ÉLOGE DE LA VERGOGNE ou ne jamais cesser d’apprendre à se retenir

« J’dirai à mes enfants de croire en eux
D’apprendre à être patients mais pas envieux
Que le monde leur appartient s’ils s’ouvrent à lui
Qu’il faut savoir s’imposer et s’faire tout petit. »
« Soto », chanson de Georgio (2021)

 

Il est un grand paradoxe à écrire sur le silence. Écrire sur le fait de se taire, de se retenir. Je n’écris pas publiquement, j’écris pour moi, jamais en pensant à la personne qui me lira. Alors qu’est-ce qui me pousse, maintenant, à faire porter ma voix  ? C’est le sentiment d’une urgence, un besoin qui émerge, criant.  Aujourd’hui, j’ai besoin de dire ce que je crois être la nécessité et la beauté de la vergogne.

Ça doute de rien !

Ce qui a motivé l’écriture de ce texte, ce sont de multiples rencontres, échanges, récits, phrases entendues ou répétées. C’est aussi une phrase, qui résonne depuis mon for intérieur, et que je dois à une amie – belge – avec son trésor d’expressions et de mélodies de mots :

« ça doute de rien ».

La première fois que j’ai entendu cette phrase, je l’ai trouvée tellement percutante. Pleine de sens, tellement juste. Elle était proche d’un ressenti sur lequel je peinais parfois à mettre des mots. Douter de rien. C’est peu ! C’est tant.

Douter, ce que j’ai toujours appris à faire en grandissant, et notamment au cours de mes études en philosophie, qui ont structuré le questionnement fondamental et perpétuel que je transporte avec moi. Étudier la philosophie entraîne un apprentissage du doute, une interrogation toujours présente. Aussi, dans la mesure où être une femme a souvent impliqué pour moi une inclinaison à me remettre en question plutôt que le système, quand certains de mes congénères masculins ont parfois manqué des occasions d’en faire autant.

L’aplomb de l’interlocuteur qui ne doute de rien c’est un ensemble de choses très denses, très lourdes, très pesantes, plombantes, que je n’ai pas envie de développer ici et que bien d’autres ont su décrire et questionner avant moi.

Pour autant, c’est bien cet aplomb, ce sentiment d’avoir le droit de parler, de prendre l’espace que nous avons pourtant toujours déjà en partage, celui de notre interaction, qui me motive à écrire. Souvent en écho je me suis demandée: pourquoi, moi, je ne me jette pas sur cet espace ?

Les mots, mea culpa

Mon rapport au langage a toujours été très précieux, délicat et mesuré, précis.

Besoin d’examiner les mots. Les peser, les soupeser, les contrôler. Calibrer mon propos et quelque chose du monde, ce que j’y fais, ce que j’y suis. Les mots – plus encore,  les concepts, me permettaient de poser des balises, de maîtriser quelque chose. Délimiter, borner – figer, s’il le fallait. Pourtant par définition le sens des mots, la signification qu’on leur donne, existe par convention selon des temps et des lieux. Il n’y a donc jamais de mots « en soi », figés, sur lesquels on peut compter.

Je crois que si je me suis dirigée vers la littérature au début, puis la philosophie ensuite, c’est parce que j’avais l’impression que les mots et les savoirs me seraient toujours fidèles. Qu’ils seraient une bouée, une ancre, une rive.

Investir, surinvestir même, leur sens, leur interprétation, les liens entre eux, leur poids philosophique, historique, leur ancrage sociologique, leur étymologie, ce qu’ils charriaient avec eux. Investir, à long terme, sans retenue, à l’infini presque, comme si les mots et les concepts ne pourraient jamais me trahir. Aussi ai-je cru que la pensée construite logiquement, bien ficelée, les concepts représentatifs de réalités idéales, les mots bien choisis, justes, tout cela constituerait ma boîte à outils fidèle pour l’avenir, et même pour le devenir, à la vie à la mort, envers et contre tout !

Un tel rapport à la langue a des vertus rassurantes, stabilisantes, et je me suis construite à travers lui. Pourtant, il est aussi toxique, il m’interdit un rapport à la vie plus lâche, plus interstitiel. Plus léger, plus nuancé.

Circonscrire, c’est bien ce qui aujourd’hui et du fait de la rencontre avec la pensée de Bernard Stiegler[1], et d’autres, me pèse et me fait écrire ce mea culpa : j’ai moi-même manqué de retenue.

J’ai manqué de silence, j’ai manqué de vergogne quant aux mots.

