” Je crois que le cerveau humain a une exigence fondamentale : celle d’avoir une représentation unifiée et cohérente du monde qui l’entoure ainsi que des forces qui animent ce monde.”
François Jacob, in “Le darwinisme aujourd’hui”, pp. 145-147.
Dans le précédent article, j’ai tenté de présenter le cœur de mon positionnement de philothérapeute, par rapport aux critiques internes et externes qui peuvent être liées au fait de mêler philosophie et thérapie.
J’ai voulu rappeler en premier lieu que la thérapie ne consiste pas nécessairement à soigner, encore moins à guérir d’une maladie ou à poser un diagnostic médical. Elle consiste à se mettre au service, à l’aide d’un outil ou d’une compétence analytique, et à prendre soin de l’équilibre d’une personne ou d’une relation, à partir d’un diagnostic dialogique.
Que peut la philosophie, dans le soin à la personne ? Selon moi, elle peut tenter de pénétrer le système de croyances et de convictions d’une personne, comme un chirurgien ouvrirait un corps, afin d’avoir une vision plus claire de ce qui se trame à l’intérieur et de pouvoir, le cas échéant, proposer une intervention pour restaurer un équilibre rompu ou, dans le cas des croyances, se positionner différemment par rapport à un système existant.
Dans ce second article, il convient de revenir sur ce point précis et de préciser ma méthodologie, lorsque j’interviens au niveau du système de croyances d’une personne. Je ne développerai pas dans cet article la raison pour laquelle je nomme “croyance” tout énoncé mental, qu’il soit ou non l’objet d’une connaissance empirique, rationnelle ou pragmatique. Il faudrait un article entier pour cela, ce sera peut-être l’objet d’un prochain article !
Je me contenterai de reprendre ici le postulat du précédent article, qui est la base de mon accompagnement : tout énoncé, toute conviction, et même l’entièreté de notre système de croyances, tout cela repose selon moi sur un ensemble de besoins, psychologiques autant que physiologiques, que nous devons nourrir quotidiennement pour rester en équilibre. Notre édifice mental s’est construit autour de nos besoins, et nulle croyance n’est “gratuite” : elle a une profonde utilité dans l’économie de nos besoins. C’est ce que l’on nomme une position “pragmatique”.
Je me propose maintenant de préciser mon rôle de philothérapeute, par rapport à l’économie des besoins de la personne que j’accompagne.
Que puis-je pour toi, moi, philothérapeute ?
Nombreuses sont les personnes qui viennent me voir parce qu’elles sont en perte de sens. Perte de motivation, perte de direction, perte de désir. Ce que l’on pourrait nommer “dé-pression”, en termes psychologiques (perte de pression, de gaz !), mais je préfère parler d’un creux existentiel, d’un passage où ce qui auparavant faisait sens – ou n’était tout simplement pas questionné – ne fait plus sens actuellement. Perte de sens, perte de carburant existentiel, panne de moteur. Ca n’avance plus.
Que peut la philo pour ces personnes ? Il est intéressant de remarquer que le préfixe « philo », à la base du concept de « philo-thérapie », n’est pas forcément en lien avec la philosophie. Il désigne originellement cet élan, ce désir, cette quête de quelque chose que l’on sait bien ne pas avoir actuellement, ou du moins manquer quelque peu. Quand le philein recherche la « sophia », la sagesse ou le savoir pour les grecs, alors naît la « philo-sophia » : la recherche de sagesse. Mais le « philein » peut être à la recherche de bien d’autres choses, car originellement c’est l’action d’être attiré par quelque chose, d’aimer faire une activité, être avec quelqu’un… Dans la philatélie par exemple, c’est la passion pour l’affranchissement (“atélios” en grec, le fait de se libérer d’une charge !) – les timbres, bien sûr – qui est l’objet du philein. Et ce philein est un peu différent de l’eros, qui marque un désir sensuel voire sexuel. Il est flagrant de constater que l’on ne parle pas d’érosophie par exemple mais bien de philosophie pour désigner l’amour de la sagesse : car la sagesse n’a que rarement d’attrait érotique, même si Socrate emploie résolument l’éros mondain pour amener par étapes à l’amour du savoir et de la sagesse : la philo-sophia.
