Quand Docteur Who interroge notre rapport à la mort

QUOI ?

Docteur Who est le titre d’une série britannique de science-fiction créée en 1963. Elle raconte les aventures du Docteur qui voyage à travers l’espace et le temps à bord de son vaisseau spatial, le TARDIS (Temps à Relativité Dimensionnelle Inter-Spatiale).

Le Docteur est capable d’échapper à la mort en se régénérant : il change alors d’apparence, et dans une certaine mesure, de personnalité, mais conserve le souvenir de ses vies antérieures.

L’épisode qui nous intéresse s’intitule « La jeunesse éternelle ». Il est le sixième épisode de la troisième saison de la deuxième série Docteur Who, qui a débuté en 2005.

QUI  ?

A Londres dans les années 2000, un scientifique de 76 ans prénommé professeur Lazarus annonce qu’il va changer la nature humaine. Il souhaite échapper au temps et à la mort et a conçu un appareil qui lui permet de retrouver sa jeunesse.

Sa machine n’est pas tout à fait au point : Lazarus parvient à ses fins mais souffre d’une mutation génétique accidentelle qui le transforme progressivement en monstre.

Le Docteur essaye en vain de convaincre le professeur Lazarus d’abandonner son projet.

POURQUOI TU NOUS PARLES DE ÇA ? 

Pour ce passage en fin d’épisode qui retiendra toute votre attention : poursuivi par le Docteur, le professeur Lazarus se réfugie dans une cathédrale et s’agenouille devant l’autel… S’en suit un dialogue entre les deux personnages :

Le Docteur : « Affrontez la mort fait partie de l’être humain, vous ne pouvez pas changer ça ».
Lazarus : « Non, Docteur, éviter la mort c’est le but de l’être humain. C’est notre plus forte impulsion, prolonger la vie coûte que coûte, c’est notre obsession depuis des siècles. D’autres avant moi ont essayé d’y arriver. J’ai seulement été bon » (…) « Maintenant, je ne suis plus un simple être humain ».
Le Docteur : « Aucun individu n’est un simple être humain ».
Lazarus : « Vous êtes un sentimental Docteur, et vous êtes peut-être plus vieux que vous avez l’air ».
Le Docteur : « Je suis assez vieux pour savoir qu’une vie plus longue n’est pas une vie meilleure. On finit par être fatigué, fatigué de lutter, fatigué de voir s’en aller les personnes chères, fatigué de voir ce qui vous entoure redevenir poussière. Si vous vivez assez longtemps Lazarus, l’unique certitude qui vous reste, c’est de terminer seul ».
Lazarus : « C’est un prix que je suis prêt à payer ».
Le Docteur : « C’est triste ».

EN QUOI EST-CE PHILOSOPHIQUEMENT INTÉRESSANT ?

Cet épisode s’interroge sur le rapport qu’entretient l’homme avec l’idée de la mort, et de manière plus générale, sur la nature humaine. L’espèce humaine a ceci de particulier qu’elle a conscience de sa finitude. De ce savoir morbide découle une angoisse existentielle : comment se fait-il que la vie puisse être remplacée, du jour au lendemain, par son contraire, par le néant, le vide ?
Cette pensée n’est-elle pas terrifiante ? La vie n’en devient-elle pas vaine ?

Epicure n’était pas de cet avis. Il affirme au contraire que « la mort n’est rien pour nous » : l’idée de la mort ne doit pas nous préoccuper puisque « tant que nous existons, la mort n’est pas, et quand la mort est là, nous ne sommes plus ». Il conclut ainsi que seule la vie peut nous apporter le bonheur, la mort étant la fin de tout. Réjouissons-nous donc de vivre !

Mais pour se débarrasser de cette source d’angoisse qu’est l’idée de la mort, le professeur Lazarus a préféré une toute autre méthode. Pourquoi ne pas chercher le moyen de la supprimer afin de jouir d’une vie éternelle avec en bonus la fougue de la jeunesse ?
L’épisode questionne alors ce désir proprement humain de dépasser notre condition naturelle. Il lui confère une dimension éthique, incarnée par le personnage du Docteur qui se préoccupe des conséquences de la réalisation de ce désir sur l’avenir de l’espèce humaine. La scène est d’autant plus frappante qu’elle se déroule au sein d’une cathédrale : le professeur Lazarus ne serait-il pas en train d’usurper l’identité de Dieu ?

Tandis que le Docteur désapprouve les actions du professeur Lazarus en soumettant que la mort est inscrite dans la nature humaine, le professeur Lazarus signale au contraire que le désir d’éviter la mort l’est tout autant.

