Transhumanisme : quand la tech’ prend le contrôle du corps

Le transhumanisme, ou l’idée d’un dépassement technologique de l’humain…

“The real problem of humanity is the following: we have paleolithic emotions, medieval institutions, and god-like technology” (“Le vrai problème de l’humanité est le suivant : nous avons des émotions du paléolithique, des institutions du Moyen-Âge et des technologies semblables à Dieu.”), Edward Osborne Wilson, biologiste.

Pourquoi avons-nous accepté socialement des technologies dans le sport, comme le vélo, la combinaison de plongée ou l’aile volante ? Ou en médecine comme les valves aortiques, les prothèses squelettiques et esthétiques, ou les implants auditifs, alors que d’autres technologies comme la modification de l’ADN humain, le téléchargement de la conscience dans des ordinateurs, ou le renforcement des muscles par des nanotechnologies, font débat ? Quelle différence y a-t-il entre ces dernières et les premières ? Nous sommes déjà entourés de technologie, pourquoi certaines font débat alors que d’autres sont déjà intégrées ? Dans le sport, nous nous dépassons, pourquoi n’en serait-il pas ainsi avec nos muscles ou nos cerveaux ou notre ADN ? Se dépasser au niveau de nos consciences, modifier l’ADN ou enrichir nos muscles, sont des technologies transhumanistes qui posent question.

Parmi les coureurs d’une course de fond, le coureur équipé d’une valve artificielle ou d’une prothèse de hanche, est-il « équivalent » au coureur dont la capacité pulmonaire aurait été accrue par des nanoparticules ? Ce cas ressemble à du dopage.  Est-il possible d’accepter certaines modifications du corps humain au nom de la médecine et d’en refuser d’autres au nom du transhumanisme ?

L’alternative entre « augmenter le corps humain » ou « réparer le corps humain »

Le transhumanisme introduit une différence avec les modifications du corps humain traditionnellement permises par la médecine. Cette différence est marquée par l’opposition entre :

–     la réparation du corps humain (médecine) ;

–     l’augmentation du corps humain (transhumanisme).

Dans le cas des deux coureurs, le premier est seulement « réparé » (prothèse de hanche ou valve cardiaque) et le second est « augmenté » (nanoparticules pulmonaires).

Pour rendre brièvement compte de la situation :

–     ce qui relève de la réparation du corps humain est, par défaut, accepté socialement ;

–     ce qui relève de l’augmentation du corps humain est, par défaut, sujet de débat ;

Ainsi :

–     les sportifs « réparés » peuvent concourir dans une course à pied ;

–     les sportifs « augmentés » ne le peuvent pas.

La notion de réparation est centrale en médecine, elle donne lieu à ce qu’on appelle la thérapeutique. Cette dernière consiste à engager des actions de modifications (réparation) sur le corps humain, afin que celui-ci retrouve ses capacités d’avant (avant quoi ? un traumatisme, un accident, une maladie…). Il s’agit de réparer les capacités physiques, psychiques et cognitives de l’être humain qui ont été détériorées par un événement malheureux.

Une thérapeutique ne saurait se concevoir sans une ligne directrice qui fixe les modifications autorisées et leurs modalités. Un cœur d’adulte qui ne battrait qu’au rythme de 40 coups par minute au repos, alors que la normale se situe entre 60 et 100 battements par minute, serait considéré comme « anormal », et susciterait une action réparatrice (médication, pace maker…). La ligne directrice de 60 à 100 battements par minute, observée généralement sur les cœurs humains au repos, désigne la normalité. Cette normalité détermine le fonctionnement biologique du corps humain. L’exemple est pris pour le battement du cœur humain au repos, mais la logique s’applique à tous les autres cas de figure.

Cette « normalité » constitue la médecine classique ou la « médecine de cent ans », expression forgée par le philosophe Alain Renaut dans son ouvrage La fin de l’autorité, où il étudie Claude Bernard.

« La médecine de cent ans », issue d’une conception de la médecine inaugurée par Claude Bernard (1865), fait encore référence aujourd’hui. Elle comporte trois parties distinctes mais complémentaires, toutes définies autour de la notion de normalité.

  1.   « La physiologie [définie] comme “connaissance des causes des phénomènes de la vie à l’état normal”, nécessaire pour apprendre au médecin “à maintenir les conditions normales de la vie” ».
  2.   « La pathologie [définie] comme “connaissance des maladies et des causes qui les déterminent” ».
  3.   « La thérapeutique […], ensemble des savoirs requis afin de “combattre les effets des maladies par des agents médicamenteux” ».