Pourquoi ce détour étymologique ? Si la thérapie, c’est le fait de prendre soin, comme je l’ai montré dans l’article précédent, alors la philothérapie pourrait-elle se définir, de manière certes peu conventionnelle, comme le fait de prendre soin du « philein », de cet élan de vie, de cet amour et de cette quête de quelque chose que l’on ne connaît pas encore mais qui nous attire résolument ? J’ai choisi, depuis un moment déjà, de considérer que le « philein » peut être considéré comme le moteur de chaque individu, ce qui le met en mouvement et le rend auto-mobile. Son principe de mouvement interne. Et j’ai choisi aussi – je vais vous expliquer mes raisons – de considérer que ce moteur, en un mot, c’est le sens. Nous voilà revenu à notre postulat de départ : la philothérapie entend prendre soin du sens que l’on donne à l’existence. C’est vraiment important pour moi, parce que cette question – que l’on appelle “existentielle” en général : la question du sens de notre existence – m’a toujours beaucoup travaillé. Et je m’entendais dire, parfois avec ironie :
- « Mais pourquoi cherches-tu toujours à donner un sens aux choses, un sens à ce qui arrive, et en général un sens à ta vie ? »
- « Ne peux-tu pas te contenter de vivre, et de laisser couler les choses ? »
- « Pourquoi se torturer autant l’esprit ? »
- « Ce doit être une maladie…»
Si la maladie provient d’un déséquilibre lié au dérèglement (trop ou pas assez) dans la satisfaction d’un besoin, comme je le suppose, alors à la base-même de mon désir de sens – excessif ou pas, je ne saurais le dire – il y avait certainement un besoin fondamental pour mon existence. Et pas seulement la mienne, oserai-je croire. C’est ce besoin que je vais tenter de cerner maintenant.
Chercher le sens à travers ses 3 sens…
Pour cela, il faut ici s’arrêter quelques instants sur l’idée-même de sens. On ne peut la restreindre à la seule recherche d’une signification, c’est-à-dire d’une explication cohérente en termes de raison d’être, de but (« quelle est la raison de tout ceci ? Y a-t-il un but ? »). Car le sens, c’est aussi la direction que va prendre l’action (pensons au fameux « sens interdit » que l’on prend parfois dans la vie, celle-ci se chargeant assez vite de nous le signifier, par ailleurs), et enfin c’est avant toute chose la sensation qui nous traverse (le sens commun, le sixième sens…).
Signification, direction et sensation sont intimement liés et forment à eux trois ce que j’appelle le sens. La philothérapie, telle que je la pratique, se doit d’agir sur ces trois concepts, si elle veut représenter un gain palpable pour l’individu, en termes de sens.
Partons d’un nouveau postulat, certes difficile à démontrer ici, mais évident pour moi : la perte de sens (au sens de signification, de raison d’être) ne provient que trop souvent d’une perte de contact avec nos propres sensations, parce que nous avons pris une certaine distance par rapport à notre corps-propre, par rapport à notre proprioception. Il serait très long et fastidieux de tenter ici de démontrer le lien entre cette idée existentialiste d’absurdité fondamentale et la distanciation voire la coupure que certaines personnes ont pu faire avec l’univers riche et pluriel de leurs sensations, pour des raisons multiples d’ailleurs. Je vous demande, sinon de l’accepter comme hypothèse de départ, du moins de prendre le temps de l’interroger avant de continuer. Pour ma part, elle apparaît comme le fruit de nombreuses rencontres thérapeutiques avec des personnes qui s’étaient coupées (ou “clivées”) de leur corps, en général pour se protéger d’un vécu trop douloureux à assumer à une époque de leur vie, et qui s’étaient réfugiées dans l’idée existentialiste d’absurdité, comme dans un château-fort entouré de remparts théoriques.