Jean-Paul Sartre réfutait la possibilité même d’identifier une quelconque nature humaine et s’en serait pris au Docteur ! Il déclare que « l’existence précède l’essence » ; c’est-à-dire que l’homme n’est pas une essence, une nature, en fonction de laquelle il va ensuite exister. Pour Sartre, l’homme a tout à être, à faire et à devenir. Il n’est rien par nature, il vit son être sur le mode du projet et peut faire de lui ce qu’il veut. Il n’est donc soumis à aucune définition et est doté d’une liberté absolue.

Si on considère que l’homme est absolument libre par nature, le professeur Lazarus en désirant supprimer la mort n’agit-il pas conformément à la nature humaine ?
L’épisode prend nettement position sur ce point en montrant Lazarus sous les traits d’un monstre. Puisque Lazarus a modifié sa nature, il n’appartient plus à l’espèce humaine.
Ceci dit, l’argument de Lazarus demeure parfaitement recevable en soi ! Aussi paradoxal que ça puisse paraître, le désir même de modifier la nature humaine fait partie de la nature humaine.

Mais le Docteur ne se laisse pas abattre ! Selon lui, la décision de Lazarus est néfaste car enfin, et il est bien placé pour le savoir, peut-on appeler « vie » une vie qui n’a pas de terme ?

Martin Heidegger soutient qu’il faut prendre au sérieux notre propre mort. L’angoisse que nous éprouvons face à l’idée de la mort n’exprime pas seulement la crainte de mourir, mais également le fait que notre existence n’a de sens que parce qu’elle trouve un terme. Ainsi la mort, loin de nous obliger à méditer sur la vanité de toutes choses, nous contraint plutôt à prendre en charge la responsabilité de notre vie. En d’autres termes, la mort est, fondamentalement, ce à partir de quoi la vie peut prendre un sens.

Éliminer la mort en vue d’allonger notre vie reviendrait donc à supprimer le sens de notre vie, ce qui fait tout son charme… Un parfait non-sens !

CE QUI DONNE… 

La croyance selon laquelle notre vie demeurait fondamentalement inchangée par l’annulation de notre mort est complètement fausse. Si nous n’en condamnons pas le désir pour autant, Docteur Who nous assure d’une chose : il vaut mieux bien réfléchir avant d’agir !

Et vous, plutôt Lazarus ou plutôt Docteur Who ?

 

Un article par Flore Ville-Gilon Toutes ses publications

4 commentaires pour “Quand Docteur Who interroge notre rapport à la mort

  1. Article vraiment super, Flore !
    Une distinction me vient en tête : instinct de conservation et peur de la mort sont, il me semble, deux choses différentes. La culture n’est-elle pas l’un des facteurs qui exacerbent l’importance de la seconde ? Autrement dit, la peur du trépas est-elle vraiment la chose du monde la mieux partagée ? L’Orient semble apporter une réponse négative à cette question. Là où notre Rédemption occidentale consiste à vaincre la mort pour accéder à la vie éternelle (objectif qui se sécularise dans les projets transhumanistes, très en vogue outre-atlantique), l’Orient situe sa Rédemption dans la victoire sur la réincarnation, la libération par le Bouddha du cycle des renaissances, autrement dit dans la victoire sur la vie.
    Du coup, une question me vient en tête : la peur de la mort proprement occidentale (culturellement parlant), n’est-elle pas liée à une forme particulière de matérialisme ? C’est Épicure, dont l’hostilité envers la maximisation n’est plus à démontrer, qui me met sur cette piste. Notre époque est, à cet égard, particulièrement anti-épicurienne… Ce qui m’inquiète (est-ce une intuition ou une observation, je ne saurais le dire; probablement un peu des deux), c’est que le primat accordé à la quantité altère considérablement notre jugement quant à la qualité.
    Encore bravo !

