Au rythme des mots – Interview d’Alain Damasio

Que fait-on quand on écrit ? La philosophie peut-elle trouver naturellement sa place dans une œuvre de fiction ?

Après avoir croisé l’écrivain Alain Damasio à Avignon lors de son spectacle avec Yan Péchin “Entrer dans la couleur”,  j’ai eu l’immense plaisir d’échanger avec lui sur son rapport entre la création artistique et la pensée. Passionné par les ouvrages de Deleuze, il s’en inspire largement pour construire ses fictions littéraires.

Alain Damasio est un auteur incontournable dans le paysage français, en particulier grâce à son deuxième roman La Horde du contrevent, qui a remporté le Grand Prix de l’Imaginaire en 2006. Ses ouvrages imaginent des dystopies étonnantes, où l’on lutte contre les vents et le sable, où existent des êtres impossibles à voir sans le risque de les figer à jamais et de les détruire.

Alain Damasio est un génie de l’écriture, travaillant le langage de façon à mettre son lecteur dans une certaine expérience d’éternité, une éternité qui ne fige jamais la vie mais se fait l’éloge même du devenir et du mouvement.

Bonne lecture !

 


 

LPP : Dans vos œuvres, on a l’impression que le « souffle » guide votre travail du langage, votre musique et votre philosophie. Pouvez-vous nous en dire plus  ? D’où vous est venue cette idée? 

AD : Je ne sais pas si c’est tant le souffle qu’un certain rapport à la vitalité que je perçois comme un rythme au sens étymologique, c’est-à-dire, une “manière de fluer”. Je conçois et vis la syntaxe d’abord comme un écoulement, une hydro- ou une aérodynamique, qui peut bien sûr se rapporter au souffle et qui dépend surtout d’une relation spécifique aux obstacles, à la taille des boyaux ou des canyons où ce souffle va se déverser, à la présence de reliefs, de végétation, de rochers, qui dans le langage vont s’incarner par la ponctuation et les masses (le volume des mots choisis).

Écrire est d’abord pour moi une énergie, une puissance d’impact portée sur la langue et portée par la syntaxe, qui est un art du mouvement, le mouvement du concept ou de la sensation.

Après, il est évident que des concepts comme le vif dans La Horde des Contrevents (La Volte, 2004) ou le frisson dans les Furtifs (La Volte, 2019) font signe vers les philosophies et pratiques du souffle.

LPP : Bien plus que la science-fiction, vous répétez régulièrement que c’est la philosophie qui est vitale pour vous. Quelle relation faites-vous entre la philosophie et votre vie ? En quoi cela guide-t-il votre quotidien ? 

AD : La philosophie a toujours été, et reste pour moi, la plus haute activité créative possible, peut-être la dernière des spécificités humaines qu’on ne peut pas attribuer aux animaux. C’est là que l’humain révèle une forme d’aristocratie unique face au reste du vivant, en tout cas de complexité jamais atteinte par les autres espèces, en l’état des connaissances actuelles. C’est proprement la noblesse de l’homme, le point le plus admirable de ce que nous sommes capables de faire à mes yeux.

J’ai une admiration absolue pour les grands philosophes, rien n’est plus difficile et exigeant que de créer un concept. La  philosophie guide ma vie, à la fois dans mes pratiques politiques et mon éthique, dans ma spiritualité, dans mes choix. Elle m’a sorti du ressentiment, de la mauvaise conscience, des passions tristes et réactives, elle me donne un horizon solide et structuré d’existence, elle m’émeut beaucoup aussi, paradoxalement. Elle me rappelle que rien n’est plus important que de vivre intensément, que d’être digne de ce don sublime d’être vivant, de faire partie du vivant.

LPP : Dans plusieurs de vos ouvrages, vous faites varier les narrateurs en prenant soin de leur attribuer un signe ou une ponctuation spécifique. Pourtant, les philosophes de vos récits (Lerdoan dans La Horde des contrevents, Varech dans Les Furtifs…) ne sont pas souvent narrateurs, pourquoi ? Pouvez-vous nous en dire plus sur ces personnages et sur la place que vous donnez aux « philosophes » dans vos imaginaires ? 

AD : Dans La zone du dehors (Cylibris, 1999), Captp, le héros du livre, est professeur de philosophie, c’est mon Sartre à moi (Captp est la façon d’écrire Sartre en cyrillique), un modèle de philosophe homme d’action. Ça reste le cas de Varech, très engagé politiquement dans les Furtifs.

Mettre un philosophe en narrateur principal présente le risque de trop théoriser les événements et le réel qu’on met en place dans le roman, de leur donner un coefficient d’abstraction qui crée une perte d’adhérence. La zone du dehors présente à mon sens ce défaut de trop commenter ou théoriser la ville et la politique par la voix de Captp. J’ai essayé d’éviter ce défaut dans mes romans suivants et de faire des philosophes des révélateurs, des porteurs d’épiphanies intellectuelles.

LPP : En vous inspirant entre autres des pensées de Nietzsche, Bergson ou Deleuze, vous concevez des imaginaires où la vie est en mouvement permanent, où la stabilité n’est pas possible. Mais écrire des livres n’impose-t-il pas une certaine fixité ? N’y a-t-il pas un paradoxe ici à publier des livres qui resteront dans l’histoire ?  

