Quel rôle peuvent jouer les philosophes pour nous aider à traverser les crises que connait actuellement notre société ? Quelle place occupent l’éducation et la culture pour affronter ces enjeux ?
Pour éclairer ces questionnements, nous avons interviewé Irène Pereira, diplômée en philosophie et docteur en sociologie, notamment spécialiste des mouvements sociaux et des sciences de l’éducation. A travers la présentation de son propre parcours et des grands questionnements qui l’ont traversé, elle nous présente ici sa vision du rôle que peuvent jouer les chercheurs en sciences humaines dans la société, et en particulier les philosophes. En passant par le thème du syndicalisme, du travail, de la pédagogie ou encore du féminisme, la philosophie apparaît comme la pierre angulaire nécessaire pour passer à l’action et penser les finalités de nos actes.
« Les idées naissent de l’action »
La Pause Philo : Vous êtes adhérente au syndicat SUD Education. Pour quoi êtes-vous arrivée en tant que philosophe à devenir actrice dans un mouvement social ? Quelle est la raison de ce recours au courant pragmatiste, ainsi qu’à l’interdisciplinarité ?
Irène Pereira : Votre question renvoie plutôt à un état antérieur de mes travaux. En effet, à l’époque, j’étais adhérente au syndicat Sud Culture. En fait, je m’intéressais à ce que l’on pourrait appeler, et même ce que l’on a appelé, fut un temps, la « philosophie syndicaliste ».
Au début du XXe siècle, il y a eu plusieurs travaux qui se sont intéressées au liens théoriques entre le syndicalisme révolutionnaire et la philosophie pragmatiste. Ce qui m’intéressait c’était l’idée que l’action pouvait être productrice de théorie : « au commencement était l’action et non le verbe ». Je suis remontée pour cela à Pierre-Joseph Proudhon, dont on imagine mal aujourd’hui à quel point il a été un auteur extrêmement important pour de nombreux intellectuels français du début du XXe siècle. Je me suis intéressée à la manière dont il affirmait que « les idées naissent de l’action ». La philosophie de Proudhon a été rapprochée par la suite de certains auteurs pragmatistes comme William James. C’est le cas en particulier chez Georges Sorel.
Mais mon intérêt n’était pas que philosophique, en m’appuyant sur la sociologie pragmatique, je me suis interrogée sur le fait de savoir si en quelque sorte il n’était pas possible de considérer qu’il existait une homologie structurale, pour reprendre une expression utilisée par le sociologue Pierre Ansart, à propos des relations entre la pensée de Proudhon et celle du mouvement ouvrier de son époque, entre l’action directe syndicaliste et la philosophie pragmatiste.
En réalité, j’ai toujours été très intéressée dans mon travail intellectuel par les relations entre la pratique et la théorie, et la manière dont les deux pouvaient interagir l’une avec l’autre. C’est un fil conducteur important de mon travail qui explique que j’ai pu passer sans trop de difficulté des sciences politiques, avec comme objet le syndicalisme, aux sciences de l’éducation, avec comme objet la pédagogique. Car dans les deux cas, se pose une réflexion d’ordre philosophique sur les relations entre théorie et pratique.
« La philosophie et les sciences sociales ont toujours été indissociables »
LPP : Que peut apporter la philosophie aux enjeux sociaux d’aujourd’hui ?
I. P. : Pour ma part, la philosophie et les sciences sociales ont toujours été indissociables. J’avoue que je me sens assez proche d’une manière d’aborder les relations entre les deux qui est celle de la Théorie critique de l’Ecole de Francfort. C’est-à-dire un courant qui refuse la coupure positiviste entre les sciences descriptives et la philosophie normative. Les apports de la philosophie aux enjeux sociaux peuvent être multiples. J’ai montré comment en tant que sociologue, j’ai été conduite à utiliser la philosophie pour modéliser des grammaires qui rendent compte des logiques de discours et d’action des acteurs (voir par exemple Les grammaires de la contestation, Paris, La Découverte, 2010).
Actuellement, mon travail se situe plutôt en philosophie de l’éducation. Je suis par exemple en train de développer une approche que j’ai intitulé la « socio-éthique » professionnelle. Elle articule trois pôles dans l’analyse des situations : la connaissance du cadre juridique auquel est soumis le professionnel, la connaissance sociologique des situations professionnelles et la réflexion philosophique éthique. De mon point de vue, la sociologie est nécessaire à l’action éthique. Mais, les sciences sociales ont une visée descriptive et ce n’est pas leur objet d’orienter axiologiquement l’action. Cela c’est spécifiquement le rôle de la philosophie.