Cette conception rend compte de la notion de réparation et de l’idée que nous nous faisons du but de la médecine traditionnelle. Le fait que ce but soit fixé scientifiquement par l’étude du corps humain rend ce critère plutôt objectif, donc plutôt indiscutable.

Si, maintenant, les transhumanistes décident d’augmenter le battement du cœur à 120 ou 140 battements par minute au repos, au motif que cette augmentation du rythme cardiaque (dont les effets secondaires seraient par ailleurs compensés) accroît l’oxygénation du cerveau et donc les capacités cognitives, serions-nous enclins à appeler cela de la « réparation » ? Non. Ce serait de l’augmentation.

Cet exemple trivial est similaire au cas du dopage, évoqué plus haut. Il en va de même des étudiants qui prennent des neurostimulants avant une période de forte activité intellectuelle. Quelle « égalité » y a-t-il entre les étudiants qui en prennent et ceux qui n’en prennent pas ? Ces quelques exemples montrent que la frontière entre transhumanisme et médecine (traditionnelle) est très mince, et que la pensée transhumaniste ne se laisse pas cerner facilement.

« Quoi de neuf Docteur ? »

Les interactions entre les humains et les « posthumains » (transhumanisme) sont problématiques et modifient profondément notre société. Mais quelle est la formulation exacte du problème éthique qui fonde cette inquiétude ? Pour cela, il faut s’aider de la philosophie, et plus particulièrement de la philosophie politique.

Autant la réparation par la médecine répond à un souci d’égalité, autant l’augmentation par le transhumanisme n’y répond pas. J’avance que le transhumanisme détruit ce qu’il y a d’« égalisé » ou « en cours d’égalisation » entre les êtres humains grâce à la médecine.

On peut comprendre que certains humains soient réparés, parce qu’ils n’ont pas eu la chance de naître « comme tous les autres » ou parce qu’ils ont eu de malheureux accidents ou sont tombés malades. Il s’agit pour eux de recouvrer des capacités normales, vis-à-vis de leurs semblables, « sains » ou « normaux » (bien que ce soit toujours délicat de parler ainsi). Pour parler comme les philosophes, je préfère dire qu’il faut « égaliser leurs vies » (au sens de « Liberté, Egalité, Fraternité »).

Le cas du transhumanisme est différent. Il est contradictoire d’affirmer que l’augmentation du corps humain « égalise » les vies humaines. Le transhumanisme va « au-delà » de la médecine et crée de nouvelles inégalités en s’aventurant au-delà de la normalité fixée par la médecine de cent ans. Ce n’est pas un hasard si les transhumanistes ne parlent plus d’« humains » mais de « posthumains ». Le mot « patient » a aussi complètement disparu du vocabulaire transhumaniste. Il est remplacé par « consommateur » ou « utilisateur » de technologies.

Selon moi, la promesse transhumaniste transgresse la règle d’égalité.

« I got the power ! »

Avec le transhumanisme, l’ancienne médecine réparatrice est dépassée, la normalité biologique du corps humain semble être « le nouvel handicap » (à dépasser), et le souci d’égaliser les vies humaines semble être désuet (on ne peut pas se dépasser dans l’égalité), il faut se demander vers quoi le transhumanisme veut nous emmener. Quelle est sa ligne directrice ?

La normalité biologique, pour la médecine, se définit par l’étude scientifique du fonctionnement du corps humain, et cette normalité détermine l’action du médecin. Dans le cas du transhumanisme, cette normalité biologique est dépassée au profit d’un fonctionnement déterminé par d’autres normes et permis par un perfectionnement technologique du corps humain.

En passant de la médecine au transhumanisme, un renversement s’opère entre le biologique et le technologique. Avec la médecine, le technologique était au service du biologique, pour réparer le corps ; avec le transhumanisme, le biologique est au service du technologique, pour l’augmenter. Il s’agit d’un renversement philosophique des moyens et des fins.

La ligne directrice du transhumanisme est aussi vieille que l’humanité. Il s’agit de la recherche de la perfection. Ils entendent perfectionner le corps humain et ses capacités de réalisation par la machine. Le fait que la pensée transhumaniste soit si puissante aujourd’hui tient naturellement aux extraordinaires progrès que la technologie accomplit chaque jour.