AD : Votre question me semble un contresens sur l’écriture et ses potentialités. Un grand écrivain est d’abord un artiste capable d’encapsuler la vitalité d’une émotion, d’une action ou d’une idée dans une forme fixe, laquelle va relibérer à chaque fois cette vitalité dès qu’on entame la lecture. Imputer à l’écriture une fixité serait comme imputer à la peinture une absence de mouvement que le peintre, pourtant, ne cesse de capter/relancer par ses traits, par la composition et la couleur. Il est des toiles infiniment plus mobiles et vitales qu’une vidéo et toutefois le matériau est fixe.

Deleuze le dit magnifiquement : l’œuvre d’art conserve et c’est la seule chose au monde qui conserve. Elle conserve parce qu’elle a cette faculté de retenir le vivant dans son matériau, non pas pour le bloquer ou l’enfermer, mais pour trouver dans les conditions propres au matériau (pour moi, de petites lettres noires sur une page blanche) une pulsation vitale qui va la transcrire, l’exprimer. Cette pulsation vient essentiellement de la syntaxe, de l’écoulement, de la façon de fluer, du rythme, elle est relayée et amplifiée par la couleur des phonèmes et leur système complexe de résonances (allitérations, consonances, répétitions variées, etc). Elle est transmise aussi par le sens.

Un livre reste dans l’histoire, comme vous dites, si son intensité vitale est élevée et ne s’épuise pas aux relectures, comme une musique sublime écoutée mille fois relibère son émotion à chaque fois. Ça reste naturellement une forme de miracle. Comment piéger cette vie dans la fixité ?

LPP : A bien des égards, vos livres expriment votre engagement social et politique, proche des mouvements ZADistes et des classes populaires. Considérez-vous que vos livres sont aussi écrits à destination de ces publics ? Diriez-vous que philosophie et littérature sont des espaces de lutte ? 

AD : Oui, totalement. Et particulièrement en science-fiction. Nous sommes, écrivain.es, des acteurs dans la bataille des imaginaires qui se jouent à chaque époque. Nous y mettons en scène nos désirs de révolution, nos colères, nos choix éthiques, nos utopies réalistes, nos possibles. Et nous affrontons dans ce combat les grands fabricants d’imaginaire industriels : blockbusters, séries TV, publicités, clips ou jeux vidéos, sans parler du storytelling politique omniprésent. Nous racontons autre chose, autrement. Hors norme, hors manipulation.

Et nous (re)donnons parfois la force et l’envie aux militants et aux activistes de se battre et de ne pas renoncer. C’est la plus belle de nos récompenses : alimenter la lutte, lui donner la pêche et la gouache, ébaucher des horizons désirables, les incarner dans nos personnages et nos histoires. Porter un imaginaire empoignable, qui va se retrouver effectif sur le terrain.

LPP : Comme je le rappelais précédemment, vous êtes aussi musicien. Pour donner du grain à moudre aux futurs bacheliers qui nous lisent et qui sont souvent interrogés sur la classification des arts, pensez-vous que la musique est un art supérieur aux autres, et pourquoi ? 

AD : Je ne suis malheureusement pas musicien, je suis un parleur sur scène, une voix avec sa force et ses fluences, rien d’autre. Mais je crois comme Mallarmé que la musique n’était pas originelle, qu’elle est un cas particulier de la parole et du chant, que, par conséquent, littérature et poésie sont premières dans l’enjeu du rythme, elles en ont donné “l’idée”. C’est en tout cas ma propre fiction anthropologique des arts, qu’on peut évidemment discuter, c’est un “storytelling”: croire que la voix, la parole rythmique, les répétitions et les rimes, ont présidé à l’invention de la musique, lui ont été consubstantielles.

Je monte sur scène pour faire entendre une certaine façon de fluer, de frapper, de faire vibrer les phonèmes, que certains trouveront musicale; c’est très organique et autodidacte dans ma construction, je n’ai rien appris, je fais ce que je sens !

LPP : Pour finir, auriez-vous des idées d’ouvrages inspirants à partager avec nos lecteurs pour leurs prochaines pauses philo ? 

AD : Je crois qu’il est indispensable de lire Nietzsche et Deleuze, particulièrement dans l’époque attristante et dévitalisée qui est la nôtre. Retrouver leur puissance vitale à travers le Zarathoustra, le Gai savoir, Les considérations intempestives par exemple. Lire Pourparlers et les Dialogues avec Claire Parnet de Deleuze, deux livres accessibles qui font entrer dans sa pensée, mais c’est surtout son Nietzsche et la philosophie qui a changé ma vie, littéralement. Qu’est-ce que la philosophie ? est magnifique aussi. Plus tard, il faudra lire Mille Plateaux !

Je trouve qu’on ne lit pas assez les contemporains : Yves Citton que j’aime beaucoup (Pour une écologie de l’attention, Contrecourants…), Baptiste Morizot (Sur la piste animale est une excellente entrée dans son œuvre, puis Manières d’être vivants, grand livre, ou le plus court Raviver les braises du vivant). Mais aussi Benasayag ou Sloterdijk (la Domestication de l’être) pour ses conférences courtes.

Tout est intéressant ! Lisez de la philo, toujours !

 

Une interview réalisée par Nicolas Bouteloup Toutes ses publications

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