L’Histoire et ses représentations déclenchent de multiples réactions de par le monde. Rôles, enseignements, mémoires, significations apparaissent comme autant de points de départ à un questionnement philosophique. A chaque interrogation, des points de vue émergent suscitant débats et réactions. Pascal Blanchard est de ceux qui militent pour un accès pluriel et accessible à une histoire complexe. Avec Les Bâtisseurs de Mémoires, il travaille à la conception de musées partout où cela est utile et possible.
Pascal Blanchard est spécialiste de l’histoire coloniale, il est membre du Comité d’Orientation du Club XXI siècle dont le rôle est de promouvoir la diversité et l’égalité des chances. Co-directeur des Bâtisseurs de Mémoires, auteur de nombreux ouvrages, il vient de publier Décolonisations Françaises, La chute d’un Empire (La Martinière 2020).
Le Sens de l’Histoire
La Pause Philo : Selon vous l’Histoire a-t-elle un Sens – une direction et une signification ?
Pascal Blanchard : Pour moi, il n’est pas possible de parler d’une « direction de l’Histoire », qui nous ramènerait très vite aux théories évolutionnistes ou à celles du Progrès comme si l’histoire s’inscrivait dans une norme et un process. L’Histoire n’est pas « déjà écrite », elle ne suit pas un chemin tracé, mais elle est le résultat de conflits et de tensions entre les acteurs contemporains ; par définition le « demain » est imprévisible et donc ne s’inscrit pas dans une histoire écrite.
Il est en revanche possible de parler de « signification » quand nous nous intéressons au passé de ces acteurs contemporains (mais aussi dans les allers-retours entre passé et présent et sur la notion des cycles en histoire), et à la manière dont ils sont devenus ce qu’ils sont.
Enfin, il faut chercher la signification de ce qui s’est produit, ne pas essayer seulement de l’oublier ou de l’effacer, car cette recherche permet de guérir les plaies du passé et de construire un avenir commun en évitant les ruptures, mais cela est complexe lorsque l’histoire ne parvient pas à « passer » (cf. Henry Rousso) ou lorsque les mémoires (les États ou les militants) utilisent le passé à des fins politiques ou de rapport de force.
Le renversement des héros
LPP : Sergeï Eisenstein montrait dans son film Octobre, qu’en 1917 le renversement de la statue du Tsar était le moment clé de la révolution Russe. Au regard des événements liés au mouvement Black Lives Matter, pensez-vous qu’il faille renverser des statues pour qu’une révolution intellectuelle ait lieu ?
P. B. : Contrairement à l’image qu’on en a, l’Histoire n’est pas une discipline figée, mais est constamment en mouvement, comme les mémoires. L’interprétation des événements change, les héros d’hier disparaissent (surtout dans la logique de l’hommage), d’autres figures surgissent du passé. D’ailleurs, à cet égard, le Président de la République a dit que la République ne déboulonnait pas les statues, alors que depuis 1789 elle n’a eu de cesse de « déboulonner » les héros de l’avant.
Enfin, de manière « tranquille » ou « brutale » (en fonction des époques), le mouvement de remplacement dans l’espace public des « héros » est inévitable pour permettre une évolution des mentalités de la société. Certaines personnes, acclamées hier, ne peuvent plus l’être aujourd’hui. Les statues, à cause de leur place dans l’espace public, sont des représentations symboliques particulièrement fortes. La question de savoir quelle statue doit être enlevée, quelle autre gardée est avant tout un rapport de force entre le présent et le passé, entre l’Etat et les groupes constitués, entre les nouveaux acteurs politiques (ou régimes) et les anciens, entre les minorités d’hier qui deviennent les majorités de demain. Mais soyons clair, tout cela n’est pas l’histoire, c’est de la représentation politique pas une délégation, c’est une manière de commémorer, c’est aussi une façon de dire « je viens de cela… ».
Déboulonner les statues ne devrait pas être une démarche individuelle, mais devrait être le résultat de débats collectifs sur la question. Toutefois cela arrive rarement, c’est beaucoup plus la réaction, l’émotion ou le changement de régime qui provoquent ces processus. Avant d’être renversés, il serait nécessaire d’expliquer qui sont les personnages représentés par ces statues, pourquoi elles ont été érigées et quelle est l’histoire derrière cette image. Dans un second temps, il n’est pas forcément impératif de détruire ces objets, certains peuvent et doivent être conservés pour servir d’outils pédagogiques permettant d’expliquer ce qu’était la colonisation, dans des musées par exemple (comme en Allemagne), mais aussi en restant dans la rue et intégrés à des œuvres artistiques ou à des textes pédagogiques.
