Récemment imposé à une grande partie des salariés en raison de la pandémie de COVID 19, le télétravail a fait jaser. Que l’on soit pour ou contre, ou encore mitigé, c’est un fait, la mise en place de cette pratique s’accentue.
Une de mes amies raconte, « Je me souviens de mes managers, dans les premiers jours, nous recommandant une grande autodiscipline, nous donnant pour ordre de communiquer chaque jour avec eux, et cela plusieurs fois par jour, nous demandant des comptes sur chaque travail réalisé… Passé l’agacement de ce flicage, je sais travailler toute seule ! j’ai finalement réalisé que pour eux aussi cette période avait été complexe à gérer. »
Je me suis donc intéressée à la notion d’autodiscipline, proche de celle d’autonomie, qui a été mise en avant dans les discours comme principe d’action de tous les salariés face à la crise.
Que signifie l’autodiscipline ? Est-elle véritablement la clé d’un système mixte entre télétravail et travail au bureau ? Est-elle, comme la présentent souvent les articles à son sujet, un accès à une plus grande liberté et réalisation de soi ? Qu’est-ce que cela signifie pour le travail ?
L’autodiscipline, un self-management recherché ou une solitude organisée ?
« Celui qu’un autre peut empêcher ou forcer d’agir, affirme hardiment que celui-là n’est pas libre » Epictète, De la Liberté.
Qu’est-ce que l’autodiscipline, si ce n’est une forme de liberté ? Qu’est-ce que la liberté, si ce n’est l’exercice de ses propres règles en toutes choses et à tous les instants ? Une certaine forme de la liberté, prônée dès la philosophie antique, paraît conceptuellement proche de la définition classique d’autodiscipline.
En effet, l’autodiscipline, est définie comme “le fait pour un individu ou une collectivité de s’imposer de lui-même une discipline sans intervention extérieure” (Larousse). C’est une notion assez récente qui est utilisée fréquemment dans des textes sur le développement personnel. Mais en philosophie cet aspect d’autodétermination individuelle à agir selon des règles est bien connue.
Pour Epictète, la liberté autoproclamée ne se gagne qu’en refusant d’être touché par tout ce qui ne dépend pas de nous. Notre santé, celle de notre famille, la reconnaissance de notre travail, l’argent, la gloire…
Au travail, cela se traduirait par l’absence de motivations telles que la reconnaissance ou la crainte inspirée par les managers ou directeurs-trices, voire même la rétribution salariale dans ce qu’elle permet : se maintenir en bonne santé.. Faites comme si tout cela n’avait en fait aucune importance pour vous, pas même la reconnaissance extérieure du travail bien fait, que resterait-il de votre motivation ? Quelles seraient vos raisons ?
L’un des ingrédients de l’autodiscipline serait la qualité de notre indépendance d’esprit. Favoriser l’autodiscipline dans les équipes pourrait signifier, de la part d’un manager, de toujours commencer par solliciter l’avis du salarié avant de lui demander de faire preuve d’autodiscipline : “Que penses-tu de ce client ?”, “As-tu besoin que nous mettions en place des rituels pendant cette période de télétravail ?”
L’autodiscipline ne peut provenir que de l’individu en question, mais le cadre de travail peut favoriser ou à l’inverse inhiber cette capacité. Poser des questions avant d’imposer, pourrait être une des clés.
Notre travail peut-il survivre à l’autodiscipline ?
Jusqu’ici, il paraît difficile de mettre en face les besoins des entreprises avec l’autodiscipline des salariés. En effet, s’il existe une recherche d’un plus grand bien-être au travail, qui passe, sans doute, par une liberté plus entière, on ne peut faire une entreprise, un collectif, d’une somme de stoïciens autodisciplinés.
Or, dans la quête du bien-être au travail, la promesse qui est souvent faite est l’accès à une sensation forte de sens, de liberté et de réalisation pour tous. Cette promesse est conditionnée à l’implication, l’engagement que chacun mettra dans son travail. Cet engagement, ne saurait exister sans une autonomie plus ou moins contrôlée, c’est ce que les entreprises entendent par autodiscipline.
