Gronder son téléphone ? Quelle drôle d’idée… Si on entend par là, pester contre lui, alors nous serons nombreux, à répondre : « Bien sûr, ça doit m’arriver quinze fois par jour ! » ; mais si l’on prend cette question au pied de la lettre, donner la même réponse paraîtra… disons moins courant ! Et pourtant…
Partons d’un constat simple (voire simpliste) : quand gronde-t-on un enfant ? Quand il a fait quelque chose de « mal ». Gronder, c’est donc réprimander quelqu’un à cause de son comportement ou des ses actions au sens large. Dit autrement : pour être grondé, il faut avoir fait -où être supposé avoir fait- quelque chose. Or, tout le monde sait qu’un téléphone ou n’importe quel autre objet façonné par l’homme ne fait rien par lui-même.
Qu’il s’agisse d’ordinateurs, de machines à café, d’aspirateurs ou encore d’appareils photo, nos créations ne sont que des moyens en vu d’une fin, et ne peuvent agir indépendamment de la volonté de leurs créateurs. On appelle ça la « neutralité de la technique ». Cette conception va de paire avec la « théorie des usages » qui consiste à dire que nos artefacts (à savoir les objets techniques que nous fabriquons ; ceux qui ont déjà joué à Magic connaissent bien le terme) se résument à leur fonction et que, par conséquent, ils sont ce que nous en faisons. Malgré son bon sens apparent, cette idée est aujourd’hui largement disqualifiée. Pourquoi ? Parce que c’est une « monumentale erreur », bien sûr !
« Hé, Gorgias, c’est toi qui dit que la technique est neutre ?…
Bien qu’il s’agisse de la technique rhétorique, c’est dans le Gorgias de Platon que l’on trouve pour la première fois cette idée de neutralité.
Les présocratiques ? Une bande de hipsters !
Face à Socrate, le sophiste Gorgias défend une conception purement instrumentale des techniques : simples moyens au service de fins, elles ne peuvent être tenues responsables de rien, contrairement à la personne qui les utilise. Pour illustrer cette thèse, on cite souvent l’exemple du couteau dont les usages vont de la cuisine à l’assassinat en passant par l’opération chirurgicale. On peut donc aussi bien l’utiliser pour sauver des vies et préparer de délicieux plats à ses invités que pour les mettre eux-mêmes au menu.
Cette théorie revient à scinder le réel en deux parties : d’un côté, le monde des objets au sens large, c’est-à-dire, tout ce qui nous est extérieur et que nous pouvons penser, observer, sentir ou manipuler ; de l’autre, celui des sujets, des êtres pensants et libres que nous sommes. Ne pouvant former une quelconque intention ni agir librement, les objets sont exclus, par définition, de la communauté morale.
… Monumentale erreur ! »
Mais n’oublions pas que Gorgias est un sophiste ! Son métier consiste à livrer ce qu’on appelle aujourd’hui du « prêt-à-penser » : il formule des propositions dont la ou les prémisses sont justes, mais aboutit (volontairement ou non) à des conclusions totalement fausses. En gros, il donne l’illusion de la vérité en débutant sur de bonnes bases, ou à moitié bonnes comme on va le voir.
Dire que les techniques ne sont que des moyens, c’est commettre une double erreur. D’abord, s’il est indéniable qu’un artefact sert de moyen en vue d’une fin, en somme qu’il est un ustensile, il est faux d’affirmer que c’est là tout ce qu’il est. Ensuite, cela conduit a perpétuer une erreur qui, pendant longtemps, n’a pas été uniquement sophistique mais aussi philosophique et qui consiste à traiter les moyens avec moins de respect ou d’attention que les fins. Or, moyens et fins ne sont pas indépendants les uns des autres, au contraire. Si la fin justifie les moyens, il ne faut pas oublier la réciproque : les moyens influencent les fins. Traduit dans les termes qui nous intéressent aujourd’hui, cela signifie que nos objets prennent part non seulement à la réalisation de nos buts mais aussi à leur détermination.
Imaginons, à titre d’exemple, une engueulade entre Arnold et Dan dans Last Action Hero. Le premier a causé du tort au second qui, du coup, souhaite se venger. La situation n’est pas la même pour Dan selon qu’il possède ou non une arme à feu durant la dispute. Son objectif de vengeance peut alors se concrétiser de trois façons différentes : un simple discours blessant, une droite en pleine figure ou un coup de feu. Avoir un pistolet dans les mains modifie considérablement les issues potentielles de la dispute. Dan n’est pas la même personne selon qu’il pointe un Desert Eagle sur Arnold ou qu’il tente, maladroitement, de lui envoyer un crochet du gauche.
Bon, le Desert Eagle, ça définit plutôt Arnold normalement !
Donc on peut dire que nos objets agissent sur nous ?
Oui, même si cela semble très contre-intuitif. Certains diront que c’est uniquement la volonté humaine qui compte et que si Dan tire sur Arnold, c’est qu’il en avait l’intention dès le départ. On rejoint ici le débat américain entre les pros et les antis armes à feu, largement diffusé par les écrits de Bruno Latour. Les premiers disent que ce sont les hommes qui tuent, pas les pistolets. Les seconds, quant à eux, affirment que dans un monde sans armes, beaucoup moins de disputes se transformeraient en meurtre. Le problème, c’est que les deux parties ont raison. Une arme à feu modifie considérablement une situation : un pistolet fait de son propriétaire un tireur potentiel et de son adversaire une potentielle victime létale. Dire que la volonté humaine est le seul arbitre dans ce genre de cas revient à nier la spécificité des situations ou, autrement dit, à affirmer qu’elles se valent toutes puisque le seul facteur discriminant se trouve dans notre tête.
