Marlène Schiappa, Ministre chargée de la citoyenneté, a accepté de répondre à quelques questions afin de mettre en lumière ce que représente selon elle la laïcité en France et pour tout citoyen. Revenant sur sa collaboration avec Jérémie Peltier (Directeur de la Fondation Jean Jaurès), sur leur ouvrage commun Laïcité point ! (Editions de l’Aube, 2018), elle nous explique ses colères, ses combats et ses indignations.
Avant-propos
La Laïcité est un sujet qui semble susciter à la fois des discussions, des enjeux politiques et des controverses. Si depuis 1905 la loi sur la laïcité n’avait pas fait débat en France, elle se trouve désormais au cœur de multiples questionnements : peut-elle évoluer, s’adapter, changer ? Faut-il conserver cette exception française ? Pourquoi tant de débats autour de cette question ? Pourquoi cette loi garantissant la liberté de penser est-elle vue par certains comme liberticide ?
Les bases pour comprendre
Que signifie « laïcité » ?
Le mot laïcité vient du terme grec Laikos et signifie « qui appartient au peuple ». Au sens politique du terme, la laïcité est un principe selon lequel l’État ne peut exercer aucun pouvoir sur les « Églises » (quelles que soient les religions).
En philosophie, la laïcité défend le principe de respect plein et entier de la liberté de penser contre toute intolérance que le sujet soit religieux ou philosophique. Dans son Traité théologico-politique (1670), Spinoza définit la laïcité comme principe d’un Etat Démocratique et tolérant.
Quelques repères historiques au sujet de la laïcité en France…
C’est à l’occasion de la révolution française qu’une certaine distance se met en place avec l’Église (jusqu’alors chrétienne, catholique et au cœur du pouvoir) notamment au travers de l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre établi par la loi ». Certains délits religieux comme le blasphème ou l’hérésie, jusqu’ici sévèrement punis, sont alors supprimés.
La liberté de conscience apparaît ainsi pour la première fois en France et en Europe. De cette liberté de conscience naît l’abrogation de statuts particuliers pour les juifs et les protestants (accédant ainsi aux mêmes droits que les catholiques). Seule la période de Vichy pendant la seconde guerre mondiale reviendra sur cette liberté pour les juifs.
Après de multiples conflits politiques entre révolutionnaires et religion catholique, en 1880 Jules Ferry crée l’école primaire gratuite, laïque et obligatoire, interdisant l’instruction aux religieux dans les écoles publiques.
En 1905, c’est la publication de la loi dite de « séparation des églises et de l’Etat » (mettant fin au concordat de 1802 entre Bonaparte et l’Eglise de Rome faisant du culte un service public comprenant un contrôle du clergé et un financement par fonds publics).
Les débats autour de la laïcité ont été ravivés à la fin des années 80 / au début des années 90, avec un tournant pouvant être défini à partir de « l’affaire du foulard » en 1989 à Creil, où trois lycéennes avaient refusé de retirer leur voile en classe.
Depuis, deux dispositifs légaux sont ajoutés à la loi de 1905 existante :
- En mars 2004 : « dans les écoles, les collèges et les lycées, le port des signes ou tenues par lesquelles les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit » ;
- En octobre 2010 : interdiction de toute dissimulation du visage dans l’espace public.
Et la laïcité en France aujourd’hui ?
A l’origine de toute action, se trouve une idée. Pour comprendre ce qu’il en est des applications concrètes du concept de Laïcité à l’heure actuelle sur le territoire français, La Pause Philo propose de donner la parole à celles et ceux qui incarnent ces débats. Pour cette première interview sur cette thématique, la ministre Marlène Schiappa a accepté de répondre à nos questions.
La Pause Philo : Cet essai au titre fort et exclamatif, Laïcité, point ! (2018), a réuni La Ministre chargée de la Citoyenneté et le Directeur des Études de la Fondation Jean Jaurès. Pourquoi cette collaboration entre vous et en quoi cela vous semblait nécessaire d’écrire sur le thème de la Laïcité ?
Marlène Schiappa : Dès que nous nous sommes rencontrés avec Jérémie, la laïcité a été l’un de nos thèmes de discussions préférés, que ce soit parce que nous étions en phase et partagions des indignations – le plus souvent – ou que nous soyons en désaccord sur des interprétations de textes de lois et que nous nous engueulions – moins souvent, et toujours dans le respect. A l’époque j’étais élue locale et Jérémie déjà à la Fondation Jean Jaurès. Jérémie était sidéré que la question de la lutte contre l’islamisme ne prenne pas plus de place dans le débat public après Charlie, mais aussi après les attentats de Nice, d’ailleurs nous y sommes allés peu après les attentats, à titre personnel (je n’étais pas ministre alors), pour rendre hommage aux morts sur la Promenade des Anglais, comme beaucoup de citoyens. Et de mon côté j’étais indignée par les incursions du religieux dans l’espace politique.
