« Être attentifs à ce que l’on transmet, donner la capacité de faire et d’être. » – Interview de Jean-Marc Neveu

Comment les chemins de l’industrie, de l’art et des territoires peuvent se croiser ? Quel est le rôle du chef d’entreprise pour fédérer un écosystème et impulser une communauté créatrice ? Et si se mettre en posture d’apprenant en tant que dirigeant constituait une voie privilégiée pour repenser les méthodes de management ?

Pour répondre à ces questionnements à mi-chemin entre la pensée et l’action, La Pause Philo a rencontré Jean-Marc Neveu, dirigeant de CDA Développement et Ardatec.

Se donner les moyens d’apprendre et de créer

La Pause Philo : Que conservez-vous de vos formations ? Comment transmettez-vous aujourd’hui ?

Jean-Marc Neveu : Actuellement je participe, en tant que dirigeant, à la vie des sociétés CDA Développement et Ardatec, nous sommes une quinzaine, et œuvrons dans la conception et la fabrication d’outillages par injection plastique de pièces pour les filières industrielles. Le bureau d’études « outillage » est associé à un atelier de fabrication en interne. Les équipements en presses à injecter ont une capacité de 50 à 400 tonnes, elles sont dédiées à la petite et moyenne série.

Avant cela j’ai un parcours de plus de 20 ans dans des secteurs industriels de hautes technologies : aéronautique, médical, matériaux hautes performances, sur des postes de direction générale, commerciale et technique. Ce que je retiens tout particulièrement parmi les formations que j’ai suivi, c’est l’esprit de l’école des Arts et Métiers, où la tradition de la transmission est forte. La construction d’engins, le progrès technologique nous animait, les portes étaient toujours ouvertes pour gagner progressivement une légitimité à faire, car dans les Arts & Métiers, on  apprend à être en faisant. J’ai gardé cet attachement à recevoir les personnes telles qu’elles sont, à développer leurs envies,  leurs capacités à communiquer d’être avec les autres.  L’égalité et la considération étaient également parties prenantes de cette formation, et c’est ainsi que j’aime transmettre : « venez comme vous êtes, on fera quelque chose ensemble »

Je partage cette approche avec celles et ceux qui s’impliquent dans l’accompagnement de jeunes à la découverte de l’injection plastique, afin qu’ils intègrent un savoir-faire, qu’ils développent une intelligence de la fabrication à partir de la matérialité, qu’ils gagnent en confiance progressivement et qu’ils soient de plus en plus autonomes sur des fonctions précises. Comprendre et faire siennes les difficultés de la mise en œuvre de la matière, de la transformation, pour en faire autre chose, la réutiliser, veiller aux précautions d’usages, atteindre l’intime du cœur de la matière. C’est là la joie de la transmission ; mettre l’autre en capacité d’autonomie, et en cela le dirigeant lui aussi apprend auprès de celles et ceux qui composent l’entreprise.

Lorsque j’ai repris deux entreprises il y a 5 ans, je n’avais pas l’idée précise de ce que nous allions réaliser, j’avais envie de faire quelque chose de neuf, loin de la vision paternaliste du sachant. L’entreprise était mieux connue par ses membres, en tant que repreneur j’étais moi-même en phase d’apprentissage. En entretenant des liens forts basés sur la confiance et cette capacité à faire, dans une forme d’humilité constante. Dans les nombreuses expériences qu’il m’a été donné d’avoir, j’ai travaillé la transformation de différentes matières : métallurgie, acier, inox. Mon premier métier s’articulait autour de prothèses orthopédiques où la matière rencontre le corps humain. Toutes ces expériences étaient reliées par l’industrie de transformation de la matière, que je rapproche de l’humanité en relation. N’étant pas  pour autant bricoleur, je vis et partage une fascination, un émerveillement, un peu comme l’étonnement philosophique de la capacité à transformer et à entrer en interaction avec ce qui nous entoure, et je m’attache à le faire par la réunion d’individus différents. Ce que j’aime en plus de cette relation à la matière, c’est créer une communauté créatrice, qui se donnent les moyens de faire. Par l’intelligence manuelle, compréhensive, d’expériences croisées.

Le Centre des Jeunes Dirigeants m’a également inspiré,  issu d’une histoire forte, où les « maitres des forges » répondent à l’aspiration sociale du monde ouvrier, suite à des périodes d’affrontements. Où le partage provient d’une volonté de s’entendre, où l’économie est au service de l’Humain. La culture du dialogue y est importante. C’est un mouvement apolitique laïc, a l’origine de l’apprentissage en alternance. Au-delà de l’activité économique, la réussite sociale environnementale et sociétale sur un territoire s’inscrit dans ce mouvement.

