Le management, comme l’aurait dit G. K. Chesterton, est un « métier bizarre ». Pourquoi, en plus, y faire de la philosophie ? Pourquoi emprunter les outils du philosophe pour parler du management ? Défi ? Provocation ? Et si la pensée était précisément ce qui manquait dans la pratique managériale ? Après douze ans de pratique de management, c’est la conviction que je me suis forgé.
À l’ère de l’action à tout prix, le recours à la réflexion pourrait être un remède contre l’excès de « bona mens », ce bon sens que tout le monde, nous dit Descartes, s’imagine posséder. Certes, le manager, en quête de résultats immédiats, se méfie de la pensée qui risquerait de ralentir l’action. L’inaction est un des plus grands péchés dans le management. Pour le dirigeant lambda, la philosophie ne saurait être qu’un « hobby ».
Mais que se passe-t-il vraiment lorsque l’on réintègre la pensée au cœur du management ?
La tyrannie de l’urgence
J’ai si souvent entendu parler d’« éthique », de bienveillance, et de compétences relationnelles dans les ateliers dits de « co-développement » ! Mais la valorisation de la réflexion ou de la réflexivité, les démarches d’élaboration autour de la « raison d’être » sont-ils autre chose qu’une forme d’ethical ou de purpose-washing ?
J’en doute, tant il est courant d’entendre : « Il ne faut pas trop intellectualiser » ! C’est qu’on se méfie de tout ce qui ralentit la prise de décision. Le manager privilégie l’action, guidée par des outils précis de gestion des ressources, des indicateurs et des objectifs chiffrés.
En somme, la pensée semble être un luxe inutile pour le manager, dont la priorité reste d’agir, de décider vite, et de mener à bien des projets sans se laisser submerger par des considérations théoriques.
Le management méprisé
Du côté des philosophes et chercheurs en sciences sociales, le management est souvent perçu comme une discipline « souillée », pour reprendre un terme que l’anthropologue Mary Douglas emploie pour désigner une forme de tabou ritualisé dans les sociétés humaines, qui s’oppose à la pureté, à la netteté. Le mot de « gestion » évoque des rapports de domination, d’aliénation. Associée à l’idéologie capitaliste ou néolibérale, l’idée fait repoussoir.
Ainsi, lorsque les chercheurs se penchent sur le management, c’est, d’un point de vue critique, pour en dénoncer (avec de forts bons arguments) ses effets d’aliénation et de domination. Citons V. de Gaulejac, La société malade de la gestion (2005), L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme (1999), D. Linhart, La comédie humaine du travail : De la déshumanisation taylorienne à la surhumanisation managériale (2015), ou encore M.-A. Dujarier, Le management désincarné (2015).
À cet objet dénué de dignité philosophique, les chercheurs préfèreront les activités « nobles », comme le soin. Pour la Chaire de Philosophie à l’Hôpital (AP-HP / ENS / Université Paris Sciences et Lettres), qui se donne pour mission d’éclairer les enjeux éthiques à l’hôpital, le management s’analyse comme vecteur de tensions avec l’éthique soignante. J’ai constaté que cette dichotomie est courante dans ce secteur social, médico-social et sanitaire que je connais : d’un côté, un système managérial déshumanisant ; de l’autre, un soignant soucieux de bien faire son métier, en toute « éthique ».
En France, rares sont les universités qui offrent des cursus rassemblant explicitement management et philosophie (la Sorbonne, Lyon, ICP-Essec le font). Au niveau international, les travaux de la revue « Philosophy of Management » méritent d’être signalés.
Réconcilier faire et penser
Tout se passe comme si la pratique gênait la pensée, et vice-versa. Peut-être parce que, comme l’a dit Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique, « le réel est toujours autre chose que ce que l’on en attendait ». La pratique, immédiate, concrète, perturbe ou empêche la réflexion. Pourtant, n’est-ce pas à la condition de « penser ce que nous faisons », comme l’écrit Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne, que nous pouvons fonder nos actions ?
Il est vrai que nous avons du mal à penser ce qui est proche et immédiat. Héraclite a joliment mis en lumière cette étrangeté du quotidien : « Ce qu’ils rencontrent chaque jour, c’est cela qui leur paraît étranger », écrit l’Ephésien dans ses Fragments. Autrement dit, ce qui nous est familier finit par nous devenir invisible, jusqu’au moment où nous le réfléchissons. La pensée permet de réveiller la réalité, d’en ressaisir le sens.