A chaque fois que nous répondions à des questions sur la laïcité, ou participions à des conférences débats, les gens nous demandaient sur « la ligne de qui » nous étions, ce qui nous agaçait prodigieusement, parce que nous sommes sur notre propre ligne. Donc, nous avons voulu affirmer ce qu’est la ligne Schiappa – Peltier sur la laïcité. Un midi au restaurant j’ai arraché un morceau de la nappe en papier et j’ai dit : « Allez, je suis sûre qu’on doit pouvoir trouver un sommaire ». Et nous nous sommes mis à écrire. On avait déjà le titre : « Laïcité, point ! » par opposition à tous ceux qui veulent adjectiver la laïcité.
LPP : L’expression « États généraux » fut historiquement utilisée pour rassembler un collège de représentants de toute la société afin de régler un moment de « crise ». Ceux de la Laïcité sont aujourd’hui organisés. Comment avez-vous composé ce collège de représentants de la société actuelle et quelles vont être concrètement les répercussions de ces réflexions ?
MS : Initialement, il s’agissait d’un « Tour de France » de la laïcité, prévu dans ma feuille de route par le Président et le Premier ministre, la crise sanitaire en a décidé autrement. La Une de Charlie Hebdo qui me représente à cette occasion donnant un coup de pied à un islamiste restera mon plus beau trophée en la matière.
LPP : La loi de 1905 n’intégrait pas les problématiques du féminisme et de l’égalité femme-homme. La Laïcité semble inclure désormais des thématiques bien plus amples que la séparation des églises et de l’État. Dans votre essai, ces thématiques émergent – tout comme celle du terrorisme. Au regard de tout cela, pensez-vous qu’il soit indispensable de réécrire la loi et pourquoi ?
MS : Le travail mené sur l’impulsion du Président de la République dans le cadre de la loi pour conforter les principes de la République me semble y répondre clairement grâce au travail mené par le ministre de l’Intérieur que j’ai eu l’honneur d’accompagner dans cette loi. Laïcité et féminisme sont intrinsèquement liés comme je l’ai écrit récemment dans une tribune pour la Revue des Deux Mondes. Quand une bénévole du Planning familial écrit sur la page Facebook de l’association que l’excision est un choix, quand des responsables politiques vous disent que le test de virginité avant le mariage est une coutume festive, on voit à quel point le relativisme culturel vise d’abord les femmes.
LPP : Vous réaffirmez la force de la loi et son principe, mais il existe une différence entre un principe – aussi fort soit-il – et l’exercice de ce principe, entre la loi et l’esprit de la loi. C’est le cas dans les hôpitaux lors de dilemmes éthiques par exemple. Parfois, des « aménagements » liés à la spiritualité peuvent être mis en place pour le bien être du patient et de sa famille dans le cadre de « l’esprit de la loi ». L’application stricte du « principe de la loi » crée des incompréhensions. Dès lors, comment améliorer la formation des Agents du service Public afin que la laïcité soit appliquée sans être perçue comme liberticide lors de circonstances exceptionnelles ?
MS : Votre question est fort juste car elle pose la question du « pragmatisme du pouvoir ». Faut-il négocier avec ses principes ? Je ne le crois pas. Mais les principes sont très clairs dans la loi de 1905. Pour ce que vous évoquez par exemple, j’ai été choquée en recevant le collectif Tenir ta main d’apprendre que les derniers sacrements ont été refusés à des malades du COVID dans les dernières heures de leur vie. La liberté de conscience est toute aussi fondamentale que la séparation des Églises et de l’État. Il ne doit jamais s’agir d’empêcher les citoyens de croire ou de pratiquer leur religion. Les ennemis de la laïcité voudraient faire croire que la laïcité à la française est liberticide, or c’est tout le contraire, l’article 2 de la loi de 1905 garantit la séparation puisque l’Etat ne reconnaît, ne salarie, ne subventionne aucun culte, mais la loi garantit aussi le droit de croire ou de ne pas croire sans être inquiété pour cela.
