Dans son dernier ouvrage Enfanter une étoile qui danse (Ed. Armand Colin), Elsa Godart nous invite à repenser la maternité comme une « expérience existentielle » à la fois intime et personnelle, mais surtout historique, sociale et politique. En interrogeant sans relâche ce qui apparait dans nos sociétés, Elsa Godart construit tout au long de sa pensée philosophique une Ethique de la liberté d’Être.

En tant que femme et philosophe, elle combat les silences, repense les paradoxes, les injonctions, les injustices en partant du vécu de mères, de leurs quotidiens, ce qui donne à l’ouvrage une prise directe avec le réel de ce qu’est la maternité. Mettre en lumière ce qui est invisible est une forme de résistance dont s’empare Elsa Godart pour dénoncer les hypocrisies qui célèbrent les mères d’un côté pour mieux les phagocyter de l’autre. Redonner au Sujet toute sa place loin de l’objectivation et de la réification, c’est en cela qu’une philosophie totale s’exprime ici et ça n’est pas un murmure, mais bel et bien un appel à une révolution.
Sophie Sendra : Le titre de votre dernier ouvrage est tiré d’une pensée de F. Nietzsche et le sous-titre, Phénoménologie du chaos quotidien, semble être une invitation à repenser notre regard sur le rapport de nos sociétés à la maternité. Pourquoi ce sujet était-il si important à vos yeux au point d’en faire un second Deuxième sexe, comme une suite à l’ouvrage de S. De Beauvoir ?
Elsa Godart : Le titre Enfanter une étoile qui danse reprend une image nietzschéenne célèbre – celle de l’enfant comme figure de la création, de l’innocence, et du devenir. Ce n’est pas anodin : la maternité est ici pensée comme puissance créatrice, mais aussi comme lieu de tension extrême entre ce que l’on fait naître et ce qui, dans le même temps, nous aliène. En revanche, je m’éloigne radicalement de la philosophie nietzschéenne. Le sous-titre – Phénoménologie du chaos quotidien – inscrit l’ouvrage dans une double démarche : d’une part, celle d’une description rigoureuse et sensible du vécu maternel ; d’autre part, celle d’une tentative de légitimer ce chaos comme réalité philosophique à part entière. Il est aussi un écho à la Critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre. La maternité, trop longtemps reléguée au registre de l’intime ou du biologique, mérite d’être interrogée comme expérience existentielle, sociale et politique. Ce livre, c’est effectivement un « Deuxième sexe » de la maternité, en ce sens qu’il prolonge une intuition fondamentale de Simone de Beauvoir : la femme ne naît pas mère, elle le devient. Mais dans une société où la maternité est à la fois sacralisée et invisibilisée, l’enjeu n’est plus seulement de déconstruire les normes patriarcales, mais de faire émerger un nouveau paradigme, que j’appelle le maternisme, pour penser l’émancipation à partir du vécu maternel. Il ne s’agit pas d’écrire sur les mères, mais depuis elles. Parce qu’en tant que femme et philosophe, je sais que ce que je vis dans ma chair ne peut être séparé de ce que je pense. La maternité n’est pas un repli sur soi : c’est un point de phénomène social et politique.
Sophie Sendra : Tous les exemples de femmes relatés tout au long des chapitres paraissent refléter le paradoxe historique suivant : vivre le « chaos de l’être » et « danser en esprit libre ». Entre doubles journées, culpabilisations, injonctions à la performance, sauvetage des cotisations sociales par un « réarmement démographique », faut-il être funambule pour être une femme de peur d’être condamnée à perdre en permanence ?
