L’avènement de l’homme artificiel : entre Narcisse et Prométhée

Quelle est la valeur d’une personnalité qui prétend s’être construite selon sa propre volonté ? Si tout est transformable, nos jugements, nos croyances, nos pensées, nos comportements, et même nos émotions. Comment un mouvement comme le développement personnel peut-il prétendre gérer les émotions, et souhaiter l’authenticité ? Fortifier la confiance en soi, et vouloir la reddition du moi pour se fondre dans le grand Tout ?

Les dérives du développement personnel

Dans son livre Développement (im)personnel, Julia de Funès faisait le procès du développement personnel en y analysant les dérives de toutes sortes de thérapies alternatives et de coaching, ce qui donna lieu, il y a quelques temps maintenant, à un échange virulent entre la philosophe et Gabriel Hannes, ancien président de la première fédération professionnel de coachs, l’EMCC, (European Mentor and Coach Council). Beaucoup d’imprécisions ont fait du mal au métier de coach professionnel, et beaucoup, dont moi le premier, s’étaient défendus d’appartenir au développement personnel, où l’on retrouve des faux psys, des faux coachs et des faux guides spirituels.

Néanmoins le temps passant, j’ai malheureusement remarqué que s’il y avait bien un élément qui n’épargnait pas le monde du coaching, c’était celui de l’illusion de toute puissance que certains distillent dans l’âme de leurs clients. On voit ici et là des vidéos intitulées « Hackez votre cerveau en 5 minutes », « Débarrassez-vous du regard des autres en 2 min », et mon préféré « Reprogrammez votre cerveau en 15min ». On me dira, « tu fais toi-même l’amalgame, ces exemples ne sont pas non plus du coaching professionnel ». Certes.

Le péril de la technicisation de nos croyances

Cependant cette technicisation de la vie psychique est tout de même présente dans le milieu, ne serait-ce que lorsqu’il y a un travail sur les fameuses « croyances ». Croyances ressources, croyances limitantes, croyance, croyance, croyance. Nous pourrions donc choisir la personne que nous voulons être. Ces techniques de reconsidération de croyances m’ont toujours questionné. Si notre personnalité est une maison et nos croyances les briques, les murs, le ciment qui la composent, comment un coach, tout professionnel qu’il est, peut prétendre motiver son client à modifier ses croyances ? Eux qui aiment rappeler que « la carte n’est pas le territoire » devraient se douter qu’il est téméraire de démolir un mur porteur que l’on a pris pour un mur en placo. Ce questionnement, qui est un travail personnel nécessaire pour avancer, nous invite effectivement à une forme de responsabilisation, non sans son lot de culpabilisation. Surtout lorsque l’accompagnant, qu’il soit un coach ou tout autre dénomination, n’offre en aucun cas le pouvoir d’agir, mais de simples recettes de cuisine. On peut disposer du même four et de la même chaleur, c’est de la nature de la pâte que dépendra le volume de notre pain.

Tout porte à croire que les différentes techniques qui visent l’assainissement de notre vie psychique nous poussent davantage dans un no man’s land, un désert où « tout est possible » mais sans nous apporter la matière qu’il faudrait pour remplacer ce que l’on a détruit. Plusieurs méthodes, comme en Programmation Neuro Linguistique, nous plongent en pleine perplexité en nous faisant visiter plusieurs facettes de nous-même (comme l’exercice de la matrice de l’identité) pour soi-disant apprendre à nous connaître. Pourtant, la visite de ces différentes facettes par la personne accompagnée finit par avoir l’effet inverse qu’elle se propose d’opérer. Au lieu de réunir, ce type d’exercices relativise le centre de l’être et l’impression pour le sujet de faire « UN ». En cherchant bien, d’autres outils de PNL utilisent la dépersonnalisation afin de « prendre du recul ». Bien que ces méthodes puissent avoir un certain intérêt, on ne peut que s’interroger sur le type de prise de recul sur soi que ces stratégies effectuent. Tout semble converger vers le fait que l’informe est l’idéal en soi, que le manque de substance de la personnalité est l’accomplissement ultime.

