“Le Cercle des neiges” (titre original : La sociedad de la nieve, 2023) est un film du réalisateur espagnol Juan Antonio Bayona, inspiré du crash d’une équipe de rugby uruguayenne dans la cordillère des Andes en 1972. Ce fait divers est resté vif dans les mémoires, non seulement en Amérique du Sud mais aussi dans le reste du monde, pour deux éléments majeurs :
- sur les 40 passagers, 14 personnes se sont sorties vivantes de ce drame, fait jusqu’alors inédit dans ces montagnes où les crashs étaient réputés mortels
- pour survivre, les victimes ont dû se livrer à des actes d’anthropophagie
Derrière le miracle de la survie, apparaît la transgression d’un tabou fondamental.
Ce drame a donné lieu à de multiples documentaires et adaptations cinématographiques. La version proposée en 2023 par Juan Antonio Bayona a été diffusée sur Netflix et s’est placée dès sa sortie dans le Top 10 de la plateforme. S’agit-il d’une forme de voyeurisme, l’attrait de se confronter au frisson de l’horreur du cannibalisme ? Ou bien peut-on voir ce film comme l’opportunité de s’interroger sur la façon dont les frontières de ce qui reste de notre humanité peuvent être repoussées dans des conditions extrêmes ?
D’un point de vue européen, le drame de 1972 semble générer une fascination morbide. Pourtant, en Amérique du Sud, le traitement de cette affaire est tout autre. Ce constat constitue l’un des axes principaux de notre réflexion. En renvoyant au titre original du film (qui nous parle de “sociedad” (société) plutôt que de “cercle”), il s’agit de dépasser le sensationnalisme pour s’interroger pleinement sur ce que cela signifie que “faire société”.
Derrière le sensationnalisme : distancier pour mieux supporter ?
Au premier regard, le film de J. A. Bayona pourrait apparaître comme blockbuster digne du grand écran ; c’est surtout le cas de la scène où l’accident se produit. En effet, cette scène est aussi bien visuellement qu’auditivement violente : le temps semble étiré, l’image est sans cesse en mouvement et le son est à un niveau (très) élevé. Il y a comme une spectacularisation de l’accident et, par-delà, de l’événement en son ensemble.
Pour autant, en dehors de quelques scènes d’avalanches par la suite, l’ensemble du récit ne se résume pas à ce strict aspect spectaculaire. Basé sur les témoignages directs des survivants, “Le Cercle des neiges” reste centré sur la situation extrême de survie qu’ils ont vécue, sans tomber dans le sensationnalisme ou une quelconque caricature. Comment rester accessible et supportable pour le grand public, alors même que l’on cherche à relater une réalité d’une horreur absolue ? Une sélection a bien sûr dû être effectuée, sans pour autant nier les conditions extrêmes que les protagonistes ont rencontrées.
Car ce n’est pas une mince affaire que de traiter un tel sujet, tant celui-ci électrise. On retient dans les imaginaires collectifs le cannibalisme et, il faut bien l’avouer, l’un des premiers réflexes lorsque l’on discute de cette affaire avec des amis est d’en faire des blagues de plus ou moins bon goût. Cette légèreté apparente dans la façon d’échanger sur cette affaire est également venue nous questionner : en quoi le rire nous permet-il de nous distancier du drame ? N’est-ce pas aussi prendre le risque d’oublier la réalité des événements ?
C’est dans le film en lui-même que nous avons trouvé des échos à cette volonté de dédramatiser : pour les survivants eux-mêmes le rire apparaît essentiel. Comment gérer une telle situation et parvenir à accepter ce nouveau quotidien ? Les quelques moments de rire et de distraction s’avèrent salutaires, avec certains membres du groupe dédiés à cette tâche.
Une errance morale, ou un exemple de résilience ?