Les meilleures machines peuvent parfois conduire à des résultats très moyens, alors que les profils atypiques, auxquels on donne les moyens de créer avec parfois d’ailleurs peu de moyens, conduisent de beaux projets, générant fierté et renforçant le collectif. Au cours de cette transmission, nous sommes passés d’une posture de sous-traitant à celle d’une communauté créative. Faire communauté est le projet d’entreprise que nous soutenons.  Une des transformations importantes a été d’intégrer que nous ne vendions pas du temps machine, mais de la conception de pièce et même de la fabrication de projet. Nous allons à présent de l’idée à l’objet, même si nous produisons de nombreuses pièces,  ce que l’on vend c’est la réflexion de la fabrication de ces pièces.

Créer un collectif autour d’un métier, d’un territoire

LPP : Avez-vous d’autres exemples pour donner à voir de cette créativité avec d’autres écosystèmes ? Quel est selon vous le rôle du dirigeant pour favoriser l’action collective ?

J.-M. N. : Comme un détour inattendu, j’ai fait venir un historien de l’art pour qu’il réalise une visite sous un autre regard de l’entreprise par ces membres. Reconsidérer l’histoire des objets quotidiens, les mobiliers autrement. Au départ les équipes étaient dubitatives. Mais je crois qu’il n’y a pas d’humanité sans objet car ce sont les objets qui servent à l’humanité. Je souhaitais inscrire les entreprises dans une histoire plus longue que dans celle où elle se considérait. Un artiste photographe a également été reçu en résidence, il a pris des photos des membres en train de réaliser l’activité, lui aussi a apporté un regard neuf. De belles images ont été produites, pour la plus grande fierté des membres. C’était  un moyen expérimental de faire du collectif. Nous avons co-construit l’album photo et remporté par ce projet, le prix de l’innovation sociale. Cela a très bien fonctionné. Le photographe est même devenu partie prenante de l’entreprise. Il capte des pièces qui parlent de nos métiers, des gestes et techniques qui nous sont propres. A l’activité économique, on rajoute une dimension qui dépasse le cadre, qui dépasse les individus. L’entreprise s’inscrit alors dans une logique historique, assimilée à une œuvre d’art, gagnant un statut de pérennité.

Schéma de Jean-Marc Neveu, à l’occasion de nos dialogues

Cela est bien plus facile à atteindre collectivement, car nous sommes ainsi dans un perfectionnement de nos activités, et la beauté de ce que l’on fait, génère de la joie, celle-ci peut être partagée. Et comme pour la transmission, cela atteint les limites de chacun, aide à répondre à la question : pourquoi suis-je là ? Que fait-on ensemble ? Bien sûr, les individus ne s’entendent pas toujours, mais ce qui les rapproche est plus fort. Ils sont reliés par des liens forts, sans pour autant confondre cette intensité avec leurs vies en dehors des entreprises.

Les écosystèmes qui interagissent avec les membres en interne sont très diversifiés, clients, fournisseurs, écoles, médias, on pourrait dire que les portes sont constamment ouvertes, les salariés sont habitués aux visites et passent volontiers du temps à présenter l’entreprise. Les échanges avec l’Espace Mendès France, Créativité et Territoire, a été l’occasion de moments  forts pour montrer et démontrer de ce que l’on fait.  C’est ainsi, engagé dans des réseaux de formations comme « entreprendre pour apprendre », dans des projets avec des collèges, des IUT, des lycées professionnels que nous organisons des rencontres régulières dans l’entreprise. L’accueil de l’extérieur est rentré dans l’Adn comme une sorte de marché ouvert dévoilant l’art de la fabrication, en se mettant à portée et en favorisant l’interaction. Les managers ont été aidés par des accompagnants, pour permettre un dialogue avec des pairs, plus neutres que dans un rapport à la hiérarchie, pour parler des difficultés rencontrées dans les transformations successives. Une bonne définition des rôles et responsabilités, des compétences a été produite donnant à voir de ce que chacun fait, valorisant les savoir-faire. Mais les outils et règlementations ne sont que la part pauvre de l’action, c’est la façon dont nous animons ce quotidien qui crée les liens et éclaire l’action collective.

Le dirigeant, en plus d’autres fonctions traitent les aspects commerciaux et règlementaires, qui peuvent ne pas atteindre une partie des membres, c’est là sa responsabilité. Il a une responsabilité par rapport au collectif et doit être en ce sens éclairant sur les questions de santé, de sécurité au travail, notamment. Une charge qu’il se doit de ne pas diminuer en suivant les seules recommandations et obligations, mais qu’il doit incarner.  Liberté et responsabilité ne vont pas l’un sans l’autre. Il m’est arrivé par exemple de me blesser, et ce n’était pas à considérer comme un accident du travail, car le dirigeant est en quelque sorte dans un déni de son individualité devant les responsabilités, auprès du collectif, qui lui incombent.