Prenons un dernier exemple, celui de l’échographie (on reprend ici une analyse passionnante effectuée par le philosophe des techniques Hollandais Peter-Paul Verbeek). Tout comme le pistolet, elle est une « ouvreuse » de mondes possibles, elle participe à une nouvelle définition/répartition des rôles et affecte directement nos choix. Il y a un avant et un après l’échographie.
Futur lecteur de La Pause Philo
L’après est marqué par les changements suivants :
- Le fœtus est « isolé » du corps de la mère ce qui lui confère un nouveau statut : il est désormais un être à part entière, et des décisions le concernant peuvent être prises justement parce qu’il est « distinct » de sa mère ;
- Le fœtus intègre un contexte de normes médicales qui font de lui un « patient » potentiel (en cas de trisomie ou de problème avec le cordon ombilical, par exemple) et transforment la grossesse en « processus » médicalisé ;
- La grossesse devient en partie une question de choix : des analyses peuvent être effectuées et déboucher sur différents types d’interventions ;
- Le rôle du père est considérablement modifié : il peut voir ce que seule la mère peut naturellement ressentir ;
- Les parents deviennent décisionnaires : l’échographie peut favoriser l’avortement comme elle peut renforcer le lien émotionnel au futur enfant par le biais des images qu’elle délivre.
Il semble donc difficile d’exclure a priori les objets des champs éthique et moral tant ils peuvent influencer nos décisions et comportements. Nos artefacts sont donc de véritables partenaires existentiels et des créateurs de nouvelles réalités. N’allons pas jusqu’à dire qu’on peut les gronder, mais il est important de reconnaître (dans les deux sens du terme) l’influence qu’ils exercent sur nos intentions et donc nos actions.
Je vous découvre et je trouve vos parti pris très intéressants, ça me donne envie de creuser. Suite à ça, on a très envie de foncer dans la pharmacologie. Je me permets aussi d’ajouter un morceau de la pensée de Jacques Ellul ici, qui disait :
« Avec un couteau on peut peler une pomme, ou tuer son voisin. J’ai essayé de montrer ailleurs que cette comparaison est absurde, et que la technique porte ses effets en elle-même, indépendamment des usages »
J’imagine que votre exemple du couteau vient de là. Il y a justement quelque chose de pharmacologique dans l’approche d’Ellul à la technique, il appelle ça l' »ambivalence » de la technique (qui n’est ni positive, ni négative, ni même neutre selon lui, ce qui rend les choses quand même un peu complexes).
En tout cas, c’est intéressant d’envisager les aller-retour que la technique fait avec l’homme, et de rappeler que cette dernière n’est évidemment pas neutre (je crois que ça commence à se voir, cela dit). J’y penserai la prochaine fois que je n’aurai plus de batterie.
Par contre, deux petites réserves suite à cette lecture :
Les sophistes ne sont pas que des escrocs qui disent n’importe quoi pour tromper leurs ouailles, ce sont avant tout des philosophes qui enseignent hors l’école.
Sur Machiavel, il n’a jamais vraiment affirmé que « La fin justifie les moyens » (citation qu’il faut je crois attribuer à Plaute). Machiavel dit surtout qu’il faut « entrer au mal quand il le faut », et suivant les circonstances. J’ai l’air de chipoter mais ça n’est pas exactement la même chose. En tout cas c’était malin de retourner la citation, il y a tellement à développer là-dessus (Big Data, Nudging, impact de la surveillance de masse sur l’auto-censure…), et partir de cette citation toute bête pourrait déjà constituer un (autre) bel article.
Bonjour,
Merci pour votre lecture et votre commentaire !
Je n’avais pas l’exemple d’Ellul en tête mais une simple variation de celui de l’arme à feu utilisé par Bruno Latour (que j’emploie un peu plus loin).
L’ambivalence de la technique complexifie en effet nos conceptualisation et rapport aux artefacts. C’est le privilège de la modernité que d’avoir pensé d’un côté les sujet agissant et de l’autre les objets subissant. Peter-Paul Verbeek, à propos duquel nous avons échangé sur Twitter, fournit (même s’il n’est pas le seul) une porte de sortie vers l’amodernité (cf. Bruno Latour) très intéressante dans l’idée phénoménologique de co-constitution (du monde, du sujet, de l’artefact) au sein des médiations technologiques : c’est la relation entre les pôles humains et technique qui prime et non les pôles eux-mêmes. L’action technicisée résulte donc de cette relation.
Vous avez totalement raison pour Machiavel. Vous ne chipotez pas, loin de là ! Je n’ai su que plus tard que cette phrase lui était attribuée à tort.
En ce qui concerne les sophistes, vous avez également raison, bien que le débat soit ouvert sur la possibilité de les considérer comme philosophes car ils finirent par se concentrer sur les arts politiques et rhétoriques, et non sur la recherche de la vérité. De là vient une partie de leur mauvaise réputation, grandement entretenue par Socrate et Platon (l’univocité étymologique du terme sophiste est donc, peut-être, à mettre en tension avec l’équivocité de leurs pratiques). Le point de vue, rapidement présenté dans l’article, est bien entendu celui de Socrate faisant face à Gorgias, grand maître de rhétorique.