Après tout, pourquoi penser ne serait-il pas aussi une pratique ? Paul Ricœur parlait de sa « petite éthique». On pourrait parler d’une « petite pratique », à vocation quasiment thérapeutique, soignante, presque « compensatrice du handicap » – handicap qui est le mien, dès lors que je crois pouvoir m’en passer. Car si je n’ai pas cette béquille qui me permet de penser ma pratique, ne suis-je pas, moi, manager, en risque d’agir en imbécile ?
Les défis du manager
On voit désormais fleurir, dans les programmes pédagogiques des business schools et écoles d’ingénieurs, les modules d’éthique (managériale, organisationnelle, des affaires, etc.). On y invite les étudiants à appréhender l’éthique comme un catalogue de prescriptions supposées faire « boussole » (on invoque les maximes kantiennes), ou comme anticipation et calcul des conséquences. Mais l’éthique managériale doit-elle se limiter au déontologisme ou au conséquentialisme ?
Ce n’est pas certain, tant le rôle du manager va au-delà des défis techniques qu’il vainc, des projets qu’il mène à bien (« piloter l’activité », « encadrer les équipes », « garantir la qualité »), mais aussi au-delà des dilemmes qu’il affronte. Je soutiens, pour ma part, que la vie morale ou éthique du manager ne se limite pas à devoir arbitrer ou de justifier des choix entre des « options ».
Quotidiennement, comme j’ai pu moi-même l’éprouver, le vrai défi réside dans la manière dont les équipes projettent leurs attentes et frustrations sur la figure du manager, symbolisant le pouvoir, mais aussi, tour à tour, le juge, le professeur, le policier, le parent, le médecin ou le psychologue… Plus qu’à son tour, le manager est le réceptacle des plaintes et des attentes de « sauvetage ».
Fondamentalement, il semble qu’il s’agisse pour le manager de trouver des manières de résister aux influences, de rester centré face aux pressions, demandes irrationnelles, tentatives de contournement. Un manager avisé doit savoir gérer une diversité de caractères, déchiffrer les comportements et les postures. Et la question se pose, urgente, récurrente : avec quelle disposition, quels mots, quels gestes, accueillir l’autre ? Comment me conduire ? Comment dominer mes affects (peur, impatience…) ? Faire évoluer mes propres représentations ?
Dès lors, c’est bel et bien d’éthique des vertus qu’il convient de parler ici, suivant la tradition antique, aristotélicienne ou stoïcienne. Loin des clichés d’un stoïcisme mal compris versant dans l’insensibilité, une authentique éthique de la formation et de la gestion du caractère, une invitation à mettre « l’ethos » au travail, autrement dit : mon comportement, ma manière de penser et donc d’habiter ma pratique.
L’éthique comme art de la conduite de l’âme
Pour Platon, la philosophie est une « médecine de l’âme » : « le malade doit aller frapper à la porte du médecin, et quiconque a besoin d’un chef doit aller frapper à celle de l’homme qui est capable de commander ». La philosophie est une forme de médecine, et le médecin une sorte de gouvernant. Par cette analogie, Platon invite au « souci de soi » comme discipline, pratique du « gouvernement de soi ».
Parce qu’elle est relation humaine, la relation managériale est un endroit vulnérable. D’autant plus vulnérable qu’elle n’est pas neutre, mais hiérarchique, asymétrique ? N’allons pas trop vite en besogne, en plaquant sur cette relation un schéma dominant / dominé ! Il me semble qu’il faut apercevoir que la relation managériale est d’abord une relation, caractérisée par une attente réciproque, un donnant – donnant, qu’on ne saurait résumer à une transaction travail / rémunération.
J’en ai fait maintes fois l’expérience : la relation managériale implique le cadre, la considération, la confiance, la conduite. Elle mobilise des imaginaires et du symbolique ; c’est à ce titre qu’elle est aussi digne d’attention, de souci, et disons-le : de soin. Le fait managérial nous rappelle à l’exigence de l’éthique comme art de la conduite de l’âme.
Vertu managériale ?
Dans l’optique antique, cette capacité « psychagogique », autrement dit cette faculté de se gouverner soi-même (avant de prétendre gouverner les autres) était première. Avec l’avènement des sciences sociales et humaines (sociologie et psychologie), qui donnent à lire les déterminants de nos actions, cette notion est tombée en désuétude.
Le XXème siècle, qui mit à l’honneur, pour le pire comme pour le meilleur, le politique, a pu reléguer l’idéal de « conduite de soi » au rayon de la morale individualiste « bourgeoise ».
