Interview de Pierre Rabhi – Le vivre ensemble et la nécessité

Le principe même de deux parallèles est qu’elles finissent toujours par se rejoindre. Il fallait donc un jour s’attendre à la rencontre entre Pierre Rabhi et Edgar Morin, comme une évidence. L’ouvrage Frères d’Âme aux Editions de L’Aube démontre que, quel que soit le chemin emprunté, la philosophie est partout où le regard se porte. Dans une complicité évidente, ils nous font part de leur amitié, mais aussi de l’élan qui les unit vers la vie et la compassion. Tout au long de ces entretiens, ils lancent un message d’espoir à la jeunesse d’aujourd’hui.

Nécessité et interrogations

La Pause Philo : Comment s’est faite cette rencontre inédite avec Edgar Morin, votre « Frère d’Âme » et quel a été le rôle de Denis Lafay dans cette aventure ? Cette publication vous semblait-elle nécessaire en cette période si particulière qu’affronte le monde ?

Pierre RABHI : Je connais Denis Lafay depuis plusieurs années. Nous avons travaillé ensemble il y a deux ans sur l’ouvrage J’aimerais tant me tromper (Ed. de l’Aube). Il est l’instigateur de la rencontre avec mon ami Edgar Morin.

Si on juge par le contenu du livre, cette publication paraît nécessaire. Il est vrai qu’Edgar et moi sommes deux personnes d’un certain âge [1], avec une longue expérience. Dans le contexte actuel, nous sommes, nous-mêmes, en pleine interrogation. Nous n’avons pas toutes les réponses mais celles que nous avons peuvent peut-être aider à clarifier la situation.

LPP : Votre éditeur annonce que cet ouvrage nous livre une « pensée nouvelle », un « humanisme régénéré ». Quel nom donneriez-vous à cette pensée et fallait-il que « l’humanisme » se régénère, lui fallait-il une « nouvelle jeunesse » ?

PR : En observant le monde, je ne peux pas imaginer qu’il puisse continuer son évolution que je qualifierai de suicidaire. Quand on est soucieux du monde, on essaie d’amener sa propre contribution. Tout d’abord, l’humanisme n’est pas à confondre avec l’humanitaire. Dans les organisations de solidarité internationale, l’humanitaire consiste à aider les autres pour améliorer leur condition humaine, ce qui est louable et bien souvent, malheureusement, indispensable. Alors que l’humanisme tient à un sentiment profond de compassion, d’amour des autres. L’humanisme serait une façon de considérer ce que l’on peut faire pour améliorer le vivre-ensemble, les relations de compassion et toutes les vertus qui donnent une qualité supérieure à nos relations.

Le souci du monde

LPP : Vous prônez la volonté de tous – à l’image de l’histoire du Colibri[2] que vous reprenez à loisir dans toutes vos conférences – ainsi que le dialogue pour convaincre. Est-ce cela qui vous a séduit chez Edgar Morin ? Lui qui plaide en faveur d’une discussion entre tous, avec tous, dans une complexité agissante faite d’interdisciplinarité.

PR : Si l’on prend en compte nos conditions sociales, Edgar et moi nous ne nous serions sans doute jamais rencontrés. Lui l’universitaire et moi le paysan. C’est notre souci du monde qui a fait que nous nous sommes rapprochés. Rien ne pouvait nous rassembler, si ce n’est le souci du monde, de la vie. Les valeurs salvatrices doivent aujourd’hui être mises en avant.

LPP : Une discussion se veut être le lieu d’échanges et de débats. Même si Edgar Morin et vous-même montrez une fraternité complice, il existe sans doute des points de divergences. Quels sont-ils ?

PR : Je ne connais pas l’intégralité de la vie d’Edgar ni l’ensemble de ses écrits mais il me semble qu’il n’y a pas de point de divergence majeur. Néanmoins, si j’ai été moins prolifique en termes d’écrits qu’Edgar, ma conception de la vie m’a amené à vivre à la campagne pour ne pas rester dans le giron d’un système sans logique. Mon engagement concret dans les problématiques du Tiers Monde dont celle de la survie alimentaire et du développement de l’agroécologie ont fait partie des valeurs essentielles de mon parcours. J’ai créé des associations en France et ailleurs (comme  à Gorom Gorom Burkina Faso dans les années 1980).

Révolution et vivre-ensemble

LPP : En matière d’écologie, la simple volonté de quelques-uns ne semble plus suffire – ni les manifestations de citoyens, ni les partis écologistes. Les actions légales se multiplient : le chef Raoni Metuktire porte plainte contre Jair Bolsonaro pour « crime contre l’humanité », 4 ONG portent plainte contre l’Etat Français pour « inaction climatique » dans ce qu’on appelle « l’affaire du siècle ». Ces actions sont-elles nécessaires pour faire bouger les choses ?

