Des racines incomprises
Rarement un concept aura suscité autant de débats enflammés, de disputes lors des repas de famille et d’errements sanglants. Lorsque l’on parle de l’importance des racines, on a tôt fait de penser à une conception passéiste et figée de l’identité. Une identité qui pourrait se résumer à une chronologie que l’on porterait en étendard ou à une carte de visite imprimée une bonne fois pour toutes. Les racines semblent ainsi former un concept maudit, qui paraît condamné à la récupération politique et voué à servir de paravent à des idéologies faisant de la glorification d’un passé fantasmé et du rejet de l’autre le socle de leurs convictions.
Et pourtant, quoi de plus éloigné d’une vision passéiste qu’un organe végétal assurant, par un jeu de flux et de reflux, la vitalité de plantes bien actuelles ? Quoi de plus distinct d’une conception figée de l’identité qu’un appendice dont la fonction première est de servir de lien avec le milieu qui l’entoure, se faisant le tunnel de communication de nutriments comme d’informations clés ? Porter haut les racines, c’est en réalité affirmer l’importance du lien : lien souterrain, mais non moins vital, avec la collectivité et avec son écosystème.
Un besoin fondamental nié
On pourrait hausser les épaules. Se dire que cette question concerne après tout quelques amoureux des débats sémantiques. Mais la conséquence de cette incompréhension est palpable tout autour de nous.
Ce piège sémantique s’est transformé en un piège politique. En prenant en otage le concept de « racines », les chantres d’une vision passéiste de l’Homme et de ses besoins ont acculé leurs adversaires, enfermés dans une réaction binaire. Puisque les racines ne sont bonnes qu’à servir d’alibi à des idéologies funestes, coupons ce lien que nous ne saurions voir ! Défendre une vision éclairée et humaniste semble alors devoir se muer en un impératif de raisonner in abstracto, de considérer l’homme en dehors de la réalité concrète — autant sociale qu’environnementale — qui l’entoure. La crise démocratique et écologique révèle cette impasse au grand jour, cette incapacité à penser l’homme en interaction avec son milieu.
Une femme, pourtant, nous avait donné, en pleine Seconde Guerre mondiale, les clés pour nous dégager de cette impasse. Cette philosophe, libre penseuse, pourfendeuse des partis politiques et farouchement attachée aux combats des plus démunis, c’est Simone Weil. En 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale, juste avant de mourir, elle accouche d’un traité — l’Enracinement, sous-titré prélude à une déclaration des devoirs envers l’humain —, qui jette une lumière nouvelle sur notre besoin de racines. Ou plutôt, d’enracinement. Car, ici aussi, l’essentiel se situe bien dans le processus, dynamique, vivant, fait d’échanges permanents : dans une capacité à donner autant qu’à recevoir, à s’ancrer dans sa réalité autant qu’à dialoguer avec d’autres milieux. Être enraciné, c’est ainsi pouvoir participer de façon « réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité » écrit Simone Weil dans L’Enracinement[1].
Simone Weil en fait « peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine ». Méconnu ? Et pourtant… Quand on parle du besoin de se sentir connecté et de freiner l’individualisme galopant de nos sociétés, ne retrouve-t-on pas ce besoin d’être relié aux autres, à ses communautés et au vivant en général ? Quand on insiste sur le besoin de se sentir utile, n’est-ce pas ici aussi au fond le besoin de contribuer à la société, de pouvoir participer pleinement et de donner la mesure de ses talents, en étant nourri et porté par un collectif ouvert, que l’on devine ? Et quand on évoque un besoin de sens, ne parle-t-on pas au fond de cela, d’une soif de pouvoir inscrire son existence de façon cohérente et harmonieuse dans un certain « ordre du monde » cher aux penseurs grecs ?
Ce besoin d’enracinement est devenu un impératif urgent, nécessaire, critique, à l’heure de la crise écologique, des fracturations sociales et des bouleversements géopolitiques. Car de ne pas avoir su mesurer l’importance de cet enracinement, c’est un mal bien profond que nous avons laissé proliférer : celui du déracinement. Un déracinement compris comme la décapitation de toute vie collective, de toute possibilité pour l’être humain d’y nouer des liens authentiques. Or le déracinement plonge, au choix, ceux qui en sont malades dans l’inertie ou dans la violence. « Qui est déraciné déracine. » résume Simone Weil.
Aussi Simone Weil prend-elle le temps d’en analyser minutieusement les tenants et les aboutissants en pleine Seconde Guerre mondiale : conquêtes militaires, colonisation et domination économique qui glorifient la force brutale et atomisent les peuples, mais aussi centralisation excessive qui les coupe de leur communauté, idolâtrie de l’argent qui renverse l’ordre des finalités, ou encore dérives de l’instruction, qui ne cultive plus un désir de vérité authentique, un désir de comprendre et de connaître le monde environnant, mais qui s’efforce plutôt de répondre à un besoin pratique de transmettre des kits utiles de savoirs prémâchés. Autant de facteurs de déracinement dont souffrent les sociétés contemporaines de Simone Weil.
Aujourd’hui, plus encore qu’hier, les facteurs du déracinement semblent se multiplier. Augmentation exponentielle des personnes contraintes de quitter leurs pays, mondialisation abstraite qui édulcore les cultures locales, tentatives de repli nationaliste et réactions communautaristes sectaires, individualisme et délitement du lien social qui atomisent les sociétés et sapent la possibilité d’actions communes, accélération du temps qui empêche toute inscription de l’existence dans la durée, dilution du goût de la vérité et dispersion de notre attention, numérisation de nos existences qui n’en finit plus de nous retrancher du réel… Tandis que les défis croissent, nos sociétés ne cessent de se dessécher, c’est-à-dire de se déraciner.