L’entreprise face à la crise : la créativité et le dialogue

LPP : Comment se traduit l’ouverture de vos entreprises, plus particulièrement dans une période de crise ?

J.-M. N. : Pour remettre du collectif dans l’individuel, il s’agit comme je le disais, de faire des choses ensemble. Un métier  est une pratique professionnelle, mais aussi une conscience de responsabilités collectives et de libertés croisées, une responsabilité de soi-même et du groupe comme un nœud de créativités.

Pendant la pandémie, nous avons mis en place des mesures, « reconfiné » l’entreprise, fabriqué des visières et d’autres moyens pour protéger les personnes. Nous avons sécurisé les ouvertures tout en laissant les portes ouvertes pour l’aération avec un système de barrières, redéfini les déplacements, les espaces et les échanges, en concertation et en bonne intelligence. Il n’y a pas de visite organisée pendant cette période mais nous restons ouverts. Les industries ont été quelque peu oubliées, la plupart des conseils s’adressaient à des situations de bureaux avec peu de partage sur les conséquences en usine. Nous avons donc improvisé et composé avec ce que nous savons faire.

L’ouverture de l’entreprise, en dehors de cette période, c’est aussi, une liberté de réunion, nous en avons ritualisé une que nous appelons : pourquoi pas, irritant ?  Nous arrêtons la production, et dialoguons autour de propositions de changements, comment : faire autrement. Ces moments sont précieux. Créer du collectif c’est passer du temps, trouver de la joie dans ce que l’on fait.

Faire intervenir le domaine culturel et artistique, c’est finalement rapprocher des mondes hermétiques. Nous avons organisé il y a quelques temps un festival de musique classique avec le théâtre de Châtellerault. Nous avons accueillis plus de 70 personnes pour un concert à l’intérieur de l’usine, considérant que l’art n’est pas réservé et que ce type de rencontres facilite l’ouverture vers un meilleur vivre-ensemble. Se repenser en tant que collectif, c’est penser aussi les articulations, des temps en commun à organiser.

Nous avons également lancé un partenariat  sur des projets d’insertion sociale, avec Audacie  récemment, qui rencontrait des difficultés dans le tri de linges. Nous avons monté un projet afin de recycler le linge avec comme contrainte une revalorisation des pertes, c’est une fois de plus faire quelque chose de neuf avec du vieux, et ce sont les salariés qui ont inventé la recette de cuisine. Plutôt que d’incinérer les matières, en grande partie composées de pétrole, nous contribuons à en faire une ressource, des objets, tout en soutenant des partenaires locaux autour d’un projet d’éco-conception et d’économie circulaire. Refusant la logique « On prend, on jette » pour celle d’une transformation et re-transformation réfléchie.

Aujourd’hui nous sommes avec les partenaires proches, une trentaine de personnes face à des clients géants  comme Airbus. A priori, nous n’avons pas les moyens de traiter avec eux, mais par la qualité de nos productions, nous arrivons à nous adapter à de telles exigences. Il faut prêter une attention au niveau de fatigue que nous compensons par l’agilité et la créativité. Naturellement, les idées mâturent avant que ne soient présentés les enjeux aux membres. Par exemple, dans un projet de fabrication d’articles de luxe, il a fallu un an de travail de réflexions et de médiations pour s’approprier le sujet et le mettre en œuvre. Jusqu’à ce qu’il rentre dans l’histoire des entreprises. Les enjeux doivent être maitrisés par un effort de médiation, c’est ce que nous avons compris lors de l’exposition au FRAC.  Pour pouvoir échanger vraiment, au niveau de chacun, il nous faut savoir retranscrire, retraduire ce que nous faisons avec une mise en perspective.

Pour donner un dernier exemple, des jeux collectifs ont été organisés, sous forme de scénarii, avec des lego qui représentaient les machines, les rôles, l’augmentation de production.  Jouer ensemble entre les différents secteurs autour de l’impact matériel, les flux, a été une expérience enrichissante. On s’est également bien marré, l’usine était à l’arrêt, créant des séquences de pauses et d’interaction entre les services. Cette animation a permis de travailler sur la vision globale, l’analyse des risques et l’attention à ces derniers. Ce type de  dispositif  créatif permet de pallier à des crises en les jouant.

 

Une interview réalisée par Anne-Adeline Fourtet Toutes ses publications

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