Elsa Godart : Oui, la mère est un équilibriste permanent qui, tel un funambule au-dessus du vide, est encore capable de danser, de réenchanter le monde et d’allumer une étoile dans la nuit. Ou plutôt, le système social, encore fortement empreint de patriarcat, exige des femmes qu’elles le soient. L’image du funambule est d’ailleurs profondément symbolique de la condition maternelle moderne : il faut tenir en équilibre, avancer sans tomber, avec grâce, tout en portant un monde sur ses épaules. C’est ce que j’appelle dans le livre le chaos quotidien, ce désordre permanent et ordinaire dans lequel les femmes évoluent, oscillant entre injonctions paradoxales (être mère sans cesser d’être femme, être présente sans être dépendante, réussir sans être trop ambitieuse, et surtout ne jamais faillir). Chaque exemple de femme cité dans l’ouvrage incarne cette tension : entre désir d’émancipation et charge mentale, entre liberté revendiquée et responsabilité imposée. Le quotidien des mères est traversé par une multitude de violences ordinaires, de silences contraints, de compromis invisibles qui finissent par entamer l’être tout entier – à le désubjectiviser. Et pourtant, malgré cela, la mère a cette capacité incroyable à « danser », à transformer le chaos en création, à transformer l’épuisement en lien, la vulnérabilité en lucidité. Cette danse, ce n’est pas de la légèreté : c’est une forme de résistance – comme les « moments » du quotidien dont parle Lefebvre qui se présentent comme autant d’actes révolutionnaires. De plus, ce que révèle ce paradoxe, c’est aussi une hypocrisie sociale profonde : les femmes sont célébrées pour leur « force » précisément parce qu’on les pousse à vivre dans l’impossible. Derrière les discours élogieux sur la maternité ou l’égalité, se cache une mécanique d’épuisement. Le « réarmement démographique » évoqué par Macron en écho au taux de natalité qui devient un enjeu majeur dans de nombreux pays (le Japon, la Corée) est une manière cynique de rappeler aux femmes leur devoir national de reproduction, comme si leurs corps pouvaient compenser les défaillances d’un système social. Être mère, dans ce contexte, devient un acte politique : celui de ne pas sombrer, de refuser de n’être qu’un rouage, de revendiquer le droit de nommer ce qui nous traverse. On ne peut que songer à la Servante écarlate roman dystopique de Margaret Atwood en 1985 où tout un pays est contrôlé par les forces patriarcales, et les seules femmes capables de procréer sont assignées au rôle de « servantes », violées légalement pour « produire » des enfants.
Sophie Sendra : Il existe également un autre paradoxe que vous soulevez, celui de nos sociétés dans lesquelles tout le monde est connecté à tout le monde alors que la solitude et l’isolement sont criants dans la vie des mères. Vous parlez de « maternité mutique » au travers des siècles. Que faudrait-il pour que la parole soit ? Pour que le « dire » advienne?
Elsa Godart : La « maternité mutique » que je décris dans l’ouvrage désigne un langage quotidien réduit au silence, à toute ces paroles tues, à cette impossibilité de dire l’expérience maternelle sans qu’elle ne soit immédiatement jugée, minimisée, sacralisée ou pathologisée. Et cela dure depuis des siècles. On songe à la représentation sociale de la mère comme mater sacra, entre sacralité et exclusion sur le même modèle de l’homo sacer[1] proposé par Agamben[2]. On a parlé des mères, on a écrit sur elles, on les a dessinées, glorifiées, assignées, infantilisées, mais très rarement entendues car leur parole est confisquée, rendue impossible devant celle de l’enfant ou encore rejetant la fameuse « plainte » de la femme. Le silence autour de la maternité tient à une double injonction : taire ce qui fait mal (parce que ce serait trahir l’amour maternel) et sublimer ce qui fait peur (parce que la mère doit rassurer, soigner, tenir bon). Ainsi, le mutisme de la maternité n’est pas un hasard : il est construit, entretenu. Il est politique. Dans nos sociétés ultra-connectées, où l’on croit tout partager, tout montrer, tout dire, ce paradoxe devient criant : du silence nait la solitude. On peut poster une photo d’allaitement sur Instagram, raconter une anecdote épuisée sur Twitter, mais cela ne produit pas nécessairement du sens. Il ne suffit pas de montrer : encore faut-il que le monde soit capable d’entendre. Or, pour que le « dire » advienne, il ne faut pas seulement que la parole soit possible, il faut qu’elle soit recevable. Et cela suppose un déplacement du regard social, culturel, symbolique, qu’on lutte ensemble contre ce que j’appelle un « principe de déconsidération ». Pour que cela change, il faut créer les conditions d’une écoute engagée et accorder à la place de sujet politique. Ainsi, ce livre est une tentative de dire l’indicible, non pas pour en faire un manifeste plaintif, mais pour créer une ouverture. C’est par le langage que l’on sort de l’assignation, que l’on passe de la désubjectivation à la resubjectivation.
Sophie Sendra : Vous parlez également de « combat », de « lutte collective » pour changer les regards sur la maternité, sur ce qu’être une femme veut dire et sur toutes les formes de déterminismes aliénants. Que pensez-vous des politiques publiques menées depuis quelques années en France sur les sujets d’égalités femmes-hommes ?