Notre consentement bafoué

A ce stade, certains lecteurs proches des philosophies orientales pourront encore se demander quels problèmes peut générer un peu moins de « moi » pour se sentir faire partie d’une mission plus grande que nous. Toute la problématique réside dans le consentement. L’élasticité de la personnalité, de ses croyances, l’ouverture d’esprit pour le dire autrement, est toujours le fruit d’une longue introspection et de leçons tirées d’expériences de vies plus ou moins difficiles. Or, à aucun moment l’accompagnant formé à utiliser ces exercices ne verbalise explicitement le chemin qu’il s’apprête à faire parcourir, bon gré mal gré, à la personne qu’il accompagne. Si bien que sous couvert d’un contrat commercial, la confiance est accordée sans regard sur les forces mises en œuvre dans les exercices déployés. C’est alors qu’une violence qui ne dit pas son nom va venir se déverser dans l’âme du « bénéficiaire » et bousculer tout ce qui jusqu’à présent constituait son fragile équilibre.

Ecoutons Sigmund FREUD,  le père de la psychanalyse : « Quand vous aurez acquis une certaine discipline sur vous-même et serez en possession de connaissances appropriées, vos interprétations resteront indépendantes de vos particularités personnelles et toucheront juste. Je ne dis pas que pour cette partie de la tâche, la personnalité de l’analyste soit indifférente. Une certaine finesse d’oreille est nécessaire pour entendre le langage du refoulé inconscient, et chacun ne la possède pas au même degré ».

Qu’est-ce à dire ? Que la « finesse d’oreille » de l’accompagnant doit être à la hauteur des puissances qu’il déploie, afin de prendre la bonne mesure, et appliquer un « protocole » ( nom que l’on donne aux différentes méthodes d’accompagnement) adapté. C’est une remarque qui comprend le minimum vital, car il ne faut pas oublier que l’outil utilisé porte en lui-même son propre effet, indifféremment de celui qui l’applique.

Toutes ces considérations ne doivent pas nous faire perdre de vue notre objectif : interpeller davantage les personnes qui sollicitent d’être guidées vers leur toute puissance sur eux même plutôt que de jeter la pierre aux professionnels qui la leur donne.

Le pouvoir et l’orgueil

Ne voyons nous pas ici ce que certains appellent « l’intériorisation du capitalisme », c’est-à-dire le culte de la performance dans ses effets les plus délétères ? Partout, nous voyons le manque, un nouveau besoin à combler. C’est un sentiment d’impuissance qui nous gouverne. Nous nous sentons manquer de tout, même rempli. Saisi par ce sentiment, nous sommes prêts à aller au-devant d’accompagnements douteux aux outils discutables dans une quête d’intensité et de sensation de contrôle sur soi, au risque de se perdre.

En quête de pouvoir comme Prométhée, nous nous perdons dans notre orgueil comme Narcisse. Au point que les timides veulent des coachs qui ont vaincu la timidité, et les pauvres veulent pour accompagnants des nouveaux riches. Tous veulent près d’eux un « même » réconfortant, mais surtout pas l’altérité qui elle seule permet la confrontation avec soi-même et avec les autres. Nous ne pensons plus, contre nous-mêmes comme nous l’enseigne la philosophie, mais nous fonctionnons comme des algorithmes autoalimentés. Nous nous nourrissons de nous-mêmes, y compris lorsque nous prétendons sortir de nous-mêmes aidés par un pseudo « autre ». Tout comme la machine apprend d’elle-même dans un « deep learning » en se combattant, nous perdons ce qui fait notre personnalité en nous égarant dans une dissolution de nous-mêmes, comme avec les outils cités plus hauts, ou bien en prétendant s’améliorer au contact d’un être dans lequel on se retrouve. Si bien que le dilemme que nous présente la voie royale de la modernité pour une personne en quête de soi, le développement personnel, nous offre de n’être rien en tout, ou tout et rien.

 

Quelle leçon tirer de ce constat ? L’endormissement de la pensée critique chez les individus, souvent réduite à comparer des « reals Instagram » entre eux, est parallèle à la stagnation dont est victime l’élan évolutif de l’individualité. « Le manque de nuance est la nouvelle misère » nous dit l’artiste Scylla dans son titre Hybrides. Si « mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde » comme disait Albert Camus, dessiner les contours des pièges de la modernité, c’est lui rendre hommage.

 

 

Un article par Christopher Bénil Toutes ses publications

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