À l’heure des élections présidentielles américaines, tous les regards sont tournés vers le nouveau continent. Le colosse semble vaciller sur ses deux pieds : la Démocratie et la Liberté. Afin de mieux comprendre ce moment que certains qualifient de « post-démocratie », Mathieu Gallard, Directeur d’Études chez Ipsos, nous invite à une réflexion sociologique holistique au cœur même de l’électorat américain.
Dans son ouvrage Les États-Unis au bord de la guerre civile ? Pourquoi les Américains se détestent (Ed. De l’Aube, 2024), nous découvrons pourquoi la philosophie politique est aussi importante dans le contexte mondial actuel fait de conflits et d’oppositions radicales. Alexis de Tocqueville (1805-1859) semble être une lecture nécessaire pour Mathieu Gallard, mais il reste à la charge de quiconque de se poser la question de savoir si « le grand privilège des Américains est d’avoir la faculté de faire des fautes réparables » (De la démocratie en Amérique, 1835-1840. « Du pouvoir qu’exerce en général la démocratie américaine sur elle-même », chap. V) avant que la sécession ne s’opère.
Sophie Sendra : Le titre de votre ouvrage pose la question d’une éventuelle future « guerre civile » aux États-Unis après les élections du 05 novembre 2024 et ce, quel que soit le résultat. Cette guerre serait donc un risque de voir cette « unification » disparaitre au profit d’une sécession. En tant que sociologue, voyez-vous ici une tendance mondiale à ce phénomène ?
Mathieu Gallard : Les États-Unis illustrent une tendance à la polarisation et à la radicalisation des citoyens qu’on retrouve effectivement dans la plupart des démocraties. Aux États-Unis, cette polarisation se fait autour de deux partis qui s’éloignent idéologiquement de plus en plus, ce qui contribue à la montée des tensions au sein de la population : on considère désormais que les électeurs du camp opposé ne sont plus seulement des adversaires, mais des ennemis.
En France, on note plutôt une « tripartition » de notre espace politique, et le processus d’éloignement et de radicalisation entre les citoyens n’est d’ailleurs pas aussi avancé. Mais clairement, il y a de moins en moins de valeurs communes qui font consensus dans nos sociétés, et le débat politique tourne autour d’enjeux de plus en plus polarisants, car liés à l’identité des individus : avortement, immigration, droit des minorités religieuses et sexuelles… C’est plus compliqué de trouver des sujets qui font de l’unité dans un tel contexte.
Mais il ne faut pas non plus exagérer cette tendance. En France, on constate qu’au-delà des affrontements idéologiques sur ces enjeux, il y a des éléments qui restent relativement consensuels : rapport à la famille, au travail, etc. Et beaucoup de citoyens, même s’ils ne sont pas d’accord entre eux, sont prêts à faire des compromis sur certains sujets pour éviter des affrontements trop forts au sein de la société.
Sophie Sendra : Quand V. Poutine œuvre pour reconstituer son Empire et rallier des pays qui ont conquis par le passé leur indépendance, certains hommes politiques américains réfléchissent à se séparer de l’État fédéral. Ce « projet » affaiblirait considérablement les USA face à la Russie et ses Alliés. Un nouvel ordre mondial se profilerait-il si une guerre civile avait lieu aux USA ?
Mathieu Gallard : Il est absolument certain qu’un éventuel scénario de guerre civile interne aux États-Unis affaiblirait naturellement le pays et aurait donc un impact très profond sur les relations internationales au sein desquelles il occupe encore aujourd’hui la place centrale.
Mais ce qu’il faut comprendre, c’est qu’un tel scénario de guerre civile au sens littéral du terme n’est pas très probable, en tout cas à court-terme. On est plutôt à ce stade dans une situation de « guerre civique » où les citoyens comme leurs élus s’affrontent très fortement et ne sont d’accord sur pas grand-chose. De là à ce qu’on aboutisse à une véritable guerre civile… ? Malgré les évènements 6 janvier 2021, nous ne sommes plus dans la même situation : c’est Joe Biden et non pas Donald Trump qui est à la Maison Blanche et maîtrise donc le pouvoir, et les condamnations à des peines de prison très lourdes de certains des participants à l’invasion du Capitole ont pu montrer à ceux qui pouvaient être tentés par une réédition de l’évènement que ce n’était pas un jeu. Cela dit, si la dynamique de polarisation s’amplifie dans les années à venir, aucun scénario n’est vraiment à écarter.
