Quelle place pour la philosophie dans la RSE ? Une approche interculturelle – Interview d’Alexandre Wong

Dans un contexte où les entreprises multinationales dominent le scénario international, les enjeux interculturels deviennent un élément majeur. Comment faire dialoguer le management interculturel et la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) ? Quel rôle pour les philosophes au sein des organisations qui se confrontent à ces enjeux ? Comment deconstruire l’eurocentrisme afin de s’enrichir des pratiques non-occidentales ?

Pour éclairer ces questionnements nous avons interviewé Alexandre Wong. Diplômé en philosophie, il est coordonnateur du réseau RSE&I (un réseau des experts qui abordent la RSE avec une approche interculturelle) et consultant RH, notamment spécialisé en management interculturel, en qualité, diversité et RSE. Son parcours, ses questionnements et sa vision sont une invitation à lier la philosophie, le management interculturel et la RSE.

Le temps de la méditation et le temps de l’action : la philosophie pour contribuer à l’évolution économique des sociétés

La Pause Philo : Vous êtes consultant RH et coordonnateur du réseau RSE&I. Comment et pourquoi vous êtes arrivé en tant que philosophe à vous investir dans ces domaines ?

Alexandre Wong : J’avais conscience lorsque j’ai fait paraître une revue de philosophie (les Cahiers de la Torpille*), juste avant les années 2000, que les multinationales étaient devenues les premiers acteurs de notre planète. Substituts d’un Etat-providence de moins en moins capable de financer et par là d’assumer ses missions de protection sociale, les multinationales se trouvaient être alors en mesure de prendre la relève. Cela à condition bien sûr de s’engager dans une voie sociale, qu’on appelle maintenant couramment la Responsabilité Sociale ou Sociétale des Entreprises (RSE). Chose complètement nouvelle, ces multinationales, comparées aux Etats-Nations, ont eu d’emblée une portée internationale. Plus besoin pour elles d’aller coloniser des contrées lointaines, d’aller planter un drapeau. Il leur a suffit de développer ou de conserver un réseau de filiales, de fournisseurs, de sous-traitants dans des pays « intéressés par leurs intérêts » économiques. On est passé d’un colonialisme politique, territorial à un « colonialisme nomade », déterminé avant tout par l’opportunité de faire des affaires là où les ressources humaines et naturelles restaient exploitables.

Il y a 20 ans, la formation en philosophie conduisait tout sauf vers l’entreprise. Le seul cours consacré aux entreprises que j’ai pu suivre à Nanterre portait en vérité sur les théories socialistes visant à réformer le développement libéral de l’économie aux Etats-Unis. Je me demande moi-même aujourd’hui pourquoi je ressentais très fortement le besoin d’approcher le monde réel au moment où je terminais d’écrire ma thèse dans une équipe en histoire de la philosophie moderne au CNRS. J’étais, je pense, tenu par une double tentation en apparence contradictoire : par la volonté de faire une expérience métaphysique à travers une lecture renouvelée de Descartes, et aussi par la volonté non pas d’appliquer la philosophie à l’entreprise, mais de participer à ce que je pensais être le monde réel. En bon cartésien, je dissociais le temps de la méditation de celui de l’action.

Faire une école de commerce ne m’intéressait pas. Consacrer tout mon temps à travailler dans une entreprise non plus. D’un autre côté, je ne souhaitais pas passer toute ma vie à faire de l’histoire de la philosophie ou à l’enseigner. Entre deux chaises, érudit et manager, je cherchais à investir une voie moyenne, théorique et pratique, où il me serait possible d’apporter quelque chose d’utile, une contribution qui pourrait répondre à l’évolution économique des sociétés.

J’ai eu la chance après ma thèse d’intéresser un cabinet de conseil RH spécialisé dans la création d’outils notamment pour accompagner les entreprises dans leur politique diversité. Porté par des ingénieurs, ce cabinet (E=quality) faisait le même pari que moi : voir plus loin que les Directions des Ressources Humaines dans leur manière de recruter et de gérer l’évolution de carrière des collaborateurs. Partant des pratiques RH existantes dans les entreprises, le cabinet tentait de repenser la dimension humaine des ressources humaines – à travers par exemple la promotion du CV anonyme. J’ai pu, dans ce cadre, me confronter directement aux (dys)fonctionnements opérationnels des entreprises en réalisant des missions qualité et diversité. J’ai appris, comme on dit, sur le terrain. J’ai eu aussi la possibilité d’orienter les activités du cabinet vers la RSE et le management interculturel. La création en 2013 du réseau RSE&I (Responsabilité Sociale des Entreprises et interculturalité) est la confirmation de cette dernière orientation.

