Quoi ?
Au paragraphe 162 de Humain, trop humain I (1878), Nietzsche s’en prend à l’idée commune et répandue en philosophie (cf. Kant, Critique de la faculté de juger, §§46-47 entre autres) selon laquelle les œuvres d’art seraient produites sous le coup d’un talent, entendu comme aptitude naturelle ou don naturel. En d’autres termes, le geste artistique serait inné et ne pourrait être appris.
Mais Nietzsche refuse cette idée : le geste de l’artiste, semblable à celui de l’artisan, reposerait en réalité sur l’apprentissage. Tout un chacun pourrait créer des œuvres d’art, s’il se donnait les moyens et les outils pour apprendre et se perfectionner.
Pourquoi ?
Au début du paragraphe 162, Nietzsche relève que tout le monde peut voir dans l’idée du génie un quelque chose de réconfortant pour son amour-propre : certes, je n’ai pas écrit Roméo et Juliette, mais c’est parce que je n’ai pas eu la chance de recevoir, par nature, ce qui a permis à Shakespeare de créer ce chef-d’œuvre. Je n’ai pas à avoir honte car, moi aussi, j’aurais pu être génial si j’avais eu ce don littéraire.
Or, en y regardant de plus près, l’artiste est un travailleur acharné – plus que tout autre artisan. Ce qu’il y a de “génial”, ce n’est pas un don naturel, mais une capacité acquise au prix d’efforts qui dépassent l’habitude et l’ordinaire ; le recours au lexique de la construction (“poser des pierres”, “bâtir”) permet à Nietzsche de souligner le caractère laborieux de la création artistique.
Afin de produire des œuvres d’art, par définition extra-ordinaires, l’artiste doit commencer par apprendre les rudiments de sa discipline. Shakespeare a un jour appris les règles d’orthographe, de conjugaison et de grammaire, puis les règles de la rédaction, mais, contrairement au plus grand nombre, il a persévéré dans cette dynamique plus que plus.
Qui ?
– Celui qui, pour cajoler son amour-propre, s’enferme dans le déni qu’il existerait un don naturel par lequel les artistes créeraient leurs œuvres.
Par exemple, la mère du Narrateur, dans La promesse de l’aube, de Romain Gary : « Pendant que je procédais ainsi, côté cour, à mes premiers contacts avec l’art, côté jardin, ma mère se livrait à une prospection systématique pour tenter découvrir en moi la pépite secrète de quelque talent caché. » (chapitre XIII, début). D’abord persuadée que son fils deviendra quelqu’un dans le monde de l’art, la mère du Narrateur est tout aussi persuadée qu’il porte en lui, de manière innée, un quelque chose à dé-couvrir.
– Les artistes eux-mêmes doivent veiller à ne pas tomber dans le mythe du culte du génie (Humain, trop humain, §164) et entendre que leurs facultés et capacités artistiques ne découlent pas tant d’une quelconque prédisposition innée que de l’acquisition de celles-ci par un labeur et une persévérance hors-normes.
Par exemple, la pratique de la peinture : les peintres devenus artistes ont commencé par s’exercer, entre autres par la reproduction d’autres tableaux d’artistes-peintres.
Comment ?
Quiconque ambitionne de devenir artiste doit persévérer dans l’exercice de sa pratique : “Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage, / Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.’’ écrivait déjà Boileau (Art poétique, 1674).
Pour continuer avec l’exemple de la peinture : la plupart s’arrête à la pratique conduite en cours d’arts plastiques, au collège ; ensuite, il y a ceux qui continuent avec l’option arts plastiques au lycée, déjà plus rares ; après, il y a ceux qui entrent dans une école d’art, encore moins nombreux ; et, de ceux-là, quelques-uns, à force de persévérance, développeront des capacités et facultés créatrices proprement artistiques, donnant lieu à des créations d’un rare degré de perfection.
Ce qui donne…
L’artiste n’est pas un génie ; il est un travailleur acharné.
Une citation décryptée par Antonin Curioni Toutes ses publications