Ce qui fait sensation, c’est l’acte cannibalique ; un tel fait anthropologique met en ébullition l’opinion publique, qui se passionne alors soudainement pour des questions d’ordres moral et éthique plus ou moins rigoureusement formulées : qu’aurais-je fait si j’avais été dans cette situation ? Si le cannibalisme est un des interdits fondamentaux de toute société, le caractère extrême de la situation n’autorise-t-il pas la levée de ce tabou ? Mais encore que sa levée soit admise, aurais-je le cran d’ingérer de la chair humaine ? Et, si oui, serait-ce encore le cas s’il s’agissait de la chair d’un criminel ? d’un ennemi ? d’un ami proche ? d’un membre de ma famille ?
En filigrane de ces questions, plus encore que de juger en termes de bien et de mal le comportement de ceux qui se sont nourris de chair humaine, il s’agirait de savoir si ceux-ci ont franchi les limites de l’humanité ou non. Voilà ce qui nous semble être à l’origine du vif intérêt que les récits de cannibalisme avéré ou présupposé peuvent éveiller chez nombre d’individus humains.
Or, nous soutenons que le cannibalisme n’est pas en lui-même l’essentiel, ici. En effet, il nous paraît plus capital de porter notre attention vers un enjeu sous-jacent, suggéré par le titre original. En espagnol, le film s’intitule “La sociedad de la nieve” (littéralement : “La société de la neige”) ; apparaît alors un quelque chose absent du titre français : la société. Comment les rescapés s’y sont-ils pris pour continuer à faire société, c’est-à-dire à mener une vie (pleinement) humaine, alors même que les conditions les ont poussés à des pratiques inhumaines ? Comment sauvegarder son humanité, alors même que les conditions extérieures du milieu sapent ses piliers les plus fondamentaux ?
C’est au sein de ce questionnement que le cannibalisme revêt un intérêt philosophique ; alors tout autre que l’intérêt voyeuriste du premier regard. Les rescapés du crash ont à survivre ; et, s’ils luttent certes pour leur survie, il n’empêche qu’ils luttent tout en même temps – et peut-être surtout – pour leur vie, c’est-à-dire pour continuer de mener une existence humaine et pour éviter de sombrer dans la stricte animalité.
Et cela-même se voit dans et par leur rapport à la chair humaine. Il faut d’abord remarquer que la viande ingérée – et montrée à l’écran – n’a pas forme humaine : c’est de la chair, certes, mais l’on ne peut dire si c’est un morceau de bras, de cuisse ou de mollet. Il convient de remarquer ensuite que cette viande n’est pas découpée à la vue de tous : des membres du groupe sont précisément désignés pour aller prélever de la chair sur les cadavres ; de telle sorte qu’au moment du repas, nul ne sait de qui provient la chair – à l’exception de ceux à qui il est incombé la (lourde) tâche d’aller découper les corps. Or, c’est là un geste où nous voyons la lutte pour la vie plus que pour la survie ; les rescapés ne cèdent pas à leurs instincts (part sensible de l’homme) mais luttent pour continuer de mener une vie rationnelle (part intelligible de l’homme). Il ne s’agit pas seulement de continuer à sur-vivre : il s’agit de continuer à vivre humainement, c’est-à-dire de continuer à vivre avec raison et, donc, de continuer à faire société.
Dès lors, n’est-ce pas là l’occasion de sortir du débat sur le cannibalisme, non au sens de le reléguer mais au sens de le dépasser ?
Religion, philosophie et prise de conscience spirituelle
Le tabou autour de la consommation de chair humaine apparaît vite dépassé par la nécessité concrète de manger pour survivre, dans le respect de celles et ceux qui parmi eux refusent d’en consommer.
Finalement, derrière la consommation de viande humaine, c’est la dimension de rite collectif qui ressort. Le film accorde une certaine importance lors des scènes d’ouverture à montrer les protagonistes à l’église, insistant sur leur pratique religieuse. Ce n’est effectivement pas une dimension anodine de leur personnalité : en tant que catholiques très pratiquants, il a fallu mettre en cohérence leur religion et cet acte. Aussi, on honore ceux que l’on mange pour survivre, avec pour objectif qu’au moins l’un d’entre nous puisse s’en sortir vivant. Ce pacte où, si l’on meurt, on s’engage à donner son corps pour que quelqu’un continue à vivre interroge : n’est-ce pas ce que l’on fait quand on donne ses organes ?
