Si vous avez vu Matrix de Lana et Andy Wachowski, vous vous souvenez probablement de l’idée principale du film : ce que nous nommons « réalité », « réel » ou encore « monde » n’est qu’une simulation informatique – la Matrice – entretenue par des machines aux intentions relativement malveillantes.
Le monde physique est un monde dévasté et presque entièrement administré par la puissance machinique. En dehors de la ville de Sion, dont les habitants forment la résistance, l’humanité est littéralement cultivée par les machines et réduite à une source d’énergie. Les esprits sont connectés à la Matrice et les corps, recroquevillés, stockés dans des cuves.
Si Matrix présente une vision dystopique particulièrement sombre, son principe de base n’est pas dénué de fondements, au contraire ! La technique joue bel et bien un rôle primordial, au sens plein, dans la constitution du réel ; et ce rôle dépasse largement le cadre physique du monde.
« There is no spoon », vraiment ? On vous prévient, lire la suite, c’est faire le choix de la pilule rouge.
CE QUE LA PILULE ROUGE IMPLIQUE
Quelle que soit sa complexité et l’époque à laquelle elle appartient, la technique a deux caractéristiques majeures. La première, peut-être plus « évidente » que la seconde, est de médiatiser notre rapport au monde. Nos outils sont autant de points de contacts particuliers avec le réel. Pour voir plus loin, j’ai besoin de jumelles ; pour parler à quelqu’un qui est à Tokyo quand je suis à Paris, j’ai besoin d’un téléphone ou d’un ordinateur ; pour étaler ma pâte à tartiner bio sans huile de palme, j’ai besoin d’une cuillère ou d’un couteau, etc. Mais ce statut de médiateur (pour prolonger la pause à ce sujet, c’est ici) cache un second rôle, beaucoup plus profond. En me permettant d’interagir avec le monde, les techniques contribuent à sa constitution. Il n’y a pas d’abord le monde puis un objet qui viendrait se superposer à la somme des autres objets dans ce vaste squat qu’est prétendument la « réalité » ! Au contraire, chaque objet apporte sa pierre à l’édifice du monde. Celui-ci est donc essentiellement instable, changeant, en perpétuelle mutation. Quand les smartphones sont apparus, c’est un nouveau monde fait de possibles inédits qui est apparu avec eux. Le réel est affecté qualitativement par nos artefacts puisqu’il en est dépendant. De ce point de vue, il semblerait que spoon il y ait.
HUM… À TES SOUHAITS ! J’AURAIS DÛ PRENDRE LA BLEUE…
Ok, c’est une approche qu’il n’est pas donné d’entendre tous les jours. Quelques précisions s’imposent certainement. Tout d’abord, quel est ce « monde » dont il est question depuis le début ? Ce monde, ce n’est pas la Terre, mais une notion beaucoup plus humainement centrée, à savoir l’espace de l’expérience comprise comme rencontre, interaction entre l’ensemble des phénomènes et notre perception. Un phénomène, c’est tout simplement ce qui apparaît, ce qui se donne à percevoir, ce qui se manifeste ; un phénomène, c’est ce qui peut être perçu par un sujet conscient. La cuillère de l’enfant dans Matrix est un phénomène, de même que les cookies de l’Oracle, le chat du déjà-vu de Neo, le bruit des laveurs de carreaux dans le bureau de son patron, ou encore la viande saignante (tant son aspect, son odeur que son goût) dont se délecte Cypher face à l’agent Smith. Dans l’univers du film, ces éléments sont simulés informatiquement, mais cela ne change rien : simulée ou non, une chose perçue est un phénomène.