En éducation, on assiste actuellement à mon avis à une confusion assez dangereuse déjà dénoncée par Habermas, par exemple dans La technique et la science comme idéologie : à savoir une croyance scientiste selon laquelle la science pourrait orienter à elle seule l’action éducative et la pédagogie. Or l’éducation ne relève pas seulement d’une réflexion sur les moyens techniques, de questions d’efficacité, mais implique une réflexion philosophique sur les finalités que nous donnons à l’éducation.
Penser une théorie critique en éducation et une philosophie de l’émancipation en France
LPP : Vous avez publié un livre d’introduction à la pédagogie des opprimé.e.s du brésilien Paulo Freire, qui affirme que si l’éducation a un rôle dans le maintien de l’oppression, elle possède également en elle un potentiel de libération et de changement social. Sa pensée a été source d’inspiration au moment de vous consacrer à l’éducation. Comment repenser l’éducation et la culture à partir de sa pédagogie?
I. P. : On mesure mal en France la portée immense en philosophie de l’éducation de l’œuvre de Paulo Freire dans le monde. La force des grands auteurs, c’est qu’ils sont une source inépuisable d’inspiration. En les lisant et en les relisant, en cherchant à les interpréter, on est conduit à recréer soi-même. Cette relation entre interprétation et re-création est une idée très importante pour Paulo Freire. Elle est en lien avec le rôle qu’il attribue à la conscience. L’éducation doit prendre en compte cette dimension que l’être humain est un être conscient et que l’intentionnalité de la conscience fait qu’il n’est jamais passif dans la lecture des mots et dans la lecture du monde. L’éducation doit donc prendre en compte cette activité créatrice qui est inhérente à la conscience humaine sous peine d’être aliénante au lieu d’être une source d’humanisation.
J’ai consacré récemment trois ouvrages à Paulo Freire : Paulo Freire, pédagogue des opprimé-e-s (Libertalia, 2017), Bréviaire des enseignant-e-s (Editions du Croquant, 2018) qui est un ouvrage d’éthique de l’enseignement et Philosophie critique en éducation (Editions Lambert-Lucas, 2018) qui relève de la théorie sociale. Il ne m’est donc pas possible de résumer l’ensemble de l’apport que me semble ouvrir son œuvre à l’analyse philosophique des enjeux sociaux en éducation.
Je vais me contenter ici d’expliquer la raison pour laquelle je me suis tournée vers cet auteur et la réception théorique qu’il a eu dans le monde en particulier à partir des années 1980. Ce qui est fondamental dans l’œuvre de Paulo Freire, c’est qu’il assigne une finalité en priorité à la pédagogie, c’est la place que doit prendre l’éducation dans la lutte contre les inégalités et les discriminations sociales.
Si aujourd’hui Paulo Freire est l’auteur honni par Jair Bolsonaro, c’est parce que Paulo Freire affirme cela : « Je suis professeur pour soutenir constamment la lutte contre toute forme de discrimination, contre la domination économique des individus ou des classes sociales » (Pédagogie de l’autonomie). Une fois cette finalité clairement posée, il s’est agit de relire Paulo Freire en mettant à distance les vulgates de son œuvre qui circulent en France et en élucidant rigoureusement le sens des concepts majeurs de son œuvre tels que « conscientisation », « praxis », « dialectique », « déshumanisation »… qu’il emprunte à la tradition philosophique, mais qu’il reconceptualise aussi de manière originale.
Mon objectif, c’est de penser une théorie critique en éducation et une philosophie de l’émancipation en France actuellement.
« Ce sont les mouvements sociaux qui transforment la société »
LPP : Qu’est-ce que la pédagogie féministe ? Dans quelle mesure est-elle facteur de changement social ?
I. P. : Paulo Freire l’a dit assez justement : « L’éducation ne change pas le monde. Elle change les personnes. Ce sont les personnes qui transforment le monde ». En définitif, ce sont les mouvements sociaux qui transforment la société.
Parmi les mouvements sociaux qui ont changé la société depuis le XIXe siècle figure le mouvement féministe. Les féministes ont vu dans l’oeuvre de Paulo Freire des éléments de convergence avec leurs pratiques en matière de conscientisation. Mais elles ont également souligné les limites de l’œuvre de Paulo Freire sur la question féministe.
Ce que les pédagogues féministes ont en particulier vu et que n’avaient pas perçu les pédagogues libertaires ou encore Paulo Freire, c’est que les pratiques les plus horizontales peuvent en réalité masquer des rapports sociaux de pouvoir. Freire a mis en avant l’importance d’une pratique dialogique. Mais celle-ci conduit souvent dans les groupes mixtes à ce que ce soit les hommes qui prennent l’ascendant dans la discussion et/ou les personnes les plus dotées en capital culturel.
En soi, la pédagogie féministe a pour fonction de contribuer à la conscientisation de cet ensemble de phénomènes qui restent encore souvent inconscients, à favoriser des alliances, à développer l’empowerment individuel et collectif en vue d’une transformation sociale.