Le bonheur est-il un sujet public comme un autre ? Sommes-nous dans une “dictature” du bien-être ? Comment penser un mouvement citoyen de large ampleur, articulant pensée et action ?
En cette journée internationale du bonheur, la philosophe Aline Espinassouze a rencontré pour La Pause Philo Alexandre Jost, le fondateur de la Fabrique Spinoza, un think-tank multi-partisan non-lucratif, dont le but est d’organiser et de promouvoir une recherche et une réflexion démocratique sur le bien-être des citoyens, puis de formuler des propositions politiques et citoyennes le favorisant.
Une émergence du bonheur citoyen sujette à controverse
Aline Espinassouze : Bonjour Alexandre, tu as créé en 2011 le think tank La Fabrique Spinoza qui porte le sujet du bonheur dans le débat public. Quelle dynamique vois-tu se dessiner actuellement ?
Alexandre Jost : Dans le courant des années 2010, le sujet du bonheur a connu une phase d’essor, il s’est démocratisé et est monté en puissance avec une véritable prise au sérieux dans le débat public, un tournant important parce que la question du bonheur portée au niveau politique pouvait paraître dérisoire, surprenante voire risible.
Depuis le printemps 2018, on assiste cependant à une phase de rejet de ce concept, le « happy bashing » faisant passer cette question pour du nombrilisme de l’individu néolibéral (voir Happycratie de E. Illouz et E. Cabanas et La comédie (in)humaine de N. Bouzou et J. de Funès).
Ce phénomène révèle un besoin de clarification sur les enjeux de la réflexion sur le bonheur portée par la Fabrique Spinoza. Nous travaillons à partir d’une définition de l’OCDE : le bonheur est un état dans lequel prédominent des émotions positives, qui produisent un sentiment de satisfaction par rapport à la vie, et comporte une dimension de réalisation des aspirations des individus en lien avec la sphère collective.
En réponse à ces objections, il convient donc de rappeler que premièrement, le bonheur dont nous parlons n’est en aucun cas une injonction, une norme sociale qui imposerait aux individus le bonheur comme un diktat. Deuxièmement, la dimension collective du bonheur est constitutive, la version individualiste décriée nous apparaissant comme une version biaisée du concept de bonheur. Il n’y a pas de sens à opposer individu et communauté, l’épanouissement individuel étant compris comme une condition de la contribution collective des citoyens. Redéfinir collectivement la notion de bonheur et lui redonner sa place dans les aspirations communes, c’est justement l’enjeu porté par la Fabrique Spinoza… ce pourrait même être le 5ème thème du grand débat national !
Le think tank, un outil de mobilisation privilégié
Aline : Tu as choisi le think tank comme outil de mobilisation citoyenne autour de la question du bonheur. Peux-tu nous expliquer à partir d’un exemple de projet mené par la Fabrique Spinoza comment ce type d’organisation permet d’articuler réflexion et action ?
Alexandre : Un des premiers chantiers menés par la Fabrique Spinoza a porté sur le bonheur au travail. En 2012 nous avons produit un rapport sur la compatibilité entre bonheur et performance économique au travail en nous appuyant sur des études scientifiques. Dans la foulée nous avons créé l’Université du Bonheur Au Travail, une formation de trois jours qui donne aux acteurs de terrain des arguments pour convaincre leurs pairs de la pertinence de cette démarche. La méthode a donc consisté à éclairer et outiller les convictions des acteurs pour bâtir un plaidoyer à partir de données scientifiques sur le bonheur.
Aline : Plus largement, après plusieurs années passées à orchestrer la Fabrique Spinoza, est-ce que ton expérience te permet de formuler quelques enseignements sur le développement d’un mouvement citoyen ?