Sophie Sendra : Vous expliquez qu’il existe une histoire complexe à l’émergence des deux mouvements politiques principaux aux USA, les Républicains et les Démocrates. Jusqu’à l’élection de D. Trump en 2016, les électeurs américains votaient en choisissant un candidat sur le programme proposé (en dehors du parti auquel il appartenait). Aujourd’hui, le clivage semble plus perceptible : un conservatisme-droite chrétienne ou une social-démocratie. Est-ce cette division idéologique qui sépare « ces deux Amériques » ?
Mathieu Gallard : On a effectivement deux partis qui étaient très modérés et totalement hétérogènes idéologiquement au sortir de la Seconde Guerre mondiale. À partir des années 1960, ils sont devenus plus cohérents, avec un parti démocrate clairement ancré au centre-gauche et un Parti républicain clairement ancré au centre-droit. Depuis, ils se sont lentement, mais sûrement radicalisés, un mouvement qui est d’ailleurs plus marqué pour le Parti républicain. On a donc deux partis qui représentent chacun une option idéologique très claire et très éloignée : un Parti républicain très conservateur, très libéral économiquement et qui peut être tenté par un certain autoritarisme depuis l’irruption de Donald Trump ; un Parti démocrate qui défend les droits des minorités et des femmes tout en favorisant l’interventionnisme de l’État dans l’économie et qui défend un modèle de démocratie libérale aux États-Unis comme dans le monde.
De plus, on constate que les divisions sur les enjeux « culturels » comme le droit à l’avortement, les droits des personnes LGBT, le rapport à l’immigration ou l’aide sociale aux minorités sont beaucoup plus présents aujourd’hui dans le débat public. Cela crée un climat très tendu, car de nombreux Américains pensent que si le parti adverse arrive au pouvoir, leurs droits et leur identité vont être remis en question. C’était moins le cas quand les enjeux économiques et sociaux dominaient le débat politique.
Sophie Sendra : En France, notre constitution a été modifiée plusieurs fois, le mode de scrutin des élections également au cours de l’Histoire. Selon vous, serait-ce une nécessité de revoir la Constitution Américaine (qui n’a pas été revisitée, ni même amendée depuis les Pères Fondateurs) et ce, afin de réduire la « détestation » dont vous parlez et qui semble s’opérer au sein de la population ?
Mathieu Gallard : C’est une option qui est souvent avancée par des experts issus des think tanks et par des universitaires : un des moyens de réduire les divisions serait de mettre en place des procédures qui favoriseraient la participation électorale (par exemple voter le week-end ou un jour férié plutôt qu’en semaine, et ainsi considérablement augmenter le nombre de bureaux de vote), ce qui donnerait plus de poids aux électeurs modérés qui votent moins que les radicaux ; par ailleurs, il faudrait aussi renforcer les procédures législatives au Congrès qui facilitent le dialogue et les compromis entre les élus des deux partis afin de réduire la véritable « guerre de tranchée partisane » qui s’est mise en place à Washington depuis une vingtaine d’années.
En théorie, ce sont des pistes fécondes, mais elles sont en fait peu opérationnelles. Pour les mettre en place, il faudrait des accords entre les deux partis. Or, dans le contexte actuel de polarisation, ils n’ont aucun intérêt à le faire, car ils savent que pour remporter des élections, il est plus efficace de « chauffer à blanc » sa base électorale plutôt que de se tourner vers l’électorat modéré et hésitant.