Ce clivage entre notre capacité de raisonner et notre capacité de sentir, s’il existe, n’est donc jamais gratuit, in-sens-é, absurde. Encore faut-il en chercher le sens, à chaque fois un peu différent, chercher à comprendre pourquoi l’on s’est coupé de ses sensations, jusqu’à ne plus ressentir nos émotions, qui sont autant de preuves que l’on est vivant. Combien de personnes vont en thérapie en affirmant qu’elles se sont « clivées », coupées de leurs émotions, ce qui représente visiblement pour elles un problème majeur – alors que ça a pu être, à un moment donné, leur solution ?
Chercher le sens de cette distance prise avec la sensation : tel est l’un des enjeux de mon accompagnement philothérapeutique : et je me passionne pour la construction commune, à deux, d’une sorte de généalogie du sens, dans ses deux premiers sens : signification et sensation. Comment avons-nous construit les croyances qui nous habitent aujourd’hui ? Comment avons-nous vécu tel ou tel événement, quelle perception en avons-nous eu, quel sens lui avons-nous donné ou repris, et quel impact sur notre sensibilité présente, sur notre perception du monde et de notre propre personne ? Il y a là toute une histoire à reconstruire, car l’histoire que l’on se raconte a un impact non négligeable sur l’histoire que l’on vit…
Et il y a fort à parier que la perte de sens occasionne des difficultés à avancer sereinement et résolument dans la vie, à créer, à prendre des risques, à jouer. Tout devient sérieux, lourd, pesant. Difficulté à prendre une direction. Hésitation, indécision, paralysie du choix, sentiment de perte de liberté. Ou au contraire refuge dans une réponse toute faite, dépendance, crédulité, abandon à une position théorique toute prête, déjà déterminée : perte d’autonomie. Construire ses propres solutions, petit pas par petit pas ; et retrouver l’élan et le désir d’avancer, qui sont toujours présents dans le corps vivant, si on veut bien se relier à nouveau à lui : tel est l’un des enjeux majeurs de la philothérapie, telle que je la conçois.
La philothérapie est donc, selon moi, véritablement une thérapie philosophique ; ou encore elle est l’usage de la philosophie à vocation thérapeutique : elle prend soin du sens dans ses trois sens, et elle entend redonner au besoin de sens toute l’importance qu’il a dans la vie d’un individu. Sensation, signification et direction.
Redonner sa place au corps dans le soin de l’esprit
Or, a priori, et sauf erreur de ma part, c’est avec un corps que l’on sent. Pour compléter cette tentative de définition de la philothérapie, telle que je la conçois, je ne peux éviter de parler ici de la place que prend le corps dans mon approche, quitte à m’éloigner à nouveau d’une approche plus « conventionnelle » de la philosophie. Car si mon approche se veut résolument « psycho-thérapeutique » (au sens étymologique du soin que l’on porte à l’âme, à l’équilibre psychique des croyances et des convictions personnelles), elle ne peut oublier l’approche « somato-thérapeutique », le soin que l’on se doit de prendre du corps et de ses sensations, dans une démarche globale d’accompagnement philosophique. Corps et esprit ne peuvent être dissociés quand on s’intéresse au sens ; encore moins détachés l’un de l’autre – du moins en cette vie, selon les croyances.
Et j’aurais l’impression de ne m’occuper que d’une partie de la personne, si je ne m’intéressais qu’à son « esprit ». D’ailleurs je ne vois pas Socrate comme une personne prenant vraiment soin de son corps, que ce soit dans les banquets (buvant et mangeant beaucoup, s’en retournant ivre chez lui, marchant pieds nus dans la neige…) ou du fond de sa cellule lorsque, condamné au suicide volontaire pour avoir dénié les divinités grecques et « corrompu la jeunesse », il clame haut et fort à Phédon qu’il va bientôt être débarrassé de ce corps qui l’empêche de voir la vérité toute nue. Je ne sais pas s’il l’a vu, cette vérité tant désirée, mais je questionne sincèrement cette croyance qu’il faudrait se passer du corps pour accéder à l’essence de la réalité. N’est-ce pas encore une stratégie de fuite et une illusion de la conscience, illusion que la philosophie pourrait, peut-être, interroger et prévenir ? N’est-ce pas encore une croyance qui, si elle était érigée en dogme, pourrait devenir radicalement dangereuse pour l’individu et pour le groupe ?