  2. Bravo pour ce texte Flora, très stimulant. L’argument du Docteur me fait penser au magnifique livre de Simone de Beauvoir, Tous les hommes sont mortels, où l’on voit qu’une vie qui ne s’achève jamais est effectivement une vie qui finit par être totalement dépourvue de sens.
    Je ne connais pas la série, mais en lisant le texte de Flore, deux questions me viennent à l’esprit : 1) la problématique du monstre par mutation génétique vient télescoper celle de l’immortalité, quel est le sens de ce télescopage ? Si je comprends bien, Lazarus n’est pas seulement immortel, il est immortel et monstrueux. Une vie dépourvue de sens et une vie de monstre, ce n’est pas la même chose, le personnage de Simone de Beauvoir n’est pas monstrueux. De quelle figure du monstre s’agit-il ici et en quoi cela a-t-il affaire avec la question de l’immortalité ? 2) La série présente une alternative radicale : une vie humaine sans “amélioration” versus une vie d’immortel. Entre les deux, il y a la perspective d’un prolongement indéfini de la durée de vie. Ces deux perspectives de la durée de vie infinie (immortalité) et de la durée de vie indéfiniment prolongée ouvrent-elles sur le même questionnement ? Quel discours le Docteur tiendrait-il à Lazarus si ce dernier n’était pas allé jusqu’à se rendre immortel, mais avait réussi à prolonger sa vie de mille ans par exemple ? La quête de l’immortalité est-elle le seul marqueur fort de la condition humaine face à la mort ? Il me semble que le désir de vivre mille ans, formulé par certains transhumanistes (Audrey de Grey par exemple), invite tout autant que le désir d’immortalité à s’interroger sur la condition humaine. Le saut qualitatif n’est pas seulement entre la mortalité et l’immortalité mais dans l’augmentation de la durée de vie, ce qui pose bien sûr une redoutable question : y a-t-il un seuil à partir duquel cette rupture qualitative dans la condition humaine est repérable ? Question connexe : nous vivons beaucoup plus vieux que nos ancêtres d’il y a quelques décennies seulement, cela veut-il dire que la condition humaine a changé au point que l’humanité n’est plus tout à fait la même (c’est à peu près ce que pense Michel Serres d’ailleurs) ? Nos conditions d’existence sont bien sûr très différentes de celles de nos grands-parents, c’est un truisme : mais sommes-nous une humanité différente ?
    Je précise en outre que les transhumanistes financent des programmes de recherche, il ne s’agit pas simplement de série télévisée…

    1. Il y avait énormément de choses à dire sur cet épisode particulièrement inspirant, et j’ai dû restreindre mon propos à un seul aspect pour deux raisons : la lisibilité de l’article et son accessibilité.
      Il est évident que la transformation de Lazarus en monstre n’est pas anodine, et quand Lazarus finit par devenir réellement un monstre, son seul objectif est de tuer. Il est intéressant aussi de souligner que cette mutation génétique se base sur l’idée darwinienne de la sélection naturelle : si nous sommes ce que nous sommes aujourd’hui, c’est parce qu’il s’est produit une sélection parmi différentes possibilités génétiques. La mutation de Lazarus est présentée comme le résultat d’une des évolutions possibles de l’être humain, à laquelle on aurait auparavant échappé. Voilà encore un aspect à méditer !
      Je suis contente de lire vos retours et de constater que cet article suscite des questions et des réflexions. C’est exactement ce que je recherchais : je souhaitais que ce texte fonctionne comme une amorce de réflexion, comme un agitateur de neurones. Merci donc d’avoir partagé l’agitation de vos neurones !
      On voit bien que la pensée philosophique se retrouve absolument partout, pour peu que l’on s’arrête un instant, que l’on fasse une pause et que l’on prenne le temps de se poser des questions !
      En espérant que vos remarques provoqueront à leur tour l’agitation d’autres neurones, et que tous ensemble nous nous agiterons en symbiose.

      Flore

  3. J’ai du mal à concevoir qu’un être sein d’esprit puisse avoir peur de sa propre mort. Tout au plus peut-on avoir peur que notre mort prive les vivants de notre soutient. On peut avoir peur de la mort d’un proche parce qu’on tient à lui, où parce qu’on en est dépendant comme le sont les jeunes enfants vis-à-vis de leur parents, mais en dehors de ça, je pense qu’une naissance devrait être beaucoup plus angoissante que la mort. Lorsqu’on met un enfant au monde, on peut espérer qu’il appréciera la vie voire qu’il nous en sera redevable, mais on n’a aucune certitude. On peut tout aussi bien mettre au monde un enfant qui aura, voire qui nous rendra, la vie infernale. En toute logique quelqu’un qui a peur de la mort devrait absolument éviter de donner la vie, car donner la vie, c’est avant tout condamner l’enfant qui va naître à mort, et peut être même à la souffrance. Pourtant, tout le monde, ou à peu près, se réjouit lorsqu’il apprend une naissance et est triste lorsqu’il apprend une mort. Cela signifie-t-il qu’on doive absolument considérer que si la personne avait vécu plus longtemps, sa vie et (ou) la nôtre en aurait été améliorée ? Cela signifie-t-il que quoi qu’on fasse, on n’en aura jamais fait assez pour avoir eu une vie accomplie ? A titre personnel, mon seul soucis est de faire en sorte que ma vie, et celle de mes proches, soit la plus agréable et la plus constructive possible tant que je serais vivant. Pour le reste, qu’elle s’achève demain ou dans soixante-dix ans cela ne changera pas grand-chose quant à mon comportement.

    Vis comme si tu devais mourir demain. Apprends comme si tu devais vivre toujours (Gandhi)

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