Mais quel est le lien avec la technique et les artefacts ? C’est très simple ! : la technique et les artefacts conditionnent la possibilité d’un nombre incalculable de phénomènes. Ils fournissent un cadre dans lequel la perception (et donc l’expérience) se forge et peut avoir lieu. La technique est un environnement matériel et existentiel qui précède toujours l’acte de percevoir et, ainsi, le structure. Le parallèle avec Matrix s’établit peu à peu : dans le film, tous les phénomènes du monde connu par l’Homme sont le résultats de calculs informatiques permanents : la Matrice est donc toujours déjà là. Dans le monde réel, la technique joue un rôle similaire : elle précède la chose perçue, non seulement en tant qu’environnement (immeubles, routes, objets connectés, portables, ordinateurs, véhicules, wi-fi et tutti quanti) mais aussi en tant que « culture perceptive » : nous sentons et interprétons les choses en partie selon la logique propre du système technique dans lequel on vit. Pour bien comprendre cette idée, on peut s’aider d’un autre film d’anthologie : Les Visiteurs. Quand Jacquouille tombe sur la 4L du postier, il croit être confronté à une « chariote du diable ». Ni lui, ni Godefroy de Montmirail ne sont dotés d’une « matrice perceptive » leur permettant d’appréhender adéquatement ce à quoi ils ont affaire. Tous deux viennent d’une époque où le système technique de référence est de nature prémécanique et où la ferraille renvoie plus à la guerre qu’à la distribution de courrier. Leur perception, et avec elle leur mode, sont structurés par un prisme technique différent.
C’est des malades !… C’est des malades !
LA TECHNIQUE EST UNE MATRICE DE LA PERCEPTION
Dans un livre passionnant intitulé L’être et l’écran, Stéphane Vial développe cette thèse avec beaucoup de clarté et d’éloquence. Selon lui, la technique est une « matrice ontophanique », c’est-à-dire une structure qui détermine la façon dont les êtres (ontos) apparaissent (phaïnô). L’un des exemples qu’il donne est celui, très parlant, du téléphone. Outre sa fonction qu’est la communication à distance, le téléphone peut se définir par sa capacité à produire techniquement un phénomène d’autrui de nature sonore. En gros, le téléphone est l’intermédiaire qui permet l’existence ET la perception d’un autrui présent vocalement malgré son absence physique ; il crée les conditions techniques pour entendre l’autre en dépit des distances, c’est-à-dire, pour le rendre présent et perceptible d’une certaine façon.
Les exemples sont potentiellement infinis puisque selon Stéphane Vial, toute expérience est une expérience technicisée dont on a oublié la nature par effet d’accoutumance. On peut citer une dernière illustration : lorsque je suis dans le train ou au volant de ma voiture, le monde extérieur se donne à ma perception sur le mode du mouvement. Cet arbre sur le côté m’apparaît de façon fugitive, j’en fais l’expérience de façon impressionniste, comme ces meules ou encore ces vaches que la distance, associée à la vitesse du mode de transport, me révèlent comme autant de points blancs et noirs ou blancs et bruns, bien distinctes de l’herbe verte où elles se reposent alors que je passe mon chemin. Sans l’action technique du train ou de la voiture, je ne percevrais pas ces scènes de la même façon. On peut même dire que je ne les percevrais pas tout court puisqu’elles ne pourraient avoir lieu.
Je pense Matrice, je vois Matrice, je respire Matrice
« BIENVENUE DANS LE MONDE REEL »
Toutefois, dire que la technique moule notre perception ne revient pas à affirmer qu’elle nous dupe ou nous illusionne. Dans Matrix, les machines trompent l’esprit humain via une simulation informatique présentée comme étant « le monde réel ». La « vraie » technique, elle, ne « ment » pas, elle structure notre perception, participe à la construction des phénomènes et nous prépare à les accueillir d’une certaine façon ; d’où son statut matriciel. Que la cuillère existe en soi ou non, notre expérience du monde est en grande partie faite de et par les cuillères. C’est comme ça depuis toujours : l’Homme est inséparable de la technique. L’histoire de l’hominisation nous l’enseigne.
Pour aller plus loin :
- Stéphane Vial, L’être et l’écran. Comment le numérique change la perception, PUF, 04/09/2013, 335p.