Le salarié, en quête de sens, dérouté par le télétravail et ses nouveautés, doit désormais devenir son propre manager, mais pour obéir à des règles qu’il n’a pas fixées et qui sont toujours orientées vers les résultats. C’est donc de discipline dont il est question.
L’objectif n’est pas de dénoncer la discipline comme si elle était une tyrannie de l’entreprise sur ses salariés. C’est d’ailleurs, outre le cadre de travail bienveillant et à l’écoute, la seule manière pour une entreprise de maîtriser la cohérence de sa puissance d’action opérationnelle. Cependant, mieux vaut éviter de la masquer derrière une requête d’autodiscipline.
Il y a mille degrés entre le micro-management et l’autodiscipline, une relation de travail se construit d’ailleurs en passant par différents degrés, à mesure que la confiance grandit. “Ai-je laissé assez d’espace pour que s’installe la confiance ?”, “ Ai-je démontré ma capacité à me surveiller ?”. En ce qui concerne l’autodiscipline, ce n’est, en fait, pas l’affaire de l’entreprise, cette capacité ne dépend que de l’individu et de sa volonté.
L’autodiscipline n’est pas le résultat mais le chemin d’accès
La notion de “résultat” est régulièrement présentée dans les méthodes pour développer son autodiscipline. La recette de ces tutos, “L’art de l’autodiscipline pour atteindre vos objectifs”, “14 façons d’améliorer votre autodiscipline” permet davantage de ressembler extérieurement à une personne autodisciplinée que de l’être réellement.
Dans l’autodiscipline, ce qui importe, ce n’est pas le cadre (les objectifs posés, l’environnement rangé, les indicateurs que l’on suit), c’est la volonté.
« La volonté est conçue comme une faculté de se déterminer soi-même à agir conformément à la représentation de certaines lois », Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs.
La bonne volonté, parent de l’autodiscipline, repose sur ce que Kant appelle l’impératif catégorique et sur l’impératif pratique. Ce sont en fait des repères universels, selon lesquels tout Homme est capable d’orienter son action, à partir de son seul entendement.
Il s’agit, en résumé, d’agir toujours de manière à ce que notre action puisse être universelle, et de considérer toujours l’Homme, soi y compris, comme une fin et jamais comme un moyen. L’autodiscipline devient donc une manière de vivre, elle n’est plus une quête de sens ou un moyen de contrôle déguisé.
Soi comme une fin, signifie ici ne pas employer notre travail pour développer notre bonne réputation, mais parce que nous reconnaissons un bien dans le projet sur lequel nous travaillons. L’autodiscipline est donc une affaire de soi à soi. Un dialogue intérieur entre ce qui nous paraît juste, bien ou non. C’est se mettre en capacité de vouloir chaque jour être volontaire. Cela peut aussi signifier dire non, à ce qui ne nous convient pas, et faire cette fois-ci appel à Epictète, pour trouver le courage de risquer réputation, reconnaissance, argent, stress, en hommage à notre liberté.
« Tu es un esclave en voie d’émancipation. Car voilà ce qu’est la véritable liberté », Epictète, De la liberté.
Pour aller plus loin :
- Epictète, De la Liberté
- Kant, Fondements de la métaphysiques des moeurs
- Jean-Marie Vaysse, Vocabulaire de Kant, “Volonté”, “Entendement”
Bien que la notion d’autodiscipline et le concept philosophique de liberté peuvent nous aider à penser le télétravail – c’est à dire le sens du travail et le sens au travail – l’un et l’autre ne nous permettent de comprendre ni sa complexité structurelle et organisationnelle, ni sa complexité opérationnelle.
L’autodiscipline n’est pas selon nous la clef du télétravail. La clef du travail c’est l’autonomie, soit le droit – et non pas la liberté – de se régir d’après ses propres lois, étant entendu que la notion de droit renvoie à celle de liberté.
Quoiqu’il en soit, merci pour cette réflexion philosophique fort utile.