Le devoir de mémoire pour comprendre le présent et l’avenir
LPP : TzvetanTodorov dans Les abus de la mémoire (2004) exprimait l’idée que le devoir de mémoire est important, mais que la « bonne conscience » peut détourner les individus de l’attention qu’ils doivent porter au présent. Le mouvement BLM est-il un symptôme de cette inattention – à force de commémorations, de musées, de journées dédiées ?
P. B. : Cette question de la mémoire a été parfaitement expliquée par Paul Ricœur dans son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli. Il y aurait, dans un premier temps, le « pas assez » de mémoire, comme si ce qui s’est passé en France tout au long du XXesiècle (et du siècle précédent) devait être oublié lorsqu’il s’agissait de la colonisation ou de l’esclavage (la question est différente en matière de l’histoire de l’immigration qui est un impensé et non pas un oubli volontaire) ; ce processus est explicite et la République devait être lavée de ses crimes, au nom même de ces crimes, et cela par les détenteurs du pouvoir.
Il est bien sûr nécessaire de lutter contre ce silence (selon un désir de justice et de bonne morale), mais comme le montre Paul Ricœur, il existe aussi un risque avec le « trop » de mémoire, qui serait l’oubli du maintien des injustices dans nos sociétés contemporaines et qui peut pour certains conduire à des abus (cf Tzvetan Todorov). Il est alors nécessaire que ce travail de commémoration soit mis en lien avec les injustices contemporaines, et ce lien peut être créé par la diversité des acteurs qui travaillent sur ces questions.
Il ne s’agit pas d’opposer les crimes ou injustices du passé à ceux d’aujourd’hui, de cacher les seconds avec les premiers, mais de montrer la continuité-le prolongement qui existe entre ceux-ci. Le travail des historiens, doit donc être accompagné de celui des sociologues, anthropologues ou philosophes qui s’intéressent aux « injustices actuelles » (car cela fait contexte de réception). Ces différents acteurs et chercheurs doivent travailler ensemble (et de manière croisée) pour maintenir un équilibre entre le passé et le présent et ainsi se renforcer mutuellement : le passé aide à comprendre les injustices contemporaines, et ces dernières rendent plus urgent le besoin de connaître les injustices historiques et de ne plus tenter de les oublier. Tzvetan Todorov a pour moi une vision trop réductrice, il n’intègre pas comment l’Etat est aussi un acteur majeur de ces mémoires manipulées et fabriquées au nom des enjeux politiques voire électoraux : c’est le cas par exemple avec les pieds-noirs ou les harkis. L’État dit qu’il est neutre, il n’en est rien. L’État prétend que toutes les mémoires sont légitimes, ce qui n’est pas le cas. Nous ne partons pas à égalité. Tout cela devient complexe depuis 40 ans car nous sommes passés d’une commémoration des morts pour la France (au sens militaire du terme) aux morts « à cause » de la France. C’est d’une complexité mémorielle incroyable.
Un passé colonial français complexe à interpréter
LPP : Vous êtes la cible de critiques liées à vos interprétations sur le passé colonial de la France. Ces querelles d’historiens n’entretiennent-elles pas des Totems et des Tabous empêchant ainsi l’apaisement des débats autour de cette question ?
P. B. : La querelle est nécessaire en histoire. Elle fait partie de notre métier. Les querelles d’historiens sont saines. Ce sont ces débats qui permettent des évolutions de l’opinion publique, et la transformation de ce traumatisme dissimulé en un objet sur lequel nous pouvons débattre et échanger. Cela veut dire qu’il y a débats et questions. Mais sur la colonisation c’est encore plus puissant, car il y a une dimension idéologique forte : la colonisation a été un évènement traumatisant qu’il est difficile d’évoquer sereinement, encore aujourd’hui ; il y a les nostalgiques, les légitimistes, les anticolonialistes, les soi-disant neutres et tout une gamme de chercheurs qui naviguent dans les eaux troubles de la militance. Cette difficulté est due au fait que, d’une certaine manière, les effets de la colonisation sont encore visibles dans nos sociétés contemporaines. La colonie, c’est aussi ici.
