Quand on pense à la question du consentement, on pense assez vite à la question des rapports sexuels ou amoureux (comme dans le film « Le Consentement » qu’on a analysé ici dans un article dédié). Cependant, c’est une question beaucoup plus vaste en philosophie qui concerne le rapport au corps, à l’identité, et à la vulnérabilité, incluant des questions aussi diverses que le traitement des données à caractère personnel par les sites marchands (ces fameux cookies auxquels vous devez consentir ou non), et l’utilisation d’échantillons biologiques pour un usage médical ou pour la recherche scientifique. En particulier, il est un domaine aussi méconnu que passionnant, pour lequel la notion de consentement est d’une importance capitale : les biobanques.
Le saviez-vous : il existe des banques de données non-numériques, qui emmagasinent des données biologiques à la pelle, sur tout type d’êtres vivants et notamment sur l’humain, sous la forme d’ADN, de cellules conservées…. On les appelle des biobanques. Avant de rencontrer Elise Jacquier-Lefaivre, docteure en éthique médicale et bioéthique, et directrice pédagogique l’ESTBB à Lyon, je ne connaissais même pas le terme. Maintenant, j’ai envie de tout savoir dessus.
C’est à la suite de son intervention remarquée dans le colloque « Réapprendre le commun à l’épreuve de la vulnérabilité. » à l’Université Catholique de Lyon en octobre 2023 que j’ai décidé d’interviewer Elise, pour mieux comprendre ce sujet, mais aussi son parcours et ce qui l’a amenée à étudier ce domaine si atypique.
La Pause Philo : Vous êtes docteure en éthique médicale et bioéthique, votre thèse portait sur le principe du consentement dans l’utilisation des données et des échantillons biologiques, dans la recherche en santé. Avant toute chose, pouvez-vous m’expliquer ce qu’est une biobanque comment elle fonctionne ?
Elise Jacquier-Lefaivre : On peut définir une biobanque comme une structure destinée à collecter, préparer et stocker des échantillons biologiques et des données associées en vue de les mettre à disposition à des fins de recherche. On peut l’assimiler à une bibliothèque pour échantillons biologiques : les livres sont remplacés par des tubes ou des lames de paraffine, et les étagères, par des congélateurs, des cuves d’azote ou des armoires à lames. La base de données qui recensait les livres, avec les cotes et les emplacements, recense désormais chaque échantillon biologique, avec son emplacement dans le congélateur, l’historique de ses utilisations et les données associées à la personne dont il est issu.
Les biobanques existent et se développent afin de répondre aux demandes croissantes des chercheurs d’avoir accès plus rapidement et facilement à des échantillons biologiques de qualité, c’est-à-dire dont le cycle de vie, du prélèvement à son utilisation, respecte des normes de qualité strictes et communes à l’échelle internationale.
Il existe plusieurs schémas fonctionnels mais concrètement, une biobanque va récupérer des échantillons biologiques après une première étude ou après une analyse dans le cadre du soin, afin de les conserver à température basse (généralement à -80°C ou -196°C) ou sous lame de paraffine (sorte de gel fixateur pour conserver à température ambiante). Les chercheurs vont solliciter la biobanque pour qu’elle leur fournisse des échantillons biologiques et des données adaptés au projet des chercheurs et conformes à la loi et au consentement des personnes dont ils sont issus. La biobanque va sélectionner les échantillons adaptés afin de les préparer pour l’envoi et l’utilisation par les chercheurs.
Dans ce schéma, les biobanques jouent un rôle d’intermédiaire entre des « fournisseurs » d’échantillons, que peuvent être les patients, et les chercheurs, qui ont besoin de ces ressources pour faire avancer la recherche. Les biobanques deviennent alors des garants de la qualité de la recherche scientifique, à la fois en préservant la qualité biologique des échantillons ainsi que l’intégrité des données, et en protégeant les droits dont les personnes disposent sur leurs échantillons biologiques et leurs données.
LPP : Qui est concerné par cette question ? Comment mon patrimoine génétique ou mes données personnelles peuvent-elles se retrouver dans une biobanque ? A quoi vont-ils servir ?
EJL : Toute personne bénéficiant de soins est susceptible d’être concernée par cette question. En effet, le recueil des échantillons biologiques et des données à des fins de recherche se fait de plus en plus systématiquement à l’occasion du soin. Avec notre consentement, et à l’issue de notre prise en charge, une partie de nos échantillons biologiques et de nos données peuvent être conservés en vue d’une utilisation scientifique, comme si ces éléments prenaient un chemin de recherche, parallèle au chemin du soin. On parle de requalification. Ils vont servir à réaliser des recherches fondamentales dans des thématiques scientifiques déterminées au moment du recueil du consentement éclairé, axées sur la recherche en santé humaine.