Sophie Sendra : Le « white power », les « tradwives », (qui prône le retour de la femme au foyer dans son rôle traditionnel et religieux, mouvement notamment soutenue par Lara Trump, belle-fille de Donald Trump) font ressurgir un passé entre ségrégation raciale et influence religieuse sur les modèles sociaux et familiaux. N’est-ce ici que l’expression de peurs, de sentiments d’insécurité, galvanisée par les chaines d’informations en continu (telle Fox News) ? Ce genre de « matraquages » informationnels n’existait pas avant les années 2000, est-ce que cela a contribué à l’émergence d’idéologies d’un autre âge ?
Mathieu Gallard : C’est certain que l’irruption de chaînes d’information en continu très idéologiques comme Fox News à droite, mais aussi MSNBC à gauche, ont contribué à la dynamique de polarisation en créant, dans une partie de l’électorat américain, ce qui a été qualifié de « bulles de filtres informationnelles » : on est soumis à des informations qui ne vont que dans un sens de part et d’autre, et les électeurs des deux camps ont des visions du monde de plus en plus éloignées. Ça ensuite été accentué par le développement des réseaux sociaux.
Mais un conservatisme moral très dur existait déjà auparavant aux États-Unis, héritage de l’irruption des chrétiens évangéliques dans la vie politique américaine à partir des années 1970-1980. De plus, ce n’est pas véritablement sur ces sujets que Donald Trump a tirés sa dynamique : lui se situe plutôt sur une rhétorique à la fois antisystème et anti-immigration que dans le registre du conservatisme religieux, même s’il peut parfois l’utiliser quand ça l’arrange.
Sophie Sendra : Nous assistons aux USA à l’apparition d’une société faite de « traits d’unions » (afro-américains, hispano-américains, américano-irlandais etc.) et de communautés qui se « racialisent ». D’un côté, les « traits d’unions » séparent – paradoxalement – et de l’autre, le terme « race » prend de l’ampleur (alors qu’il ne correspond pas à une réalité anthropologique, mais à une idéologie défendue au XIXᵉ siècle par A. de Gobineau en vue de hiérarchiser les Êtres Humains, voire de justifier l’esclavage, le racisme, la ségrégation et l’apartheid). D’un côté, les partisans du créationnisme et de l’autre, ceux de l’évolutionnisme. Deux Amériques pour une seule série « La servante écarlate » ?
Mathieu Gallard : C’est peut-être plus compliqué que ça. Ce qu’on voit depuis quelques années, c’est, par exemple, un certain recul de l’importance de la variable « raciale » dans le vote. Il y a 20 ans, si vous étiez afro-américains, vous votiez presque certainement démocrate ; si vous étiez hispanique, vous aviez de grandes chances de le faire. Ça reste le cas, mais c’est un peu moins fort qu’auparavant. On a certaines communautés qui deviennent plus hétérogènes.
Ce n’est pas forcément un très bon signe, car cela montre que l’idéologie est le sujet principal : avant, même les afro-américains conservateurs votaient démocrates tant l’attachement à ce parti était fort dans cette communauté, alors qu’aujourd’hui, ils commencent à se tourner vers les républicains. Mais ça montre en tout cas que les choses ne sont pas totalement figées, et qu’il y a des évolutions à l’œuvre qui sont intéressantes à suivre.
Sophie Sendra : Vos études en Sciences Politiques vous ont certainement amenées à avoir un livre de philosophie qui vous aura particulièrement marqué. Quel est-il et pourquoi le conseilleriez-vous à nos lecteurs comme une belle Pause Philo ?
Mathieu Gallard : Pour totalement rester dans le sujet, je peux évidemment parler du livre d’Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique. Dans cet essai de philosophie politique, non seulement Tocqueville analyse la société et les institutions américaines du début du XIXᵉ siècle, mais surtout il y perçoit très finement les difficultés, voire les dangers du système démocratique, notamment de ce qu’il appelle la « tyrannie de la majorité ». C’est une réflexion particulièrement intéressante aujourd’hui, alors précisément que si Donald Trump était réélu, on pourrait craindre pour la pérennité des nombreux contre-pouvoirs qui ont été mis en place aux États-Unis afin de préserver l’équilibre des pouvoirs.