Ma conviction personnelle est, je vous l’ai dit, pragmatique : rien n’est vain ni inutile dans cette vie. Nous ne nous sommes pas « incarnés » (quel que soit d’ailleurs le sens que l’on donne à cette incarnation, entre absurdité déterministe et finalité spirituelle) pour devoir ensuite espérer quitter au plus vite ce corps. Pour le coup, ce serait proprement absurde, vide de sens. La philothérapie, telle que je la conçois, peut interroger la croyance immatérialiste chère à Socrate : elle peut questionner ses origines, son intention, enfin le besoin qu’elle cherche (peut-être maladroitement) à servir.
S’incarner ou ne pas s’incarner ?
Je me suis aperçu, au fil de mes rencontres et de mes accompagnements, que la question de l’orientation du désir – vers le monde spirituel ou vers le monde matériel, pour caricaturer un peu – est essentielle dans la recherche de sens qui parfois torture les personnes venues me voir. Il y a souvent, à l’origine du questionnement philosophique de ces personnes, une sorte de quête spirituelle insatiable qui s’accompagne d’un désintérêt pour les choses « futiles », « matérielles », en bref tout ce qui touche à l’incarnation dans une matière pesante. Le matérialisme n’est pas la philosophie de vie la plus partagée des personnes qui viennent me voir, en général. Et pourtant elles viennent me voir, moi ! Et je ne leur cache pas que j’ai accompagné pendant des années, au sein d’une association bénévole, des personnes ayant vécu des expériences de mort imminente, et se posant de manière urgente la question de savoir quoi faire de leur corps, étant « revenues » en son intérieur, après avoir eu l’impression ineffable de vivre sans ce corps pesant. Apprendre ou réapprendre à vivre dans un corps, voilà quelque chose qui m’intéresse au plus haut point. Car cela me touche, c’est évident, dans mes propres difficultés pour m’incarner vraiment, pour accepter cette lourdeur, pour en faire une force et une ressource.
J’ai donc, dans mon propre chemin, cherché de nombreuses manières d’accueillir et d’exploiter (je pèse mes mots, les deux directions étant un peu … excessives) le corps qui m’a été donné (par qui ? je n’en sais rien, et je dois avouer que ce n’est pas mon plus grand sujet d’intérêt). Par la danse, par différentes formes de respiration, par le mouvement circulaire, par l’hypnose légère, par le chant ou le cri, et encore de nombreuses autres techniques, j’ai appris à habiter mon corps, le plus possible. Et je ne peux pas faire comme si la question n’existait pas, ou encore comme si elle ne pouvait trouver de solution que dans le monde théorique justement, le monde des idées.
Mais il est certain que notre corps est souvent, pour nous, seulement un “corps-image”, indicateur fidèle des croyances qui nous habitent (parfois-même inconsciemment) et des blessures psychiques que nous avons inscrites dans notre chair. Il est surprenant de voir comment notre corps s’est “adapté” à l’image que nous avons de lui, que nous avons de nous-mêmes. Interroger, philosophiquement, la manière dont nous apparaissons au monde, interroger notre phénoménologie corporelle, cela me passionne, dans mes accompagnements. En tentant toujours de ne pas vexer la personne n’est-ce pas ! Le corps est encore souvent l’objet de tabous et de complexes… Car il est aussi l’image loyale d’une société qui s’amuse à le façonner et le déconstruire, le scarifier et le sacrifier aussi, parfois, sous l’effet de modes insensées. Serviteur fidèle, paradoxalement exploité et haï en même temps, traité comme un fantôme dont le seul reflet serait accessible à travers le miroir qui trône au-dessus de l’évier d’une salle de bain. Déconstruire une construction personnelle et sociale, redonner au corps-propre, celui qui sent et qui souffre, toute sa place dans l’économie personnelle, c’est l’un des enjeux forts de mon accompagnement.