Nos données génétiques ne sont pas systématiquement utilisées, bien que la loi se soit récemment assouplie : considérées comme des données plus sensibles, l’examen de nos caractéristiques génétiques ne peut être réalisé qu’avec notre consentement exprès et spécifique à un projet donné, qu’il soit médical ou scientifique. A l’issue de ce premier examen, les données peuvent être réutilisées à des fins de recherche à condition que nous ne nous y soyons pas opposés. Nous sommes tout autant concernés mais avons davantage de contrôle sur ce type données.
LPP : Pourquoi la question du consentement se pose dans la collecte et l’utilisation des données personnelles ou des échantillons biologiques ? C’est quoi le consentement selon vous ?
EJL : On peut définir le consentement comme l’expression de sa volonté à un acte clair et univoque, commis par autrui, et qui va nous impacter de façon directe ou indirecte. En d’autres termes, le consentement est l’acte par lequel on mentionne clairement qu’on est favorable à un acte qui va nous impacter. Pour imager, à la question maritale « consentez-vous à prendre pour époux votre amoureux ou votre amoureuse ? », on pose la question en recherche « consentez-vous à ce qu’une partie de votre corps serve au développement des connaissances dans le domaine de la recherche biomédicale ? »
Pour être recevable d’un point de vue réglementaire, il doit être exprimé sans contrainte ni influence et après avoir reçu une information suffisamment complète, claire et compréhensible. On parle de consentement libre et éclairé. Le caractère « libre et éclairé » du consentement à la recherche est beaucoup discuté, notamment à cause des moyens mis en œuvre pour informer les personnes sollicitées. En effet, à l’heure actuelle, l’information écrite est privilégiée, soit sous la forme d’un formulaire de consentement dédié à la recherche, souvent technique et complexe à comprendre, soit sous la forme d’une note en bas de page d’un compte-rendu d’analyses biologiques. Ces pratiques, à peine conforme à la loi, témoignent d’un intérêt plus que limité à la promotion de la capacité de la personne à décider par et pour elle-même en conscience.
On peut également aller plus loin dans la caractérisation de cette thématique. La collecte et l’utilisation d’échantillons biologiques et/ou de données personnelles ne sont possibles que grâce à un acte fondateur : le don. La question du consentement se pose alors car elle permet de reconnaître l’action de donner. A partir de là, beaucoup de questions juridiques, philosophiques et éthiques en découlent.
Premièrement, des questions se posent sur le lien entre la personne et son échantillon biologique ou sa donnée : quel statut revêt un échantillon biologique et une donnée une fois qu’il ou elle est détachée de ma personne ? Est-ce un prolongement de ma personne ou bien un objet isolé qui ne me concerne plus ? M’appartient-il encore une fois qu’il est détaché de moi, et si oui, pour combien de temps ? Suis-je légitime à exercer un contrôle sur son utilisation dans la recherche ? Pourquoi ?
Deuxièmement, se posent des questions plus pratiques ou opérationnelles du côté des chercheurs : l’utilisation que je souhaite faire de cet échantillon respecte-t-il le consentement exprimé par la personne ? Comment puis-je le démontrer ? Quel type de consentement peut me permettre d’exploiter au maximum le potentiel scientifique des échantillons biologiques et des données tout en respectant la volonté de la personne ?
Troisièmement, des questions d’ordre réglementaire et politique peuvent émerger : comment faire évoluer la réglementation actuelle pour répondre aux évolutions et aux innovations scientifiques ? Quelles valeurs s’expriment dans la société à travers les pratiques de recherche actuelles ?
Toutes ces questions mobilisent des savoirs transversaux, et la capacité à mobiliser des savoirs issus de différentes disciplines, pour proposer des réponses pertinentes et adaptées aux demandes de chaque partie prenante. La richesse de l’éthique se situe ici : croiser des regards, concourir à ce que des personnes issues d’horizons divers se rencontrent pour échanger sur un sujet commun, dans le but d’aboutir à un consensus et de faire évoluer concrètement des pratiques.
LPP : Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur la question des biobanques ? En quoi est-ce selon vous une question éthique importante dans la recherche en santé ?
EJL : On peut dire que la question est venue à moi : lorsque j’ai commencé mon master 2 recherche en éthique médicale et bioéthique, je me suis vue proposer un stage au sein d’un consortium de recherche, à la condition de travailler sur la thématique du consentement libre et éclairé à l’utilisation des échantillons biologiques et des données. A l’époque, il s’agissait d’explorer la question de la faisabilité et l’acceptabilité du « consentement dynamique », qui se définit comme un consentement numérique, interactif et évolutif au fil du temps et des informations fournies au fur et à mesure des projets de recherche qui se succèdent. Cela m’a permis de préparer mon travail de thèse.