- Stéphane Vial, « Ce que le numérique change à autrui : introduction à la fabrique phénoménotechnique de l’altérité », Hermès, La Revue, C.N.R.S. Éditions, 2014/1 (n°68)
Merci pour cet article très intéressant sur la technique qui forme un monde en soi. Elle nous accompagne de notre naissance ( hôpitaux, médecine) jusqu’à notre mort ( inhumation, incinération) et dans chacune des tâches de notre existence. Notre monde s’apparente-t-il pour autant à la Matrice? Il serait intéressant, pour être complet me semble-t-il, d’approfondir la comparaison pour développer la question du pouvoir et de la liberté: quel projet sous-tend l’invention des machines et quelle part reste-t-il aux hommes face à lui, pour s’y adapter ou pour s’ y opposer?
Cher Daniel,
Merci pour votre commentaire et votre remarque.
Je pense, en effet, que la technique joue un rôle matriciel, tant sur le plan perceptif que sur celui, plus large, de la constitution du monde (cf. sur ce point, les écrits passionnants de Peter-Paul Verbeek). Pour une analogie plus poussée avec la Matrice, en lien avec la question du pouvoir et de la liberté, on peut citer le développement des « Intelligences Ambiantes » ou des « Technologies Persuasives » (« Ambient Intelligence » et « Persuasive Technologies », elles aussi analysées par Verbeek). Il s’agit de dispositifs capables d’interagir avec leur environnement et de s’y adapter pour influer sur nos choix et/ou prendre elles-mêmes des décisions (comme, par exemple, le réfrigérateur qui effectue lui-même les commandes alimentaires en fonction des stocks restants). Dans les cas des technologies dites persuasives (qui ne relèvent pas nécessairement de l’intelligence ambiante), le problème du pouvoir et de la liberté se pose avec encore plus d’acuité puisqu’elles résultent d’une intention qui, dès l’amont, se veut ouvertement manipulatoire via une synthèse entre travaux behavioristes et possibilités spécifiques aux technologies de l’information et de la communication (Verbeek donne, entre autres, l’exemple du « Persuasive Mirror », une application qui, sur la base des données de santé qui lui sont fournies, simule une image future de son utilisateur). La question du pouvoir et de la liberté se pose ici en termes foucaldiens puisqu’il est crucial de s’interroger 1) sur l’espace que nous laissent réellement ces technologies pour interagir avec elles et, éventuellement, s’en éloigner; 2) sur la responsabilité des utilisateurs; 3) sur la possibilité d’une gestion/utilisation démocratique de tels dispositifs. Quoi qu’il en soit, loin de toute exagération technophile ou technophobe, je suis entièrement d’accord avec vous, il est plus que jamais nécessaire de s’interroger sur la désirabilité de nos technologies. Le pluriel est ici particulièrement important car elles ne relèvent pas toutes des mêmes logiques ni des mêmes intentions, loin de là !
Excellent article qui explique de manière claire limpide des notions a priori complexes.
La conclusion me semble toutefois un peu trop rapide alors qu’il y a tant de parallèles à construire autour de la notion du « vrai ».
Est-ce que la perception que l’on se fait de notre environnement extérieure est « vraie »? Par définition elle n’est pas objective comme elle est une interprétation personnelle que l’on se fait des phénomènes de notre environnement.
Une scène vécue par deux personnes peut faire l’objet d’une vision complètement différente mais qui est dans le vrai.
Peut-on vraiment conclure que la technique ne « ment » pas? J’aurais tendance à dire qu’elle ne ment pas à un individu pour lequel elle donnera un sentiment de « vrai » mais que dans le cadre d’un groupe elle peut s’avérer trompeuse du fait de la multiplicité des interprétations possibles des messages. Des informations vraies pour chacun des individus peuvent être contradictoires et fausses pour le Groupe.
Est-ce que la vue ne ment pas? Demandez à un daltonien, un myope et un astigmate de décrire ce qu’ils voient. Chacun verra sa propre réalité.
Cher(e) Thomate,
Tout d’abord, merci pour votre commentaire et votre appréciation.