Bien que je n’aie jamais envahi ou investi l’espace public avec mes mots, je n’écris pas d’articles, ne fais pas de prises de paroles, pourtant j’ai tout de même manqué de retenue avec les mots, et ce dans beaucoup de sphères de ma vie.

J’ai une pensée émue ici pour mes amis, ma famille, mon père qui disent souvent :

« Avec toi, il faut pas se tromper de mots ! ».

Je suis désolée papa, pour toutes les fois où j’ai été piquante, en colère, méprisante parce que tu n’utilisais pas ce que je pensais être les bons mots pour décrire les bonnes choses.

Je suis désolée Jade, pour toutes les expressions françaises mal utilisées et mal dites que je t’ai forcée à rattraper, à soigner, à restaurer. Je suis désolée pour toutes les personnes que j’ai reprises, à qui j’ai dit que leurs mots n’étaient pas les bons, leurs choix trop imprécis. Je suis désolée pour tous les moments où a émergé cette voix en moi qui n’a pas su s’empêcher de vous reprendre, à vouloir mieux décrire, catégoriser, classer, analyser, calibrer.

Mea culpa.

 

« Contenir, dans la sphère intime, discrète et même secrète de son cœur. »
Bernard Stiegler[2]

 

«Même si c’est angoissant, n’essaye pas de prendre la solution de facilité. »
Jigoro Kuwajima

 

Ce qui me pousse à écrire aujourd’hui, ce sont autant mes interactions avec la violence et la lourdeur des individus qui ne doutent de rien, que mes échanges avec la richesse et le caractère précieux de celles et ceux qui se retiennent et qui m’ont aidée à repenser la valeur des mots.

« Quand tu te retiens, tu retiens des choses qui te retiennent »

Je voudrais ici rendre hommage à toutes les personnes qui ont croisé ma route et se sont retenues. Elles se sont tues – par habitude, par volonté, par caractère, par décision politique.  Je voudrais remercier chacune d’entre elles pour la plus infime parcelle de silence qu’elles m’ont adressée, pour chaque mot retenu, chaque pensée reléguée au rang de potentialité, chaque développement mis de côté, au creux de soi.

Cet hommage veut dire : merci, merci pour cet effort, qui d’ailleurs n’en est pas toujours un pour certain.e.s d’entre vous. La valeur qui émerge de ces silences est infinie. Ils disent ce que l’on ne peut pas dire, ce que l’on n’arrive pas à formuler, ce que l’on ne souhaite pas formuler. Cette valeur est infinie car elle implique une suspension, une liberté douce à ce qui est dans l’air, ce qui aurait pu être figé dans des mots mais ne l’est pas. Il est bien des choses que l’on ne peut nommer, décrire, contenir dans des mots. Bien des choses indicibles, qui lorsqu’on tente de les dire s’évanouissent, se dissipent, se perdent. La vie humaine dépasse les mots, dépasse les concepts. Même si des auteurs comme Christian Bobin ont le talent d’approcher une description de la vie assez proche pour être vraie et assez éloignée pour être juste[3], il demeure un au-delà des mots.

« Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect le plus banal, s’insinue entre elle et nous (…) Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. »[4]

Ce que Bergson dit ici, je le ressens, je l’éprouve même. Ce voile qui se met entre moi et la vie, je le touche du bout des doigts.

Se retenir de mettre des mots – puisqu’ils ne suffiront de toute façon pas -, se retenir même de le faire dans sa tête, se retenir, tout court. Retenir, se rappeler de la saveur d’un moment, et non tout déverser en dehors de soi et ainsi d’une certaine façon le perdre. Ce qui me retient, ce qui me fait être moi, qui me constitue, c’est cet ensemble d’expériences indicibles, que je ne vis que comme moi, que je ne vis que depuis moi, toujours à partir de moi.  Ce qui me retient, c’est ce que je retiens en moi.  Je crois qu’il y a quelque chose d’infiniment précieux à retenir en soi, et donc à se rappeler aussi, avec une précision toute intime, toute personnelle, originale, jamais répliquée, jamais dite et jamais duplicable ce que l’on vit :

« Chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme (…) nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent ».[5]    

En effet, chaque être humain a au fond de lui un jardin qu’il ne sera jamais en mesure de partager, même s’il invite les autres à s’y asseoir, ou à en cultiver avec lui les fleurs.