Aujourd’hui, ma réflexion sur le sujet a évolué, mais je reste convaincue de l’importance de la réflexion éthique sur le consentement à la recherche en santé, dans le contexte des biobanques en particulier, à plusieurs titres.
Premièrement, parce que les publications sur cette thématique ne cessent jamais : c’est un sujet d’échange passionnant entre les scientifiques, que ce soit pour présenter des initiatives originales, pour montrer les limites de la loi ou témoigner des difficultés rencontrées par les chercheurs. Ce sujet continue d’être d’actualité depuis que j’ai commencé à l’étudier il y a sept ans.
Deuxièmement, parce qu’il est primordial de sensibiliser le plus grand nombre à cette pratique de recherche : peu importe que les personnes se sentent concernées ou non par l’utilisation de leurs échantillons biologiques et de leurs données dans la recherche, il me paraît important que le plus grand nombre se pose la question de ce qu’ils veulent faire de leurs échantillons biologiques et de leurs données. En effet, l’utilisation des échantillons biologiques et des données constitue une évolution des pratiques de recherche au regard des innovations technologiques disponibles pour faire progresser les connaissances. En d’autres termes, ces pratiques se développent parce que nous disposons de moyens techniques de plus en plus sophistiqués pour le faire. En outre, elles sont favorisées par le législateur, qui permet de réutiliser, pour la recherche, des échantillons biologiques et données collectés dans le cadre du soin, à condition d’informer la personne, et que celle-ci ne s’y soit pas opposée. En d’autres termes, nous sommes tous donneurs d’échantillons biologiques et de données par défaut, sauf si nous nous y sommes opposés explicitement. On parle de consentement par « non-opposition. » Cette méthode de consentement appelle à faire évoluer les pratiques actuelles d’information, pour passer de la note de bas de page à une réelle démarche informative, accessible à tous.
Finalement, le progrès scientifique ouvre de nouvelles perspectives pour les chercheurs, et à ce titre, il ouvre aussi à une réflexion sur les droits de chacun associés à ces pratiques : d’un côté, de quels droits disposent les chercheurs dans l’utilisation de ces éléments ? D’un autre, quels droits ont les personnes sources sur ces éléments dont ils sont à l’origine, et dont ils font généreusement don au profit de l’intérêt collectif, parfois même de façon inconsciente ? Être sensibilisé à ces questions, même sans porter un grand intérêt à son tube de sang collecté pour contrôler sa glycémie ou son cholestérol, c’est incarner davantage sa citoyenneté dans notre système de santé, qui a trouvé le moyen de valoriser ces éléments une fois qu’ils ne nous sont plus utiles personnellement. Ce sujet débouche sur une réflexion plus large sur la place qu’occupe la personne source, patiente, citoyenne, à l’origine des échantillons biologiques et des données, dans l’économie de la recherche. C’est une porte d’entrée accessible pour montrer que tout le monde peut participer à la recherche, sans trop de contrainte, mais en ayant conscience des droits qui sont rattachés à cette participation, y compris en donnant littéralement un morceau de soi-même.
LPP : Si je veux en savoir plus sur la question, qu’est-ce que vous me conseillerez de lire ?
EJL : Sur la question du consentement, je conseillerais le livre Je consens, donc je suis… de Michela Marzano, qui traite les enjeux relatifs à cette notion, en recherche biomédicale mais pas que.
Pour une réflexion plus philosophique sur la capacité à exprimer sa volonté, je conseillerais également Capabilités : comment créer les conditions d’un monde plus juste ? Cet ouvrage, un peu éloigné de la question du consentement à la recherche biomédicale à proprement parler, traite des conditions minimales requises dans une société pour pouvoir exprimer sa volonté. Il m’a permis de prendre de la hauteur sur l’espace d’action laissé au citoyen dans un système sociétal particulier : celui de la recherche scientifique, déjà très contraint par des lois, des eus et coutumes qui laissent peu de place au participant à la recherche.
Enfin, Céline Lafontaine a rédigé l’ouvrage Le Corps-marché. La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie. Elle y dresse un tableau assez radical de la transformation du corps humain en ressource pour la bioéconomie, c’est-à-dire pour le développement de l’économie du savoir et l’économie de marché à partir du corps. Ce livre a été l’occasion de m’ouvrir à une pensée du corps sous trois dimensions : biologique, symbolique et politique.