Alexandre : J’ai compris que sens et conviction, qui sont les forces au cœur de tout projet, doivent être renforcés par deux éléments essentiels pour animer un mouvement citoyen :
- Le premier, c’est la force des liens humains que l’on construit. A la Fabrique Spinoza, nous avons construit une communauté de « passeurs », des citoyens qui développent joyeusement la réflexion collective sur le bonheur citoyen.
- Le deuxième, c’est la dynamique d’apprentissage, que l’exemple de l’Université du Bonheur Au Travail illustre parfaitement.
Devenir acteur du bonheur citoyen
Aline : Bâtisseur social, rêveur activiste, aventurier citoyen… comment te définirais-tu ? As-tu des modèles ou des inspirations qui t’aident à construire ta posture ? As-tu une devise qui décrirait ta philosophie de l’action ?
Alexandre : Assez classiquement, je me réfère à la maxime de Gandhi, « Sois le changement que tu veux voir dans le monde ». Dans ma vie d’entrepreneur, j’essaie à ma façon d’être ce que je cherche à promouvoir ; par exemple je pourrais être tenté d’ajouter les mails de toutes les personnes que je rencontre à la base de données de la Fabrique Spinoza parce que je me donne pour objectif de maximiser l’impact de cette organisation et que je suis profondément convaincu du bien-fondé de sa mission. Pourtant il y a la loi RGDP qui régule l’utilisation des données personnelles, et si je passais outre le respect de la vie privée sous prétexte d’étendre l’audience de mon message sur le bonheur, je ne serais pas cohérent dans ma façon d’incarner le bonheur citoyen. Même avec une finalité sociale, la fin ne justifie pas les moyens !
Aline : Rêvons haut et fort en cette journée mondiale du bonheur ! Quel rêve de bonheur pour l’humanité souhaiterais tu voir s’accomplir maintenant tout de suite grâce à un gentil génie ?
La devise de la Fabrique Spinoza résume ma vision en cette journée du bonheur : « Tous acteurs du bonheur citoyen ». Je rêve que chacun puisse se réapproprier sa capacité à agir sur ce sujet. Dans une journée, nous sommes tour à tour parent, travailleur, habitant, client… Il s’agit d’autant de points de vue et d’opportunités pour incarner cette vision dans nos comportements. De façon plus imagée, je rêve d’une carte de France, une vue satellite sur laquelle brilleraient plein de petits points qui seraient autant de lumières allumées dans chaque ville, chaque chaumière, autant de lumières qui représentent notre engagement personnel et collectif pour le bonheur citoyen.
Aline : Merci d’avoir rêvé fort. Maintenant, tu proposes quoi comme plan d’action ?
Alexandre : Concrètement, avec la Fabrique Spinoza, nous agissons dans 3 domaines-clefs du bonheur citoyen :
Tout d’abord dans le domaine de l’éducation, nous avons un groupe de travail intitulé bonheur et éducation. Nous promouvons notamment l’intégration dans le système éducatif de l’apprentissage de ce qu’on appelle des compétences psycho-sociales d’épanouissement, comme par exemple la capacité à se concentrer ou la connaissance de soi.
Ensuite, dans le domaine du travail, nous proposons la création d’un ordre du management à l’image de l’ordre des médecins. Il s’agirait de pouvoir discuter des problèmes rencontrés avec des pairs, parce que nous sommes convaincus que la résolution d’un certain nombre de problèmes serait facilitée par cette approche basée sur l’entraide et la compréhension mutuelle entre confrères plutôt que par une résolution au niveau organisationnel ou bien législatif.
Et enfin, dans le domaine politique, nous proposons de former des assemblées citoyennes par tirage au sort à l’image des jurys d’assises. Il s’agirait de former ces citoyens au débat public, d’une part à certains enjeux (ex: démocratie participative, réchauffement climatique, etc…) et d’autre part à des méta-compétences de débat (ex: techniques argumentatives) afin de renforcer la formulation de propositions éclairées par les citoyens.
Pour en savoir plus :
Le site de la Fabrique Spinoza
L’Université du Bonheur Au Travail