En appelant à renouer le lien entre l’Homme et son milieu, en en faisant un lien ouvert et fécond, Simone Weil, il y a 80 ans, nous donnait déjà les clés pour ne pas tomber dans les écueils que nous connaissons : ni repli sur soi ni mondialisation chantante, ni cosmopolitisme abstrait ni communautarisme sectaire, ni exaltation d’un passé fantasmé ni foi dans un progrès inéluctable, ni rejet du savoir ni solutionnisme technologique exalté.
La nécessité de transformer « radicalement » la société
La vraie question qui se pose aujourd’hui n’est donc pas tant de savoir comment s’affranchir de nos racines, mais plutôt comment les reconsidérer, dans un rapport libre et non subi, et surtout, comment reconsidérer le processus qui nous permet de les rendre bien vivantes.
Comment aujourd’hui permettre à chacun de participer réellement, activement et naturellement à l’existence de sa collectivité ? De développer des liens authentiques et nutritifs avec son milieu ? Pas question d’être enraciné le dimanche et de voguer en solo le lundi. Cette participation doit venir naturellement de toutes nos activités et de nos engagements : familiaux, professionnels, citoyens… dans notre rue autant que dans l’urne. Ça ne se surajoute pas. Ça ne se compense pas. Ça ne se cloisonne pas. Et surtout, ça ne se contraint pas : elle doit venir de personnes autonomes, inspirées par des mobiles qu’elles ont faits leurs et qui irriguent leurs activités du quotidien. Car il s’agit bien là de permettre un lien profond, authentique et sincère entre l’individu et son milieu : pas de le lui imposer ni de le lui suggérer.
Comment donc transformer radicalement (c’est-à-dire, littéralement, en revenant à la racine !) notre société pour qu’elle permette à chacun d’y être enraciné, à sa manière, de façon libre et authentique ?
- Cultiver la possibilité d’un lien authentique, personnel et libre au monde
Pour Simone Weil, l’enracinement commence en effet par un rapport intime au monde, par une recherche de vérité au contact même de la réalité : une quête nourrie par la volonté de connaître et de comprendre ce qui nous entoure — notre milieu autant que les ressorts de notre univers —, plutôt que par la répétition béate ou par la transmission de capacités techniques non questionnées. Une quête assise, entre autres, sur une éducation qui s’ancre dans le réel et qui nourrisse la curiosité des enfants pour ce qui les entoure. Ce rapport au monde forme ainsi une véritable sagesse, dans laquelle le savoir est indissociable de la spiritualité.
- Donner à chacun les moyens de recevoir et de donner à sa collectivité
Mais cet enracinement n’est pas que contemplation. Il se déploie activement à travers l’action de chacun : une action personnelle, toujours autonome, affranchie de toute contrainte et de manipulation, mais qui résonne collectivement. L’enracinement permet alors de traduire le passé dans le présent et de projeter le présent dans l’avenir. Il multiplie les racines, autant que les milieux, mais entretient chaque lien de façon authentique, pour permettre à chacun de recevoir et de partager, de posséder son passé autant que de construire son avenir.
Jusque dans le travail, il fait de l’individu non plus un objet, mais un sujet actif de son milieu, un sujet autonome, capable de tenir ensemble le sens, le cadre donné dans lequel il opère, la portée de ses actions et la clé de leur réalisation. L’Homme peut alors penser et maîtriser les conditions dans lesquelles il réalise son travail (autogestion, coopération, organisation du temps de travail…), autant que les moyens employés (savoir-faire, matériel et terres mobilisés, etc.).
- Élever la politique au rang d’art
Mais, au-delà de son déploiement concret dans le monde du travail, cet enracinement doit être insufflé par une vision politique, que Simone Weil appelle l’inspiration, qui est essentiellement une faculté à exprimer et à incarner les aspirations profondes des hommes et des femmes d’une collectivité, pour mieux les faire vibrer dans le cœur de chacun et les déployer dans des actions concrètes, tournées vers l’atteinte d’un bien commun. Cela nécessite un véritable art, l’art politique, plus proche de la capacité du chef d’orchestre que de la conquête du pouvoir, simple moyen ayant peu à voir avec la finalité réelle de la politique « qui décide du destin des peuples et a pour objet la justice ».
L’inspiration, c’est ce qui pénètre en nous et nous permet de vivre. C’est ce qui nous porte à créer, à inventer. C’est ce que l’on incorpore de façon personnelle, que l’on digère lucidement et qui révèle notre génie. C’est tout l’opposé de la propagande ou de la contrainte et de l’espoir que l’on cultive chez le peuple pour le manipuler. Insuffler cette inspiration suppose donc une responsabilité majeure des dirigeants, une capacité à écouter, comprendre et exprimer les aspirations profondes du peuple, mais aussi à montrer l’exemple et à être à la hauteur des symboles qu’ils incarnent.
- Et bien sûr : lire Simone Weil
C’est ainsi, on l’aura compris, d’un véritable manifeste pour répondre aux défis de notre temps qu’a accouché Simone Weil en 1943. Un traité aussi politique que spirituel, car l’enracinement forme en réalité un tout cohérent : c’est la possibilité pour l’humain d’être en résonance avec l’ordre du monde, de la tête aux pieds, par son inscription pleine et entière dans la réalité de sa collectivité autant que de l’univers.
[1] Toutes les citations sont tirées de cet ouvrage.
Merci pour cette belle pause et cette invitation à lire Simone Weil en nous donnant quelques amers remarquables pou naviguer dans cette pensée « radicale ».