Elsa Godart : Le mot « combat » n’est pas employé à la légère dans ce livre, tout comme le mot « révolution ». Il traduit une réalité vécue dans la chair, au quotidien, par des millions de femmes. Ce combat est à la fois intime et collectif, existentiel et politique. Ce que je décris dans Enfanter une étoile qui danse, c’est cette tension entre la promesse d’égalité et la persistance des structures patriarcales qui, sous des formes renouvelées, continuent de contraindre, d’assigner, d’épuiser. La lutte pour faire advenir une autre vision de condition maternelle, et plus largement de la condition féminine, ne peut pas être gagnée sans une transformation radicale des politiques publiques. Or, ce que l’on observe en France, c’est un paradoxe hypocrite : d’une part, les discours officiels sur l’égalité femmes-hommes se sont multipliés – on a créé des secrétariats d’État, voté des lois sur les violences, lancé des campagnes de sensibilisation – ; mais d’autre part, dans les faits, les politiques publiques peinent à dépasser le stade de la déclaration d’intention. Les dispositifs restent souvent sectoriels, curatifs, réparateurs, alors qu’il faudrait repenser en amont les fondements mêmes de l’organisation sociale : répartition du temps, reconnaissance du travail domestique, soutien massif à la parentalité, revalorisation des métiers du care, etc. Les proposions sensées, cohérentes, pertinentes faites par la mission sur la monoparentalité et totalement tombées dans l’oubli, sont emblématiques de cette hypocrisie sociale. Le système continue de poser la maternité comme un choix privé, alors qu’elle constitue un fait social total. Il faudrait des politiques qui s’attaquent aux racines de l’inégalité, pas seulement à ses symptômes.
C’est pourquoi je parle de maternisme dans le livre : non pas comme une idéologie, mais comme une conscience politique du vécu maternel. Il ne peut y avoir d’égalité réelle sans reconnaissance de la maternité comme enjeu politique majeur. Le combat ne se limite pas à réclamer des droits : il s’agit de changer de regard, d’inventer d’autres récits, de rompre avec les logiques sacrificielles et ainsi, en plus d’un toit, d’un travail, d’assurer la nécessité, proposer aux mères la possibilité d’une vie décente. Il est temps de cesser de survivre pour enfin commencer à vivre. Cela suppose un changement de paradigme. C’est pourquoi, j’en appelle à une révolution sociale.
Sophie Sendra : Sur ces sujets politiques, on assiste un peu partout dans le monde à un recul des libertés concernant les femmes, que ce soit d’un point de vue culturel ou cultuel, sur le rôle de chacune. Comment s’explique l’émergence de ces volontés de « retours en arrière » selon vous ?
Elsa Godart : Ces retours en arrière ne sont pas des accidents de l’histoire. Ils sont les symptômes d’une crise civilisationnelle. Dans Enfanter une étoile qui danse, j’insiste sur le fait que les corps des femmes, et plus encore ceux des mères, ont toujours été des champs de bataille. Quand une société vacille, quand les structures de pouvoir sentent leur autorité contestée ou fragilisée, elle cherche des figures à contrôler, à assigner, à neutraliser. La femme, dans ce contexte, redevient un enjeu symbolique, un territoire à reconquérir. D’où la multiplication des politiques natalistes, des restrictions sur les droits reproductifs, des injonctions aux rôles « naturels ». Ces reculs s’expliquent aussi par une peur du changement. Depuis quelques décennies, les femmes ont conquis des espaces jusque-là réservés aux hommes : sphères professionnelles, intellectuelles, politiques. La légalisation de la PMA en 2021, où symboliquement la mère peut procréer « sans père » est une castration fatale au patriarcat. Ce mouvement est irréversible, mais il suscite un contrecoup violent. Le patriarcat, pour se maintenir, se réinvente sans cesse : en invoquant la tradition, la religion, la « nature », la sécurité. On le voit avec la montée en puissance des masculinistes et des discours qu’ils véhiculent. L’émancipation des femmes bouleverse l’ordre établi. Et cela dérange. La maternité parce qu’elle est située à l’intersection du biologique, du social et du symbolique, cristallise toutes les contradictions : on célèbre la mère, mais on la surveille ; on exalte son rôle, mais on l’enferme dans des fonctions utilitaires. Le fantasme d’un retour à un ordre antérieur, à des rôles « de soumissions », n’est pas simplement réactionnaire : il est psychologiquement destructeur pour le sujet maternel.
