Il existe parfois des citations qui prennent un tout autre sens quand une situation survient. En parlant du rôle de l’Art, Paul Klee disait qu’il s’agissait « non pas de rendre le visible, mais de rendre visible » les forces du monde, du réel, de la nature. Non pas de reproduire mais de dévoiler, de peindre, de sculpter ce qui n’était pas visible au premier abord, de capter les forces qui nous entourent.
Peut-être sommes-nous devant la difficile constatation qu’aujourd’hui ce qui est rendu « visible » ce sont ces forces auxquelles nous ne prêtions aucune attention auparavant. La stupéfaction vient sans doute de ce que ces « forces » étaient bel et bien là, à notre vue, à notre portée mais qu’elles étaient cachées, invisibles, sans doute dissimulées par la vitesse, l’accélération de nos vies, par l’immédiateté, l’aveuglement de l’apparence.
La force de l’étonnement
L’étonnement est le premier mouvement de l’esprit philosophique. Devenons-nous tous philosophes ? Nous nous étonnons de ces forces présentes chaque jour de notre quotidien et qui apparaissent dans une visibilité jamais égalée : l’importance des éboueurs, des caissières, des réparateurs, des livreurs, des dépanneurs, des postiers, des personnels de crèches, des enseignants, des bénévoles associatifs, des aides à domiciles, l’oubli est palpable tant la liste est longue. Ne parlons pas du personnel hospitaliers : les agents de services, les aides-soignants, les infirmières, les médecins, les ambulanciers, tout ceci en écriture inclusive pour n’oublier personne.
Nous nous étonnons de découvrir leur importance, leur rôle. Nous nous surprenons de découvrir leur présence alors que nous les croisons régulièrement. Ce peut-il qu’il existe d’autres domaines, d’autres personnes dont nous nous étonnons de l’importance ? Sans doute. Mais alors, qu’elle est la source de la visibilité de cette « force » ? Le point commun ? Ne serait-ce pas l’absence ?
Toutes ces forces sont invisibles la plupart du temps. Nous n’y prêtons aucune attention. Ces forces sont « absentes » à l’ordinaire, mais se révèlent lorsque le besoin se fait sentir, elles nous paraissent alors, à juste titre « extra-ordinaires ».
La force de l’absence
Les gestes sont de ces forces, mais que deviennent-ils désormais ? Ils sont absents. Leur disparition, leur invisibilité, révèle toute leur puissance. Ils deviennent plus « visibles » que jamais. En effet, leur inutilité qui a perdurée dans le temps malgré l’évolution des civilisations les a transformés en « gestuels systématiques ». Se serrer la main afin de signifier que nous ne possédons pas d’armes, inutile. Se faire la bise, résidu anthropologique de rencontre et de reconnaissance par l’odorat, encore plus inutile. Nous les avons intégrer comme faisant partie de la bienséance, de l’inclusion, de la bonne éducation. Désormais, ces gestes brillent par leur absence. La force de ces gestes inutiles réside dans le fait qu’ils ne doivent plus se faire. La barrière de la relation à l’autre est celle de la distance, alors que par réflexe, nous avons tendance au rapprochement. Nous ressentons leur absence comme jamais et c’est sans doute cela qui les rend aussi visibles par la force qu’ils dégagent, par cette « empêchement » volontaire, ce « protocole » d’absence imposé.
La force de la rencontre
Tous ces Etres que nous croisons tous les jours sans les voir, deviennent visibles. Nous n’avons jamais autant échangé avec ces « proches » qui n’en sont pas. Ils le deviennent parce que nous nous apercevons que l’Humanité qui est en nous demande à survivre, alors nous « découvrons » ou « re-découvrons » nos collègues, nos voisins, nos amis, notre famille et le besoin de se rapprocher se fait jour, comme un manque. Nous nous enquerrons de toutes ces « forces » comme s’il s’agissait d’un élan vital dont il faudrait sans nul doute nous souvenir le « jour d’après ». La rencontre est ainsi le fait de se « rendre contre », tout « contre » sans désormais le pouvoir. La force résiderait donc de cette impossibilité rendue possible. Elle résiderait également dans cette possibilité d’enfin voir, toucher du doigt, le fait que nous avons manqué de « clairvoyance » jusqu’à maintenant. Le moment est sans doute venu de nous rendre compte, comme l’écrivait Saint-Exupéry, que ce qui est important est en fait « invisible pour les yeux ».
S’il fallait conclure
Comme l’expliquait Arthur Schopenhauer dans le Monde comme volonté et comme représentation, la Déesse Maya a pour vocation de jeter un voile sur le monde qui nous entoure afin de nous cacher la véritable apparence de ce que nous percevons. Notre tâche est de nous attarder un moment pour ôter ce voile de Maya. Il aura fallu un ennemi « invisible » pour que le monde, l’Autre, la Beauté de l’Humanité surgissent. Le but est de les rendre enfin visibles dans toute leur force.