Je voudrais encore une fois rendre hommage à celles et ceux dont le jardin demeure enfoui, gardé en soi, et dont eux seuls ont le talent d’en faire sortir par moments quelques papillons volatiles. Leur dire tous mes mercis, en même temps que toute mon admiration pour ce lâcher vis-à-vis de la vie, lâcher qui n’est pas une résignation ni un renoncement. J’ai appris grâce à tous ces êtres la valeur du silence, la valeur de ce qui n’a pas besoin d’être dit et qui pourtant demeure, posément, au creux de nous. J’ai découvert un rapport à l’existence moins clair, mais plus riche, moins sécurisant, mais plus beau, multiple, plein de surprises. Il s’agit donc aussi je crois, d’une sollicitude, pour l’autre et pour le monde.

Se retenir comme soin au monde

Enfant, se retenir constitue un des premiers apprentissages de la vie sociale, j’apprends à ne pas déféquer partout tout le temps, sur mes voisins ou dans la rue. Se retenir, se contracter pour éviter la fuite malencontreuse, mais aussi pour considérer l’autre et le monde que nous partageons. Considérer par exemple, que je ne suis pas seul.e à y évoluer et à interagir et que, toujours déjà, nous sommes plusieurs. On apprend à ne pas crier en public, on intériorise un sentiment tout à fait moteur s’il est vidé de culpabilité, à savoir, la honte :

« La vergogne est la capacité à avoir honte, à être affecté par ce sentiment que l’on a, et que l’on n’est pas, qui vous tombe dessus en quelque sorte, et qui est la honte : être sans vergogne, c’est être devenu incapable d’avoir honte.», explique Bernard Stiegler.

La possibilité d’avoir honte, et non de l’être comme le dit Bernard Stiegler (dans un contexte, dans un moment, et non comme une caractéristique qui persiste) retient, là où le sentiment d’en être prémuni relâche, autorise. Adulte, la possibilité d’avoir honte pourrait s’incarner dans le fait de retenir ses pulsions[6]. Or, cela constitue un effort considérable au temps du consumérisme généralisé et du marketing où chaque sollicitation nous pousse à agir pulsionnellement. Nous ne sommes plus capables d’avoir honte, et je n’y jette pas un regard moralisateur, c’est l’état du monde, du fait de nombreuses forces systémiques qu’encore une fois d’autres ont bien mieux décrit avant moi[7].

Ce texte est un appel à l’attente, à l’observation, au silence, se retenir de faire et se retenir de dire, tout, tout de suite.  Le monde en a besoin. Le monde, et celles et ceux qui se retiennent, qui font l’effort de la vergogne, de l’attente, de l’écoute. Je n’invite pas au silence à tout prix – comme s’il comportait une puissance en soi curative – mais plutôt à tenter de se retenir parfois, d’attendre pour dire et faire avec plus de justesse : peut-être plus tard, car on aura eu le soin et l’économie de ne pas s’y jeter tout de suite.

Nous en avons besoin pour vivre ensemble et pour soigner ce qui doit l’être. Réapprendre à se taire parfois et à écouter, à considérer ce qui en l’autre est différent de moi avant toute réaction. Renouer avec la  patience, maturer, retenir ce qui nous traverse au lieu de l’extérioriser – par des mots ou par des objets –  trop vite. Avoir la sobriété et le courage de renoncer à cette idée que l’on voudrait mettre en œuvre là, maintenant.

Adopter une certaine réserve, requiert un effort de chaque instant, je vous propose d’essayer …sans retenue :)

 

Un article par Maude Durbecker Toutes ses publications

 

NB: Ce texte tente de défendre la vergogne, mais ne prône pas le silence en soi. Il ne s’agit pas de remettre en question un droit à la parole, à l’expression des oppressions. Il s’agit de replacer la vergogne au centre d’un discours afin de la penser à nouveaux frais, dans le contexte d’une époque qui ne la valorise pas.

 

[1] Cours pharmakon, 2010-2011 sur la vergogne, Bernard Stiegler, et tout le reste de son œuvre gigantesque ! https://generation-thunberg.org/pharmakon/cours/

[2] vers 1h04.

[3] Christian Bobin, auteur magnifique, à lire et à relire ;) https://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Bobin.

[4] Le rire, Bergson, 1899.

[5] Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson.

[6] Je suis capable d’avoir honte de ce qui pourrait arriver si je n’ai pas de vergogne.

[7] Un petit texte qui décrit bien pourquoi nous ne savons plus nous retenir, vivre ensemble, être attentif: Aimer, s’aimer, nous aimer, Bernard Stiegler, 2003.

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