Aujourd’hui, il y a un danger réel à banaliser ces reculs et ces montées en puissance masculinistes. Chaque droit arraché est précaire s’il n’est pas défendu. Et les femmes sont aujourd’hui en première ligne de cette lutte mondiale pour les libertés fondamentales. La résistance ne peut pas être passive. Il faut écrire, parler, manifester, transmettre. Il faut rappeler sans cesse que la régression n’est jamais anodine, qu’elle touche toujours d’abord celles dont la parole a été la plus difficile à faire entendre. Et il faut rappeler que la liberté des femmes n’est pas une faveur : c’est un principe non négociable. Aujourd’hui, il est nécessaire de poursuivre cette lutte en désenchainant les mères.
Sophie Sendra : Vous avez publié des dizaines d’ouvrages et la thématique de la métamorphose y est très présente. Cet ouvrage fait-il partie de ce « fil conducteur », telle une continuité de votre pensée philosophique ou est-ce un pas de côté, une parenthèse ?
Elsa Godart : Ce livre n’est pas une parenthèse, c’est tout à fait l’inverse. Il s’inscrit dans la continuité de mon travail pour la défense des subjectivités. J’ai œuvré pour la défense des subjectivités sociales face aux idéologies post et hypermodernes (Albin Michel, 2018 ; Hermann, 2020) ; pour la défense des subjectivités politiques face aux mécanismes de la culpabilisation sociale ou de la politique de l’angoisse (Albin Michel, 2021 ; First, 2025) ; face aux réifications enduites par le virtuel et les mondes numériques (Albin Michel, 2016 ; Armand Colin 2023 ; Hermann, 2025), et en toute logique, ce livre défend la subjectivité des femmes face à la désubjectivation par la maternité. Il prolonge cette exigence éthique et existentielle d’aller au cœur de l’expérience humaine, là où elle vacille, là où elle se transforme, là où elle désubjectivise. La maternité, dans cette optique, n’est pas un simple état, c’est une épreuve de subjectivation qui engage le corps, le langage, le temps, le lien, la mémoire. Et c’est précisément ce qui m’a toujours intéressée dans mon travail philosophique : penser les moments où l’identité se déplace, où le sujet se fissure, où quelque chose d’inédit surgit. Là où le sujet est dépossédé de lui-même. Le chaos maternel, avec tout ce qu’il charrie de fatigue, d’ambivalence, de joie et de perte, est une figure exemplaire de cette métamorphose de la subjectivité. D’ailleurs, le style même de ce livre en témoigne : il épouse ce désordre, cette hésitation entre le concept et l’intime, entre la théorie et la chair. Ce n’est pas un livre « sur » les mères, mais un livre écrit depuis la maternité, avec ses mots, ses cris, ses silences. Il fallait pour cela sortir des cadres traditionnels de la pensée académique, assumer un geste hybride, presque indiscipliné. Non pas pour provoquer, mais pour rester fidèle au vécu, et à ce que tant d’autres femmes vivent sans pouvoir toujours le dire. Alors non, ce livre n’est pas un écart. Il est une incarnation. Il donne un visage à ce que j’ai appelé ailleurs une « éthique de la sincérité » : cette exigence de penser à hauteur de vie, sans tricher avec ce qui nous affecte, sans fuir ce qui nous déstabilise. Enfanter une étoile qui danse n’est pas un point de suspension dans mon parcours : c’est un point de bascule. Un seuil franchi. Et peut-être, oui, le livre le plus nécessaire et le plus douloureux que j’ai écrit jusqu’ici.
Sophie Sendra : Votre livre est une source de références littéraires et philosophiques inspirante. Afin de poursuivre l’objet de votre réflexion, auriez-vous un ouvrage en particulier à conseiller pour une belle Pause Philo ?
Elsa Godart : J’ai eu à cœur de citer de nombreuses autrices qui ont œuvré pour défendre la condition maternelle dans ce livre car j’ai voulu rendre hommage à leur travail, à leurs cris, trop souvent restés silencieux et invisibles. Si je devais ne choisir qu’un seul ouvrage c’est une relecture des Misérables de Victor Hugo car tout du contemporain y est : la condition maternelle, les injustices et inégalité sociales, la résistance politique, la misère, le silence, l’abandon, la vie et la mort et parce que : « Qu’est-ce que c’est cette histoire de Fantine ? C’est la société achetant un esclave. À qui ? À la misère. À la faim, au froid, à l’isolement, à l’abandon, au dénuement. Marché douloureux. Une âme pour un morceau de pain. La misère offre, la société accepte » (Les Misérables, Tome I, Fantine).
[1]. Dans le droit romain, homme que l’on peut tuer sans commettre un homicide.
[2]. Homo sacer, Giogio Agamben.