Et pour cela, il convient, à mon avis, de permettre au corps de trouver ou de retrouver des chemins efficaces pour que l’énergie – notamment celle libérée par le travail sur les croyances, mais aussi celle trop longtemps bloquée ici et là dans le corps – puisse à nouveau circuler librement. Or cette énergie est d’essence émotionnelle. La psychanalyse la nomme « transfert », et en fait parfois (surtout la psychanalyse freudienne, en vérité) un danger dont le thérapeute doit toujours se méfier, s’il ne veut pas subir les décharges irrationnelles de haine ou d’amour du patient. La philothérapie que je pratique autorise ces décharges d’énergie et leur offre même des moyens d’expression (par le cri, le chant, le mouvement, la danse, etc.), pour que s’incarne dans le corps les changements émotionnels qui affectent l’individu évoluant dans ses croyances. Je ne veux pas que le dialogue philosophique se fasse dans une distanciation par rapport aux émotions, soi-disant pour ne pas se laisser happer par elles, ou encore pour raisonner de manière objective. Je veux prendre la personne dans son entièreté, et accueillir avec elle tout ce qui colore chaque idée, chaque croyance, chaque conviction. On ne peut pas couper en deux une idée, pour n’en prendre que la forme sans la couleur. Ou alors on reste dans un espace en noir et blanc. Cela peut être magnifique comme esquisse, comme ébauche du réel. Mais le monde n’est pas en noir et blanc.
Prendre soin de l’âme, par le travail sur les croyances, et prendre soin du corps, par le travail sur l’attention et les émotions : telle est la vocation de ma pratique philothérapeutique.
Et concrètement, ça donne quoi ?
J’ai envie de vous répondre : “Il faut venir voir !”
Mais je me rends bien compte que cette affreuse tentative de manipulation publicitaire ne résistera pas à l’épreuve de votre regard critique, alors je vais vous donner quelques pistes sur ma manière de faire.
Une séance de philothérapie débute toujours avec l’énoncé d’une intention de départ, pour la séance. Il est important pour moi de travailler avec une intention propre à chaque séance, et surtout avec une intention actuelle, et non pas réfléchie durant les jours qui précèdent la rencontre ou durant la nuit blanche qui vient de se terminer.
“Qu’est-ce qui, ici et maintenant, est d’actualité pour toi ?”
Il ne s’agit pas seulement d’une impulsion ou d’un souhait, mais d’une réelle intention : c’est-à-dire d’un engagement à aborder un sujet qui risque d’être dérangeant ou inconfortable pour la personne. Et cet engagement de départ est l’une des garanties de l’effectivité de la séance et des bénéfices que l’on peut en tirer : “je vais être engagé dans un processus qui risque de me dépasser ou de me balloter, alors autant que je m’engage pleinement dans ce processus, que j’y mette toute ma personne.” Et ceci n’est possible que si le sujet que l’on va aborder me parle beaucoup, aujourd’hui. Pas seulement dans mon mental, mais aussi dans mon corps, mes émotions.
Et puis, ensuite, on improvise ! Il n’y a pas de méthode, selon moi, pour dialoguer avec une personne, même si au passage je vais invoquer – un peu comme on invoque des esprits, mais en moins flippant – tous mes outils philosophiques, héritages de longues années de partage avec mes élèves de terminale. Problématisation, distinctions conceptuelles, analyse des postulats, émission d’hypothèses alternatives, et surtout ancrage du discours dans des exemples précis, vécus, et émotionnellement chargés. Je ne détaillerai pas ici tous ces outils philosophiques, je suis certain que vous trouverez nombre d’articles pour aborder tous ces sujets. Ce qui reste assez particulier dans mon accompagnement, c’est que j’encourage ou soutiens dès que possible l’expression émotionnelle ou corporelle, qui n’est pas un empêchement de penser, selon moi, mais au contraire un gage d’authenticité et de profondeur d’engagement.