Plotin, dans Les Ennéades, définit la vertu comme « ce qui n’est dominé par rien ». Autrement dit, une force intérieure qui permet de rester « ancré », même dans la tourmente. En ce moment de crise de civilisation que nous traversons, est-il si inopportun d’inviter à ressaisir le sens de ce mot ?
Empêcher le déchirement : la force d’âme
Que peut, de ce point de vue, nous apporter la philosophie du « care » ? Indubitablement, elle invite la philosophie à retrouver son lien avec la vie, en reliant la contemplation à l’action, en alliant théorie et pratique. Elle invite à pratiquer ce que les Grecs appelaient rhaptein : « coudre » ensemble la pensée et le faire.
Tout comme les rhapsodes d’autrefois chantaient les récits mythologiques, en morceaux cousus les uns aux autres, cousant la vie quotidienne de mythe et d’images, aujourd’hui, l’enjeu serait celui-ci : ne pas laisser se déchirer la relation entre ce que nous pensons, et la manière dont nous vivons. Prendre soin, c’est réparer, tisser nos actions et nos idées.
Reste que, dans les entreprises, les organisations et les institutions, le sentiment est unanime : « on n’a plus le temps de penser ». « On est dans le faire ». Rares (quoique pas inexistants, j’en connais !) sont les managers qui renvoient et encouragent une telle préoccupation. La question devient politique : que demandons-nous, collectivement, à nos managers et dirigeants ?
Cependant, ne sommes-nous pas très ambigus dans nos attentes ? En effet, d’un côté, nous ne voulons plus de « chefs » autoritaires (attitude soutenue par une histoire culturelle occidentale où la contestation de l’autorité est devenue traditionnelle), mais de l’autre, nous cherchons toujours quelqu’un qui prenne des décisions et résolve nos problèmes.
On s’accommode mieux de l’existence d’un chef qu’on ne voudrait se l’avouer : c’est que suggère Simon Sinek qui, dans Leaders at last, souligne que la plupart des individus se satisfont de laisser le pouvoir à ceux par qui ils attendent d’être dirigés..
Faites, mais ne faites pas ; changez, mais surtout ne changez rien : faut-il voir dans ces « injonctions paradoxales », comme le suggérait le psychanalyste américain Harold Searles, un « effort pour rendre l’autre fou » ? Il se peut. A quel prix, toutefois ? Ainsi acculé ou impuissanté, devenu malgré lui « toxic handler », le risque est grand qu’un manager cherche à se défaire de cette toxicité, la diffusant au passage, à son tour, à son environnement immédiat. Les enjeux en termes de santé mentale ne sont pas négligeables, la chose est bien documentée.
C’est pourquoi, au-delà d’une éthique de célébration de la fragilité ou d’une nouvelle maxime catégorique faisant impératif de gérer les diverses vulnérabilités, il est peut-être urgent de redécouvrir la notion de force, au sens antique de fortitudo — la force d’âme.
Précisons : une force qui ne s’exerce pas sur autrui, mais avec lui : force de comprendre, de parler, de savoir quand agir ou ne pas agir. Force d’inventer dans l’espace de la relation managériales et face à l’ambivalence des attentes ; force de tisser du lien inlassablement, à commencer par le lien entre pensée, et action.
Accueillir le sensible, permettre la parole et, par-dessus tout, faire place à la pensée. Cette vertu de force est toujours liée à la sagesse, comme l’explique Boèce, qui voit la philosophie comme une « consolatrice». Un recours et un secours à la fois, elle est cette sapientia qui permet d’affronter l’épreuve de la contradiction et du contradictoire.
Conclusion
Il n’est pas bien difficile de critiquer le management. De (se) poser du côté de l’éthique, voire de la vertu, face au paradigme gestionnaire déshumanisant.
Mais si l’on y regarde de plus près, notre société nourrit une sorte de schizophrénie. D’un côté, nous attendons des managers qu’ils gèrent, qu’ils prennent des décisions pratiques et qu’ils allouent les ressources, tout en critiquant systématiquement leurs choix.
De l’autre, nous cherchons chez eux quelque chose d’intangible, « d’ineffable », eût dit Vladimir Jankélévitch, des « qualités humaines » que faute de mieux nous appelons « empathie », « bienveillance ».
Et si notre civilisation avait créé les managers pour gérer nos dysfonctionnements, apaiser nos angoisses et supporter nos contradictions ? Le manager, bouc émissaire idéal de nos contradictions ? Raison de plus pour penser ! Et pour appeler la philosophie au chevet de ce thérapeute des collectifs humains, voué à absorber tensions et incertitudes. Pour le révéler à lui-même et, au bout du compte, consoler ce consolateur méconnu, et mal-aimé.