LPP : Lorsque la loi fut écrite, elle ne fut pas forcément appliquée à tout moment. Des générations d’élèves ont connu le menu unique à la cantine, le « poisson du vendredi », la fête de Noël à la maternelle etc. laissant s’installer une confusion dans les esprits entre le cultuel et le culturel. Est-ce ces différentes pratiques passées qui expliquent la confusion des Français en matière de laïcité ? « La laïcité oui » pouvait-on penser, mais uniquement lorsqu’elle laissait s’appliquer des traditions chrétiennes au sein des établissements publics.
MS : Je m’étonne toujours que certains s’indignent à géométrie variable. Par exemple, je veux pouvoir faire une crèche de Noël chez moi en décembre. Mais je refuse que des Mairies, espaces publics, en disposent, au nom de la séparation justement. Il faut ensuite distinguer le culturel et le cultuel. Fêter Noël avec un Père Noël, c’est évidemment culturel tant qu’il n’y a pas de signes religieux. De la même manière, quand une marque d’eau minérale doit s’excuser d’avoir proposé de boire pendant le Ramadan… C’est kafkaïen. Mais qui défend aujourd’hui dans la société civile cette séparation ? Ils sont peu nombreux.
LPP : L’avènement des réseaux sociaux coïncide avec une poussée des communautarismes, de l’expression des opinions, de la naissance de « l’extimité » et de l’exposition des appartenances. Ce changement sociétal s’explique peut-être par la volonté des individus de chercher un Sens à leur existence – une direction et une signification – chose qu’ils ne trouvent plus dans la Politique. La laïcité est-elle un « dommage collatéral » de cette perte de confiance dans les politiques d’un côté et du repli sur soi de l’autre ?
MS : C’est pour cela que nous montons une Unité de contre discours républicain auprès du CIPDR au ministère de l’Intérieur. On ne peut plus laisser les seuls discours indigénistes proliférer sur les réseaux sociaux ! Il faut venir discuter et apporter la contradiction, promouvoir les valeurs de la République. Quand certains disent que les « valeurs de la République » ça ne veut rien dire, je m’étrangle. La liberté, l’égalité, la fraternité, cela a un sens. A nous de l’expliquer, de l’incarner, de le défendre.
LPP : Dans votre essai, il est question de la relation entre la philosophie et la laïcité. Vous parlez des Lumières contre l’obscurantisme. Ce combat était celui du XVIIIème siècle. Quels sont selon vous les nouveaux philosophes qui reprennent cette bataille ? Et pourquoi celle-ci ne semble pas faire consensus chez les intellectuels ?
MS : C’est le combat de la Raison. L’idée de remettre en permanence en cause ses propres croyances et certitudes. Hélas, l’époque n’est ni au débat ni à la nuance. En politique admettre qu’on change d’avis c’est admettre une faiblesse aux yeux de beaucoup. Regardez sur les vaccins comment cela a été extraordinairement difficile de pouvoir simplement convaincre qu’on n’injecte pas de puce 5G aux gens en les vaccinant. La philosophie me semble être une clé fondamentale, la France pourrait revendiquer plus clairement cet héritage des lumières. Plusieurs études ont montré dans les pays nordiques que les enfants qui font de la philosophie depuis le plus jeune âge sont moins impliqués dans les questions de harcèlement scolaire, par exemple. Quand on dispose des outils intellectuels pour analyser ses ressentis, ses désirs et même ses frustrations, on passe moins à l’acte. Regardez les terroristes islamistes : ceux qui tuent et posent des bombes ne sont pas des penseurs, souvent des gens assez limités intellectuellement, même. Le propre du philosophe c’est à mon humble avis d’interroger en dehors du cadre, comme le faisait John Locke par exemple au XVIIIème siècle sur les questions libérales. C’est éminemment complexe aujourd’hui de pouvoir porter cette liberté de la pensée au sens propre du terme. Reprenez Nietzsche quand il écrit « Il n’y a pas de phénomènes moraux mais une interprétation morale des phénomènes ». Cela répond à mille débats actuels.
LPP : La philosophie n’est pas une matière mais une attitude intellectuelle. Cultiver cette réflexion sur le monde mérite sans doute une lecture. Auriez-vous un conseil pour une belle « Pause Philo » ?
Lire la Pensée 139 de Pascal : « Le malheur du monde vient de ce que l’homme ne sait pas rester seul en repos ». Se demander ce que l’on pense, soi, induit la solitude de la lecture et la solitude de la réflexion. Une denrée rare car entre les réseaux sociaux, les médias, les applications de diffusions en continu, l’on est finalement que rarement seul face à ses pensées sans interférences.