Une autre question émerge alors : comment continuer à vivre chaque jour qui passe, en sachant que ma survie nécessite que d’autres aient trouvé la mort ? Là encore la dimension spirituelle semble venir au secours des survivants : c’est précisément en vivant que nous rendons hommage à ceux qui sont morts. Au lieu d’être un poids existentiel et culpabilisant, cet acte devient une force les guidant.
Aussi, cette survie n’apparaît pas comme un acte égoïste teinté de désespoir. On retrouve dans le discours des protagonistes l’idée qu’il faut survivre car leur famille les attend : ce qui est en jeu ici est leur responsabilité envers les autres. C’est l’espoir de revoir ses parents, ses frères et sœurs, qui fut décisif dans la détermination de celui qui a mené l’expédition par laquelle il leur aura été permis à tous de s’en sortir.
Cette volonté fut le fruit d’un éveil spirituel progressif qui les a aidés à trouver une raison de survivre. Au-delà de la foi catholique, ces questionnements prennent une dimension philosophique. Le philosophe Karl Jaspers vient éclairer ce qu’ont pu expérimenter les survivants : parmi les instants marquants de l’existence humaine, le moment où l’on approche de la mort est le commencement philosophique par excellence.
Ressort ici le rôle essentiel de la religion/spiritualité quelle qu’elle soit, la dimension transcendante permettant de se réunir collectivement autour d’une croyance, de s’échapper un temps de la réalité. Lorsque rationnellement tout pousse à abandonner, l’espoir procuré par la foi s’avère salutaire. Les moments de prière quotidiens apparaissent peu dans le film, mais se sont avérés centraux dans les témoignages. Dans cet instant de calme quiétude, chacun se retrouve en introspection avec lui-même en fonction de sa propre croyance, mais ce qui est déterminant est l’aspect collectif : être ensemble pour partager ce même instant, en communion.
Une ode à l’amitié et à l’amour : aux fondements la société à travers le soin de l’autre
En occident, les récits de survie auxquels on est habitué se résument souvent à des situations apocalyptiques où les individus sont plongés dans un état de guerre de chacun contre chacun ou, tout au plus, un état de guerre de tous contre tous.
Or, avec ce récit de crash dans la cordillère des Andes, “Le cercle des neiges” donne à voir une situation qui rompt avec cette accoutumance : alors-même que les individus sont exposés au risque d’un devenir belliqueux de leurs rapports, ils développent et entretiennent de la compassion les uns envers les autres. Car derrière l’horreur de l’expérience, ressort aussi ce qu’il y a de bon dans l’être humain et ce qu’il est capable de faire.
Parmi les rescapés de l’accident, quasiment tous sont des membres de l’équipe de rugby qui partait disputer un match en Argentine. Or, dans une équipe de sport, les individus sont solidaires les uns des autres : ils sont véritables membres du tout qu’est l’équipe pareils aux membres du corps humain. Il faut entendre là que chacun occupe une place propre qui contribue au bon équilibre du tout : au rugby, tandis que certains sont les avants, d’autres sont les arrières. Chacun des membres joue un rôle particulier et occupe une place propre dans le fonctionnement du tout.
Or, que tous soient issus d’un tout synthétique n’a-t-il pas contribué à la manière dont les survivants se sont comportés durant l’isolement, après le crash ? Le capitaine de l’équipe, par exemple, est celui qui a porté le plus d’espoir dans les moments où la plupart des individus cédaient au désespoir.
