Que dirait Spinoza… du digital vertueux ?

Le digital, c’est un espace ordonné par les mathématiques

Tout d’abord, repartons des mots : comme nous l’apprend le CNRTL, le « digital » vient du latin digitus qui signifie « doigt » ou « orteil ». D’où les fameuses « empreintes digitales » dont la forme est unique à chaque être humain. Mais comme il était d’usage de compter sur ses doigts, les systèmes d’information reposant sur des calculs binaires (0 ou 1) ont commencé à prendre le nom de « digital » chez les anglo-saxons, et numérique (pour numerus, les « nombres ») chez les francophones. Evidemment, cette relation au calcul est particulièrement importante lorsqu’on considère Spinoza, qui tient les mathématiques en haute estime, et sous-titre son Ethique « Ordo Geometrico Demonstrata » (Démontrée selon l’ordre géométrique).

Le digital interroge l’union du corps et de l’âme, du réel et du virtuel

Dans chacun de nos gestes quotidiens, comme lorsqu’on débloque notre téléphone portable du bout du doigt, on est face à l’un des plus grands débats de la période moderne, à savoir la relation du corps et de l’esprit, du réel et du virtuel. Selon Spinoza, toute chose doit être comprise comme une « union » du corps et de l’esprit (Ethique, Partie II, proposition 13, scolie), deux manières d’exprimer une seule et même puissance d’agir. On ne peut pas passer notre vie sur notre écran d’ordinateur ou de téléphone portable sans que ça ait des effets en même temps sur notre corps, nos désirs et affects. Le digital est-il un moyen d’augmenter notre puissance ou plutôt une nouvelle forme d’asservissement ?

C’est grâce aux relations et à l’information que l’on peut vivre heureux·ses et libres

Chez Spinoza, pour déterminer si une chose nous libère, c’est la connaissance qui prend la première place (Ethique, Partie II, préface).  C’est en comprenant la nature, en connaissant de mieux en mieux ses règles et ses lois, que l’on peut vivre en étant heureux. C’est l’enjeu du numérique, cet univers de l’information et de la donnée : donner libre accès à l’information est une des plus belles manières de rendre le digital vertueux. C’est d’ailleurs pourquoi de nombreux informaticien·nes ont lutté pour défendre la création de logiciels libres, dont Richard Stallman est sûrement l’un des plus éminents représentants, et qui a notamment inspiré des projets aussi incroyables que Wikipédia ou les démarches Open Source. C’est aussi ce qui a guidé Tim Berners-Lee a cédé l’invention du Web (World Wide Web) au domaine public.

Le bonheur s’expérimente sous la conduite de la raison, et le digital en est une voie d’accès

Le problème, c’est que les espaces numériques sont loin d’être uniquement vecteurs de vérité : qu’ils soient question du web, des réseaux sociaux, et des systèmes de stockage d’informations (vidéos, podcasts etc), ils contiennent énormément d’informations fausses, de fake-news, contrefactuels. Cette « pollution » prend même la forme de plateforme exutoire où chacun exprime sa colère sur les réseaux sociaux sans peur de représailles, protégé·e derrière un écran et une identité cachée. Alors, comment faire pour ne pas tomber dans l’erreur ou la haine ?

Spinoza distingue trois genres de connaissance : l’imagination, la raison, et la « science intuitive » (Ethique, Partie II, proposition 40, scolie). L’imagination peut avoir un pouvoir explicatif et pédagogique, mais elle risque aussi de nous tromper en créant des fictions, en imaginant qu’Instagram ou Twitter sont LA réalité. Celui ou celle qui oubliera que tout jugement doit être analysé, compris et démontré par la raison risque de confondre le réel et l’illusion, le vrai et le faux. C’est justement la force du digital de donner aussi accès à des méthodes, des moyens d’apprendre, et de continuer à aiguiser nos capacités de jugement et d’esprit critique.

Pour conclure, ce n’est pas au digital d’être vertueux, mais aux individus d’adopter des pratiques vertueuses avec cet outil

Si être heureux, c’est agir en étant à l’écoute de sa puissance affective par le prisme d’une méthode rationnelle et logique, alors Spinoza verrait surement de bon augure que des Intelligences Artificielles, ainsi que tout autre outil à notre disposition, puisse nous servir à augmenter notre puissance d’agir, à la fois individuelle mais aussi collective (Ethique, Partie IV, Proposition 40, Corollaire 2, scolie).  Le digital est un ensemble d’outils qui ne pourront pas être heureux à notre place mais, s’ils sont employés pour améliorer notre esprit critique et augmenter notre connaissance, ils permettront de rendre notre monde plus puissant et plus joyeux. Ce n’est donc pas au digital d’être vertueux, car comme tous les outils, il ne fait que refléter ce qu’on fait de lui. Ce sont aux individus et aux sociétés de s’organiser pour adopter ensemble des pratiques vertueuses de cet outil.

 

Article initialement publié dans le rapport « Vers un digital vertueux : un digital durable qui apaise, développe et unit » de la Fabrique Spinoza

Un article par Nicolas Bouteloup Toutes ses publications

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