Et si la personne est sensible et partante pour cela, je lui propose en fin de séance un temps assez conséquent (cela peut aller jusqu’à une demi heure) pour intégrer corporellement le contenu de la séance, et finir de décharger ce qui s’est joué durant la séance, à partir d’un exercice de respiration assez engageant. Mes exercices de respiration s’inspirent à la fois du pranayama, de certaines formes de rebirthing (pratique américaine) et d’une technique mise au point par un certain Wim Hof pour préparer le corps à une épreuve physique (comme le bain glacé). A partir de toutes ces techniques, j’ai élaboré un panel de possibilité d’aller visiter ce que le corps a à dire, après l’engagement mental dans un dialogue authentique.
Il reste un dernier point sur lequel j’ai envie d’insister avant de clore cet article : c’est le recours à l’écoute bienveillante. L’écoute. Et la bienveillance.
En séance, je passe la plus grande partie du temps à écouter. Cela ne veut pas dire que je ne parle pas, puisque je questionne en permanence. Pour être bien sûr de comprendre. Quand on part en voyage, dans une culture que l’on ne connaît pas, il est important de questionner, pour être bien sûr de ne pas projeter sur l’autre ses propres évidences culturelles. C’est la base de l’ethnologie. En philothérapie, je suis comme un ethnologue qui visite une contrée inconnue – et comment pourrait-il en être autrement, puisque je ne suis pas à l’intérieur de toi ! La plupart de mes questions sont là pour remettre en question, justement, des évidences. Celles que je pourrais projeter sur le discours de l’autre, comme je l’ai dit, mais aussi celles qui ne sont pas questionnées par l’autre, qui sont évidentes pour lui. Et l’outil que j’adore vraiment, dans ce cas, c’est la naïveté du jeune enfant, quand il insupporte ses parents avec des questions en “Pourquoi ?”. Vous voyez la mimique innocente de l’enfant ? Et la mine agacée du parent en question ? Vous y êtes.
Mais pour garantir la sécurité de l’échange, quand on vient ainsi torturer la pauvre personne qui est venue nous demander un peu d’aide – au Moyen Âge, “poser la question” n’était pas autre chose que de la torture ! – il convient d’appliquer une bonne dose de bienveillance à l’entretien dialogique. Autrement, il risque véritablement de tourner à la torture, sous prétexte de “provocation au changement”. Or je suis convaincu que quand on provoque un peu trop le système d’une personne, en déséquilibrant de manière brutale son édifice mental, ou en remettant en question sans vergogne ses croyances fondamentales, les piliers de cet édifice, alors on déclenche une réaction de défense bien compréhensive et tout à fait heureuse. C’est ce que j’appelle la stratégie de l’huître.
Et quoi ? On va prendre le couteau pour essayer d’ouvrir à nouveau ce que l’on a contribué à fermer, par notre manque de bienveillance ? On va tenter d’employer tous les stratagèmes possibles pour contourner un mécanisme de résistance qui ne s’est pas mis en place par hasard ? Pour avoir beaucoup travaillé sur les états modifiés de la conscience, notamment avec des techniques qui déstabilisent profondément l’ancrage de la conscience, je sais que lorsque les résistances d’une personne sont activées, il n’est quasiment plus possible de continuer le processus : il faut, rebrousser chemin et… attendre.
Etymologiquement (promis c’est la dernière fois), la bienveillance ne provient pas selon moi de la “bénévolentia” latine, cette disposition à vouloir le bien de l’autre, car c’est au nom justement de cette “bienveuillance“ que l’on peut parfois se comporter de manière vraiment despotique. Mais “c’est pour ton bien”, bien entendu ! Je préfère largement relier la bienveillance à la “bona vigilantia” : le fait de bien veiller à la sécurité d’une personne ou d’une relation : ici la relation thérapeutique, que l’on appelle aussi parfois “l’alliance thérapeutique”. Bien veiller, c’est être attentif à ce que la relation reste équilibrée, que la personne ne se sente pas mise en difficulté, en danger ou en position de soumission.