En effet, il apparaît que chacun, attelé à réaliser sa tâche propre du mieux possible, cherche à contribuer autant que possible au fonctionnement du groupe et, donc, par là, à la conservation de celui-là. C’est par exemple ce qui résonne dans la phrase adressée par ce capitaine à un de ses pairs : “Tu dois marcher pour tous ceux qui ne peuvent pas le faire” ; chacun a une responsabilité collective et un rôle à jouer eu égard au groupe. C’est encore ce dont témoigne l’exemple de ceux qui se sacrifient pour aller découper les corps.
Il apparaît alors avec cette histoire que la société au sens fort du terme n’est pas un simple tout d’individus juxtaposés les uns à côté des autres ; au contraire, la société est un tout d’individus les uns aux côtés des autres, c’est-à-dire un tout solidaire – pareil à une équipe de sport. L’individu ne saurait se passer des autres, qui sont ses appuis – directs ou indirects mais appuis tout de même. Dans le cas de ce crash, un seul individu n’aurait pas pu supporter l’accumulation de la charge émotionnelle contenue en chacune des tâches à accomplir. C’est ainsi que certains sont dévoués à la découpe des corps, tandis que d’autres, exemptés de cet acte, ont à soutenir mentalement leurs semblables dans les moments de mal-être, et que d’autres encore ont à marcher dans les environs pour essayer de se faire repérer par les avions.
Mais cette interdépendance ne vaut pas seulement au plan psychique ; elle vaut également au plan physique : si j’ai besoin de l’autre pour me développer psychiquement et maintenir un certain équilibre psychique, j’en ai tout en même temps besoin pour me développer et me conserver physiquement. Dans “Le cercle des neiges”, c’est ce qu’illustrent les scènes nocturnes où les rescapés dorment les uns contre les autres pour emmagasiner la chaleur et, ainsi, ne pas mourir de froid.
Il pourrait alors être allégué que pareille interdépendance entre les individus vient du caractère extrême de la situation et de sa proximité d’avec la mort. Mais qu’en est-il réellement ? Si l’exceptionnel de la situation met en avant l’interdépendance entre les individus, n’est-ce pas que celle-ci existe toujours déjà, quoique davantage inhibée ?
C’est en tout cas là notre hypothèse : le caractère extrême de la situation ne ferait qu’exfolier ce qui est en réalité toujours déjà contenu dans la condition humaine, à savoir l’interdépendance des individus.
Et après le drame ?
Si la question de la survie pendant le drame est centrale, celle de l’après nous apporte des éclairages supplémentaires. Si ce film a pu être si fidèle aux événements, c’est précisément par la quantité de témoignages fournis par les survivants durant les dernières décennies auprès de toute l’Amérique Latine. Si depuis l’Europe le cannibalisme a été le seul élément à réellement marquer les esprits, l’accueil sur leur continent fut tout autre, et leur capacité à survivre dans des conditions si extrêmes fut louée, ainsi que la transformation intérieure qu’ils ont connue.
L’histoire apparaît ainsi sous le jour de la résilience dont ils ont su faire preuve, et de la transformation profonde qu’ils ont expérimentée : comment trouver la force pour survivre dans les pires moments de désespoir ? L’importance du groupe, celle d’être en mesure de demander de l’aide, fait également partie des points fondamentaux qui transparaissent dans leurs discours : le soin accordé aux autres, la solidarité, les gestes d’amitié désintéressés.
Aussi, au-delà du cannibalisme, ce qu’il y a à retenir ici, ce sont les actions qui peuvent émerger en temps de crise, la capacité à s’entraider et à donner le meilleur de soi-même. Tout dépend des lunettes que l’on décide de chausser pour analyser cet événement ; et se restreindre à la seule consommation de chair humaine amène à passer à côté des réels enseignements de cette expérience.
Les témoignages des rescapés invitent à avoir une vision optimiste de la nature profonde de l’être humain, qui même dans les conditions les plus extrêmes est en mesure de cultiver le lien. L’une des citations finales du film rappelle qu’ “il n’y a pas d’amour plus grand que de donner sa vie à ses amis” : il s’agit précisément de la démarche que chacun a adoptée, pour construire ensemble une véritable société.