Cette recherche de la perfection se fixe de nombreux buts :

–     « Dépasser intellectuellement la plupart des génies actuels,

–     Résister aux maladies et au vieillissement,

–     Posséder la jeunesse éternelle et une vigueur infinie,

–     Avoir le contrôle sur ses propres désirs, humeurs, et états mentaux,

–     Être capable d’éviter la sensation de fatigue, le sentiment de haine, ou de se sentir irrité par des choses insignifiantes,

–     Être capable d’un plaisir, d’un amour, d’une sensibilité artistique, et d’une sérénité accrus,

–     Faire l’expérience d’états de conscience nouveaux auxquels les cerveaux humains actuels ne peuvent pas accéder. »

Ces buts, tirés de la réponse à la question « Qu’est-ce qu’un posthumain ? » sur la FAQ (frequently asked questions) du site « Humanity+ », font référence pour les transhumanistes. Ce site héberge « La Déclaration Transhumaniste », un document officiel contenant huit articles dont nous ne citons que les deux premiers, traduits en français par Yann Minh.

  1.   « L’humanité sera profondément affectée par la science et la technologie dans l’avenir. Nous envisageons la possibilité d’élargir le potentiel humain en surmontant le vieillissement, les lacunes cognitives, la souffrance involontaire, et notre isolement sur la planète Terre ».
  2.   « Nous pensons que le potentiel de l’humanité n’est toujours pas réalisé dans l’essentiel. Il existe des scénarios crédibles qui permettraient d’améliorer la condition humaine de façon merveilleuse et extrêmement intéressante. »

Et enfin, à la question « Qu’est-ce que le transhumanisme ? », la réponse suivante est donnée sur la FAQ (je traduis) : « Le transhumanisme est une manière de penser l’avenir basée sur le postulat que l’espèce humaine, dans sa forme actuelle, ne représente pas la fin de notre développement mais une phase relativement précoce. »

Que dire du programme transhumaniste ?

“The pace of change will be so astonishingly quick that we won’t be able to keep up, unless we enhance our own intelligence by merging with the intelligent machines we are creating” (“Le rythme du changement aura une vitesse si stupéfiante que nous ne serons pas en mesure de le suivre, à moins d’augmenter notre intelligence en la fusionnant avec celle des machines que nous créons.”), Raymond Kurzweil, ingénieur et futurologue

A la lecture de ces quelques lignes, un programme intéressant, somme toute assez ordinaire, et ambigu, se dégage. Jusqu’où nous emmènera le transhumanisme ? L’ancienne normalité héritée du monde biologique s’est effacée dans le transhumanisme, et avec cet effacement le seul cran d’arrêt qui retenait la médecine est tombé. Ne semble plus rester que la démesure de l’entreprise transhumaniste.

Je suis sévère dans ma critique et je dois la nuancer pour au moins deux bonnes raisons. Tout d’abord, il serait vain de croire que le transhumanisme puisse être arrêté ou même régulé dans toutes les composantes qu’il implique. Le sujet est vaste. Il contribue indéniablement à la perpétuation du « progrès technologique » qui a commencé dès les débuts de l’humanité. Bien que ce progrès ne soit pas toujours facilement accepté socialement, il faut reconnaître que la technologie a toujours fait partie de la vie humaine et a toujours co-évolué avec l’être humain. Vouloir s’en débarrasser ou soudainement décréter qu’elle va trop loin paraît absurde au regard de l’immensité de l’entreprise. Ceci n’est pas synonyme d’un renoncement à toute tentative de régulation, ou un « à-quoi-bon ? », mais au contraire il s’agit d’une manière de mesurer l’ampleur du sujet et du processus de co-évolution qui nous a produits.

Ensuite, prendre position contre le transhumanisme, c’est courir le risque d’adopter une position idéologique. Une telle prise de position peut être séduisante ou convenable, cependant je considère que, puisqu’elle est une affaire de principe, chacun et chacune d’entre nous qui est susceptible de la partager cherchera toujours, avant tout, à convaincre et à avoir raison. Cette position s’autogénère, se renforce automatiquement, dès qu’elle entre dans le débat. Au final, elle ne règle pas le problème qu’elle entend résoudre. Elle ne cherche pas de solutions. Elle est contre-productive. Pour produire des solutions socialement acceptables, il faut certes entrer dans le débat, mais dans un certain état d’esprit. Il faut y pénétrer comme dans un processus de négociation constructif, ce qui est une toute autre affaire que la « guerre de positions ».

 

Pour aller plus loin :

A. Renaut, La fin de l’autorité, Paris, 2004, Flammarion, Champs Essais, Chapitre V. « Guérir ».

 

Un article par Pierre Amadieu Voir toutes ses publications

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