Une approche interculturelle de la Responsabilité Sociale

LPP : Le réseau RSE&I privilégie une approche interculturelle de la Responsabilité Sociale. Pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste cette approche?

A. W. : Comme son nom l’indique, le réseau RSE&I croise deux thématiques, la RSE et le management interculturel, qui sont généralement appréhendées séparément tant par les chercheurs que par les acteurs économiques. On a encore du mal en 2019 à reconnaître qu’on assiste à la rencontre accélérée, voire à l’hybridation de plusieurs dynamiques de développement durable et responsable. Cette rencontre est rendue possible par la montée en puissance de nouveaux acteurs économiques – asiatiques, africains, sud-américains – jusqu’alors dominées et minorées par les puissances occidentales.

Chose surprenante, on nous a habitués à croire que les Grecs étaient à l’origine de la philosophie, que les Gaulois étaient nos ancêtres ou que le progrès technologique était occidental. L’Ecriture de l’histoire a été confisquée par les pays dits développés. L’avenir de notre planète continue à être pensé de manière ethno-centrée, comme s’il n’existait qu’une seule voie politique, économique, culturelle possible. Les pratiques de développement et de management véhiculées par les organisations ne sont en ce sens qu’un copié/collé de modèles construits par et pour les Occidentaux. La théorie des parties prenantes en est un bon exemple.

Le réseau RSE&I cherche à réagir à cet ethnocentrisme, non pas en disant que les pratiques non-occidentales de développement durable sont supérieures, mais en tentant de les rendre davantage visibles. Cela pour dégager un plus grand nombre de solutions qui pourraient venir enrichir les pratiques internationales de RSE et de développement durable. RSE&I tente aussi, en retour, de traduire ces pratiques internationales en fonction de la diversité, de la singularité des régions d’implantation des multinationales et des ONG.

Dans le cadre d’une action-recherche de RSE&I dans une mine aurifère implantée dans la région de la Boucle du Mouhoun au Burkina Faso, nous avons pu voir par exemple que certains managers canadiens mettent entre parenthèses les rapports hiérarchiques qu’ils entretiennent avec leurs collaborateurs burkinabè en plaisantant avec eux. Ils leur indiquent par là qu’ils les autorisent à entrer en parenté, c’est-à-dire à s’adresser à eux plus directement, plus familièrement, à travers un échange de moqueries, de railleries, de taquineries. Ils croisent en cela une approche managériale occidentale plutôt égalitaire et une pratique africaine de dialogue (la « parenté à plaisanterie ») qui a été instaurée initialement pour apaiser les relations interethniques dans certaines régions en Afrique de l’Ouest. On a ici une illustration de ce qu’on pourrait appeler un dialogue interculturel avec les parties prenantes.

Participer à la dynamique d’évolution des comportements

LPP : Comment est-ce que la philosophie vous aide dans votre quotidien ? Pourriez-vous nous raconter une expérience de conseil qui puisse l’illustrer ?

A. W. : Je ne perçois pas la philosophie comme quelque chose qui serait distinct de mon activité de conseil et de recherche en RSE. La philosophie ne m’aide pas, ne vient pas à mon secours quand j’ai besoin d’elle : elle détermine intrinsèquement ma manière de travailler. J’ai ainsi la chance, par rapport à un consultant/spécialiste, d’être un généraliste. Je remédie aux dysfonctionnements des organisations, non pas en me cantonnant à appliquer les méthodes, les outils, les solutions attendus, mais en cherchant à casser les habitudes managériales. En ce sens, je ne vais pas dire à un client que je suis philosophe, que j’applique la philosophie à l’entreprise, que j’ai une approche cartésienne ou platonicienne. Je vais l’accompagner de manière à déplacer sa manière de penser ses problèmes.

Lors de la certification ISO 9001 du département recrutement France d’une multinationale, E=quality a ainsi proposé à la DRH du groupe de traiter les candidats recrutés et non recrutés comme des clients à part entière de manière à voir comment mieux les satisfaire. Une partie prenante très marginale (les candidats non recrutés) a été par là revalorisée.

Pour moi, la philosophie est avant tout une pratique consistant à entrer en dialogue avec des acteurs de terrain, mais aussi avec des chercheurs, pour sonder, derrière les discours de communication ou les dispositifs théoriques, les convictions, les valeurs, les contradictions qui sont au fondement de leur démarche. Ce qui m’intéresse, c’est de participer à la dynamique d’évolution de leur comportement.

 

Pour aller plus loin :

Le site du réseau RSE&I : http://www.rse-i.org/

 

*Les quatre numéros de cette revue (édités entre 1998 et 2000 aux Editions Kimé) abordaient les thématiques du colonialisme, de l’héroïsme, du gouvernement et des droits humains dans la société contemporaine.

 

Une interview réalisée par Sofia Saravia Toutes ses publications

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