Or je suis désolé de constater que, parfois, la compétence du praticien philosophe s’accompagne d’une certaine condescendance, certainement héritée d’une forme d’élitisme culturel, et aussi d’une bonne dose d’auto-congratulation narcissique. Quand je dis que je suis désolé, c’est un euphémisme : je suis affligé. Et je prends un soin tout particulier à ce que la personne qui vienne me voir ne ressente pas cette condescendance, même si les outils philosophiques et la culture philosophique peuvent facilement donner l’impression d’une “supériorité” du thérapeute ou du consultant sur son interlocuteurice. L’humour et notamment l’auto-dérision m’accompagnent dans ce processus, et sont des outils très puissants pour détendre l’atmosphère, quand elle devient lourde, lourde du poids lié à l’histoire de chaque âme.
Epilogue
Pour finir cette analyse personnelle de la philothérapie, j’ai envie de revenir sur la question initiale : celle de savoir si la philosophie peut, ou doit même se positionner comme une « thérapie », dans le domaine de l’accompagnement individuel. La question embête, puisqu’il existe autant de manière d’envisager l’accompagnement philosophique que de personnes pratiquant cet accompagnement. Je ne vais donc parler que de moi et de ma « profession de foi ».
Aujourd’hui, il existe de plus en plus d’approches thérapeutiques, à côté des approches dites « classiques », et de plus en plus de personnes décident de changer de métier, de se mettre en danger financièrement, pour créer une entreprise ou une association à vocation thérapeutique. Pourquoi ? Est-ce uniquement un effet de mode, ou faut-il trouver un sens à cet engouement ?
Il n’est pas à propos, dans cet article, de donner une réponse définitive à cette question : disons que c’est affaire de croyance. Chacun peut décider, en son fort intérieur, s’il croit que l’humain se comporte encore, comme à son habitude, comme un ovin (le contraire de l’ovni, quoi) qui suit le troupeau des nouvelles thérapies ; ou s’il pense au contraire qu’il y a derrière cet engouement une signification particulière, un mouvement historique en train de naître. Pour ma part, je constate juste que cela fait maintenant des siècles et des siècles que nous offrons généreusement nos problématiques (elles-mêmes étant des héritages transgénérationnels) à nos chers bambins. D’aucuns diraient même que c’est la principale raison de faire des enfants, que de pouvoir se payer le luxe de décharger sur elleux ce que nous n’avons pas réussi à gérer durant notre propre vie. Je n’irai pas jusque là. Quoique…
Mais je crois aussi que cela est – doucement, tout doucement – en train de changer. Que de plus en plus de gens refusent de « refiler la patate chaude » à leurs enfants, et préfèrent travailler sur eux, de leur vivant. S’il y a de plus en plus de thérapeutes, c’est qu’il y a de plus en plus de demande. Ce n’est pas que les gens soient de plus en plus malades. C’est qu’ils sont de plus en plus lucides sur leurs propres blessures, et de plus en plus soucieux de leur responsabilité d’humain, de parent, de conjoint. La conscience humaine évolue vers plus de transparence : telle est ma croyance. Inutile de me demander de la justifier, je n’ai aucune preuve à donner et n’en ressens pas le besoin. Cette conviction, parmi les autres que j’emprunte pour un temps, donne du sens à mon propre travail et me permet d’avancer dans le chemin que j’emprunte depuis déjà un temps : le chemin de la mise en lumière de ce qui est bien caché, dans nos angles morts. C’est cette profession de foi, totalement indémontrable, qui me pousse à m’affirmer “thérapeute pragmatique”, au sens où W. James entendait ce concept :
« Croyez que la vie est digne d’être vécue, disait W. James, et votre croyance aidera à en créer le fait. »
Voir également la première partie de cet article : “Philothérapie : La pratique philosophique peut-elle être une thérapie ?”