 PR : Indéniablement oui ! Le niveau de consciences des citoyens peut être élevé grâce à toutes ces actions légales et très largement médiatisées, elles peuvent contaminer le plus d’individus possible et mener une véritable révolution, non violente, bien évidemment.

LPP : Vous qui êtes pour une société et une révolte non-violentes, que ressentez-vous en voyant les images récentes de la montée des violences – aux USA, dans certains pays d’Europe, au Moyen Orient – ? Avez-vous parfois le sentiment d’être un Don Quichotte qui se bat en vain ? Qu’est-il permis d’espérer pour paraphraser E. Kant ?

PR : Les violences sont constatées par tous et partout. Elles sont les marqueurs d’une société non évoluée et non intelligente, qui confond bien souvent intelligence et aptitude. Je pense que la peur est omniprésente et perturbe les relations humaines. L’Humanité devrait comprendre qu’elle est une et indivisible dans sa diversité. C’est autour de cette évidence qu’il faut construire le vivre-ensemble.

Si nous souhaitons faire évoluer les choses positivement, il faut faire un travail sur soi-même. Car l’écologie pourrait elle-même devenir un objet de violence ! Il me semble qu’il ne faut pas se résigner. C’est pour cette raison que je continue mon engagement à la hauteur de mes moyens contre la logique actuelle au travers des ONG que j’ai créées et je continue à écrire aussi.

L’Eveil des consciences

LPP : La personnalité de Greta Thunberg est controversée, elle est pourtant l’image même d’une certaine jeunesse qui ose prendre la parole. Pensez-vous que la « méthode » dont elle use pour faire passer ses idées soit la bonne ? Disons-le, une méthode plus « frontale » que la vôtre.

PR : Je ne connais pas la façon de vivre de Greta Thunberg, mais chacun doit se souvenir qu’il peut être pris dans ses propres contradictions. Néanmoins, son mérite est d’avoir alerté et pris l’initiative pour essayer de faire comprendre les choses de manière touchante.

LPP : En ces temps d’incertitudes et de difficultés pour l’esprit, avez-vous une lecture à conseiller pour une « Pause Philo » ?

PR : La lecture de l’œuvre de Krishnamurti[3] m’a littéralement sauvé du désespoir à une époque de ma vie où j’ai été très déprimé. À la lecture de L’éveil de l’intelligence[4], j’ai eu un sentiment d’exaltation et de clairvoyance.

J’ai retenu de ces lectures, que le changement intérieur ne doit pas être violent et arbitraire mais réfléchi et introspectif.  Krishnamurti est remarquable dans le processus de la connaissance de soi, sans être moraliste, sans doctrine. Au travers de sa propre expérience, il a compris que la solution est nous-mêmes, comme Socrate l’a écrit. Se comprendre, se connaître soi-même reste essentiel.

 

Une interview réalisée par Sophie Sendra Toutes ses publications

 

[1] Les auteurs Pierre Rabhi et Edgar Morin sont nés respectivement en 1938 et 1921.

[2] Légende Amérindienne dont s’inspira Pierre Rabhi pour donner son nom au Mouvement Colibris. L’histoire raconte que lors d’un incendie qui ravageait la forêt, les animaux se faisaient observateurs de  la catastrophe. Seul un colibri s’activait pour récupérer de l’eau avec son bec pour le jeter sur le feu. Un tatou, voyant la scène lui dit : « Tu es fou ! Ça n’est pas avec ces quelques gouttes que tu vas éteindre le feu ! ». Le colibri lui répondit alors : « Je le sais, mais je fais ma part ».

[3] Jiddu Krihnamurti (1895-1986) est un penseur indien qui voulut rompre avec l’influence des traditions et des cultures qu’ils jugeaient trop influentes sur les décisions, les pensées et les actes des individus, il enseignait l’acte d’autonomie, l’éveil. Il militait pour une forme d’éducation alternative.

[4] L’Eveil de l’intelligence, 1973.

3 commentaires pour “Interview de Pierre Rabhi – Le vivre ensemble et la nécessité

  1. Effectivement ; ces propos soulignent des éléments essentiels qui m’interpellent beaucoup !
    La compassion et l’écologie notamment …
    Le sujet est vaste biensur ; il y a tant à dire !
    Mais comment ne pas réagir à cette lecture ?

  2. J’ ai eu l’honneur de participer au voyage de Pierre RAHBI et Maurice FREUND à Maaden en Mauritanie pour la création d’un village pilote en agro-écologie et j’en garde un souvenir impérissable. Ces deux personnages mettent au quotidien leurs paroles et leurs écrits en adéquation avec leurs actes où les humains, surtout les plus défavorisés, sont toujours au centre de leurs préoccupations. Et c’est en cela qu’ils sont des exemples moteurs pour l’humanité en nous révélant que l’essentiel est au fond de chacun de nous et que nous pouvons apporter notre de notre contribution pour un monde meilleur et respectueux de notre mère “la Terre”.

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