Des discriminations héritées de cette période perdurent, se maintiennent et rendent le débat très complexe (lien passé et présent). La France a du mal à parler de la colonisation pour diverses raisons, la première est la profondeur du traumatisme, sa durée aussi (4 siècles) et enfin que cela soit aussi la République qui ait colonisée et engagée les guerres de décolonisation. Il s’agit donc d’interroger la République et ses pratiques, notamment sur l’idée que le pays des Droits de l’Homme a pu, un jour, considérer ses ressortissants comme non-égaux : en France il y a les citoyens (et encore les femmes ne sont devenues de véritables citoyennes qu’après la Seconde Guerre mondiale), les étrangers qui peuvent un jour devenir citoyens (naturalisations), enfin les indigènes (qui ne deviennent citoyens que de manière exceptionnelle ou sur quelques terres ultramarines). Ensuite des immigrés, peuvent être d’anciens indigènes et de nouveaux citoyens nés sur le sol de l’ex-métropole. Tout cela est dans l’intime et très complexe.
D’autre part, les acteurs de la gauche ont des difficultés pour parler de cette question parce que l’histoire de la gauche est aussi celle des grands responsables de la colonisation, de Jules Ferry à Guy Mollet, en passant par un Jaurès, les va-et-vient du PCF, les échecs de Léon Blum en 1936-1937 ou la posture d’un François Mitterrand sous la IVe République. Cela aussi a un impact sur le présent et les historiens. Idem dans le débat sur la légitimité de « qui parle », puisque certains considèrent que pendant longtemps ce fut une histoire des colonisateurs et que désormais on doit faire une histoire des colonisés.
Enfin il y a les querelles de chapelles et de chercheurs aux petites ambitions. On s’amusait récemment de voir les recommandations et notes pour les futurs professeurs en formation sur les livres à lire, et en lisant cette note et les références bibliographiques, on voyait immédiatement la vision de l’auteure de cette note qui excluait tout un pan de la recherche actuelle, allait chercher de vieux ouvrages dépassés, et ne citait que ses « amis » qui tous reprochaient en fin de compte (comme elle) aux autres auteurs d’être reconnus et lus. C’est aussi cela notre métier d’historiens. Il y a ce type de querelles, rancœurs, et conflits internes. On n’est ni meilleurs, ni différents des autres. Il n’y a pas une seule manière d’être historien. Il ne faut pas croire que tout est un débat puissant et fort, il y a aussi les querelles de clochers.
Penser la mémoire
LPP : L’histoire est pour Paul Valéry « un produit dangereux qui fait rêver et enivre les peuples, engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines ». Pour une Pause Philo, auriez-vous un « remède-lecture » ?
P. B. : Oui, il existe un risque d’instrumentalisation de l’Histoire, comme le montre Paul Valéry. Cependant, le silence de cette discipline est beaucoup plus avantageux pour les groupes dominants que pour les dominés. Si l’on ne s’intéresse pas à l’injustice historique, les injustices actuelles restent cachées, dans une société qui se prétend universaliste sans l’être. Le silence n’entraîne certes pas un « délire des grandeurs », mais il permet de maintenir le privilège d’une certaine partie de la population, privilège obtenu par les injustices historiques comme la colonisation.
Pour que l’Histoire n’entraîne pas une scission entre les groupes, l’écriture de celle-ci doit être faite en commun (cela est bien sûr théorique, mais il faut tendre en permanence vers cela). Il ne s’agit pas de condamner les peuples coupables d’injustices ni de vivre dans le remord mais de penser, ensemble, la construction d’un avenir ne permettant pas le maintien de ces injustices. Pour réussir à penser la réparation de ces injustices, il est possible de lire le dernier livre de la philosophe Magali Bessone, Faire justice de l’irréparable : Esclavage colonial et responsabilités contemporaines (Vrin, 2019). Dans le même temps, il faut refuser le découpage du monde en « communautés légitimes » : il ne faut pas se dire « je suis le-la seul-e à avoir le droit d’écrire sur mes ancêtres, car je suis détenteur-trice d’une part de leur souffrance ». A ce stade ce n’est plus de l’histoire, c’est de la mémoire qui enferme.
Pour aller plus loin :
Magali Bessone, Faire justice de l’irréparable : esclavage colonial et responsabilités contemporaines (Vrin 2019)
Henry Rousso, Face au passé, Essais sur la mémoire contemporaine (2016)
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli (2003)
Sergeï Eisenstein, Octobre ou dix jours qui ébranlèrent le monde (réalisé en 1928)
Tzvetan Todorov, Les Abus de la Mémoire (2004)
Paul Valéry, Regards sur le Monde actuel, « De l’histoire », 1931.
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