données que sont nos smartphones, nos capteurs et autres inventions qui se développent chaque jour davantage à l’échelle planétaire.
Au travail, le digital et le numérique sont un appel à un rapport plus ludique et plus créatif que pouvaient l’être une machine à écrire ou de grands livres de comptes. Jouons avec nos nouveaux outils, inventons, et que cela ne nous empêche pas de prendre le recul nécessaire et d’ouvrir régulièrement des livres et des cahiers, car l’apparition de nouveaux gestes techniques ne signifie pas la nécessaire disparition de tous les autres espaces de réflexion et de créativité.
Sources :
Gilbert SIMONDON – Sur la technique
Gilbert SIMONDON – Du mode d’existence des objets techniques
Gaston BACHELARD – Etudes « Le monde comme caprice et comme miniature »