En ce qui concerne son contenu, vous avez parfaitement raison : la notion de vérité (et avec elle, celles de « réalité » et de « réel ») est l’un des débouchés nécessaires à l’approfondissement de la double question de la perception et de la technique. La conclusion de l’article n’est aucunement définitive ! D’ailleurs, dire que la technique ne ment pas, ce n’est pas affirmer qu’elle « dit » ou « révèle » LA vérité, loin de là. Comme toute structure, elle soutient le monde et le donne à voir selon sa propre logique, ses propres « biais » et présupposés. On pourrait dire, pour établir un parallèle avec Foucault, que les techniques produisent leur « régime de vérité », qu’à chaque système technique que l’humanité a connu correspond une épistémè particulière. La question, ici, serait alors de demander de quelle(s) vérité(s) les techniques sont-elles révélatrices ?
Pour des raisons didactiques et éditoriales, l’article n’exploite pas toute la difficulté de l’exemple de Matrix. La Matrice « ment » aux humains car elle leur fait croire qu’elle est ce qu’on pourrait nommer le « monde physique ». Elle se fait passer pour ce qu’elle n’est pas. Mais d’un point de vue de réalité pure, elle n’est pas moins réelle que la Terre désolée connue de Neo, Morpheus et des autres « déconnectés ». Elle n’a tout simplement pas le même régime d’existence. On retrouve cette réflexion dans les débats autour du couple réel/virtuel et où justice est rarement rendue à la véritable signification du second, que l’on perçoit comme un régime d’existence « amoindrie » (voire parfois d’inexistence) contrairement au premier.
En ce qui concerne la réception des phénomènes que vous abordez plus longuement dans votre commentaire, il est vrai qu’elle est fortement soumise à un « aléas phénoménologique », c’est-à-dire à une différence dans la façon de percevoir et donc d’interpréter les phénomènes. Mais cet aléas n’est-il pas justement celui du percepteur ?
Bonjour et merci pour cet article où on repère tout de suite l’erreur fondamentale. Je cite: la technique a deux caractéristiques majeures. La première, peut-être plus « évidente » que la seconde, est de médiatiser notre rapport au monde. Nos outils sont autant de points de contacts particuliers avec le réel.
C’est l’inverse évidemment. L’humain médiatise son rapport au monde en s’en faisant une représentation/abstraction/concept, car il en a la capacité intrinsèque, et qu’il n’a jamais accès au « réel ». La technique comme le langage ré-introduit cette réalité abstraite dans le réel et le modifie. La technique ne médiatise pas le rapport au monde, elle affecte/modifie le monde pour le rapprocher de la réalité que s’en était fait l’humain dans un premier temps. La médiatisation par la technique ne pourra venir que dans un troisième temps. C’est l’image du marteau à travers lequel tout est un clou. Certes, mais marteau et clou doivent d’abord être une abstraction d’une action à faire avant d’être fabriqués puis utilisés.
Je cite: En me permettant d’interagir avec le monde, les techniques contribuent à sa constitution. Il n’y a pas d’abord le monde puis un objet qui viendrait se superposer à la somme des autres objets dans ce vaste squat qu’est prétendument la « réalité » ! Au contraire, chaque objet apporte sa pierre à l’édifice du monde. Celui-ci est donc essentiellement instable, changeant, en perpétuelle mutation.
Ici c’est la même erreur. L’auteur fait glisser la notion de « réel » à « monde » pour justifier le glissement de « monde » à « édifice ». Il y a bel et bien un réel (inaccesible à l’humain) dont on fait une abstraction, puis des objets correspondants à ces abstractions, objets fabriqués, qui sont ré-introduits dans le réel et le modifient.
C’est ce mouvement à deux temps et trois états que ne connait pas l’auteur. Le réel est abstrait (nié) puis cette abstration est ré-introduite (niée donc) dans le réel. Et celà est valable dans le langage, la fabrication, le social, l’éthique.
Dans le cas du langage, connaître ce mécanisme constitutif de l’humain permet de bien rire des affirmations comme « La carte n’est pas le territoire », affirmation où on retrouve langage, fabrication, social, morale.